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Récit-feuilleton. Exils (20)

Seule. Elle était seule pour affronter la maladie. Seule dans sa douleur. Seule sa fille et son fils Omar lui rendaient visite dans le trou où on l’avait acculée. Ce « on » visait dans son esprit la société, cette pondeuse de coutumes rétrogrades. Et dont les pauvres gens se retrouvaient malgré eux les gardiens.

Son expérience de femme humiliée lui appris bien des choses. Au début de sa vie de citadine, elle se voulait rayonnante et dynamique dans les pratiques quotidiennes de son ménage. Mais au fond d’elle-même, la campagne lui demeurait chère ; cette campagne dont gamine et jeune fille elle foulait la terre au temps de la moisson. Que de souvenirs étaient enfouis dans sa tête ! Que de secrets aussi ! Nos visites lui rendaient la joie de survivre à ce monde cruel et cynique. Le visage était gâté par la maladie. Les yeux menaçaient de sortir de leurs orbites. Les traits tirés par les efforts. Les membres amaigris. La poitrine osseuse. La peau jaunâtre. D’elle, il ne restait qu’une ombre prête à être engloutie par le trépas.

Pendant son incarcération à l’hôpital, elle passait des heures à se remémorer les années de bonheur qu’elle n’aurait jamais plus. Elle avait le pressentiment d’être arrivée au bout de son voyage. Pourtant, au fond d’elle-même, elle aurait souhaité vivre encore pour ses enfants. Pour goûter avec eux les joies perdues. Mais la maladie l’a cloué au sol pendant trois ans. Que de malades elle avait connues.

Récit-feuilleton. Exils (19)

Quelques-unes furent guéries. D’autres étaient venues à leurs places. Dahbia, quant à elle, rentrait à la maison une semaine pour revenir à l’hôpital pour une période de plusieurs mois. Pendant ses sorties, elle était radieuse et libre de retrouver tant de choses oubliées : l’air, le soleil, la maison… Elle s’accoudait souvent au balcon pour parler à ses voisines qui lui souhaitaient la bienvenue parmi elles. Parmi les vivantes. Là-bas, elle se sentait proche de la tombe.

Ses années de souffrance lui avaient appris à prendre en aversion certaines gens qui semblaient hors de portée de la maladie. « Que la société est dure envers nous, démunies de tout » disait-elle. La balance du destin doit-elle continuer ainsi son chemin, n’ouvrant portes et fenêtres qu’à ces grosses bedaines et écrasant les mal loties ? ». Souvent, lorsqu’elle n’était pas encore très atteinte et qu’elle se sentait d’aplomb, elle discutait avec ses enfants qui la rassuraient. « Un Jour viendra où tout un chacun aura la part lui revenant de droit ». Elle leur  répondait : « A quand ce jour ? Je voudrais tant voir le soleil de ce jour pour boire le sang de ceux qui pratiquent la hogra ». Mais souvent, elle se plongeait dans un mutisme sans bornes où son regard scrutait l’avenir, l’interrogeant.

De temps à autre, elle se rappelait son mari  dont la mort fut douloureuse. Pendant trois ans, il avait été paralysé, suite à un accident. Elle était alors dans son village natal. Elle y goûtait la sérénité de ses souvenirs de jeunesse. Lorsqu’elle était rentrée, elle le trouva sorti de l’hôpital. Il ne l’avait pas avisé de sa malheureuse tribulation pour ne pas l’inquiéter. Il est vrai que le téléphone portable n’était même une virtualité…

Six mois après sa sortie d’hôpital, la paralysie de sa jambe et son bras gauches finit par le river au sol. Durant trois ans, fidèle à elle-même et à ses principes, elle avait dû s’occuper de lui comme d’un enfant. Le nourrissant. L’habillant… Cette nouvelle charge, après celle de Abdelaziz, son fils paralysé malgré lui, fut la goutte qui fit déborder le vase. C’était le coup de grâce que le destin lui porta. Ce fut un coup asséné si brutalement que plus jamais elle ne devait retrouver son équilibre d’antan. Même son moral d’airain en subit le choc.

Après avoir souffert le martyr pour les siens, en plus de ses occupations quotidiennes nécessaires à leur survie, elle se trouva enchaînée par la maladie. De mois en mois, elle était arrivée à concevoir l’idée de la mort comme un mécène des pauvres gens. Par instants, elle devenait lucide. Discutait et riait comme autrefois. A d’autres moments, sa mine se rembrunissait pour revêtir le masque hideux de l’impassible mortelle qui attendait son heure avec résignation. Son médecin traitant estimait qu’elle était condamnée. « Dahbia, lui soufflait-elle au visage, aujourd’hui tu t’es levée, tu es allée au jardin. Pourtant, je te l’avais interdit ». Semblable à un enfant qu’on réprimandait pour avoir commis une mauvaise action, ma mère se taisait et ruminait intérieurement le mot « interdit ».

Interdit de sortir. Déjà l’hôpital représentait pour elle une incarcération. Une restriction importante à sa liberté de femme. La liberté, elle ne l’entrevoyait que dans son imagination. L’assimilant à son mari pendant leurs jours heureux. Chose étrange à son esprit, elle passait par le même chemin abrupt que celui traversé par celui-ci. Chose plus étrange encore, la majorité des malades à l’hôpital appartenait à la classe des guellalines. Elle pensait que la société les acculait à l’hôpital. Purgatoire où ils avaient tout le temps de moisir. Manière comme une autre d’expier tous péchés.

Elevée dans des conditions pieuses, elle avait appris à connaître Allah et à L’adorer. Elle lui devait une sorte d’allégeance. Mais lorsqu’elle était au bord du désespoir, elle se demandait pourquoi Il ne venait pas à son secours. Lui qui peut tout. Lui nanti de l’omnipotence et de l’ubiquité. Que ne la délivrait-Il de la maladie qui la rongeait. Elle était l’une de ses fidèles sujettes. Sa sujétion était-elle insuffisante ? Parfois, elle surprenait une larme dans ses yeux. Elle s’empressait de l’effacer car elle redoutait d’être vue par ses compagnes d’infortune.

Un ghetto. Elle était dans un ghetto que les autres ne pouvaient comprendre. Certaines acceptaient les choses comme elles venaient à elles. Ne réalisaient pas qu’un changement de leur situation était nécessaire pour leur guérison. Pour elle, les heures s’écoulaient sans saveur. Autrefois, au temps des moissons, le temps s’étirait sereinement dans les champs. Sous le soleil. Le soir, aux dernières lueurs du crépuscule, les bergers ramenaient les troupeaux aux fermes. Les sons discordants mais doux qui s’échappaient des flûtes la plongeaient dans une hébétude proche de l’euphorie. La joie de vivre…

Elle moisissait sur son lit en se débattant dans les souvenirs qui assaillaient sa conscience incapable de réviser méthodiquement les divers épisodes de sa vie. Par instants, des frissons la secouaient comme un arbre desséché et dégarni. A d’autres moments, son visage s’éclairait d’une paix ineffable. Pareille à celle qu’engendre la mort. Elle se reposait alors, statue squelettique, en un sommeil profond et sans rêves. Comme si son encéphale dépérissait à petit feu.

Ses nerfs ne lui obéissaient plus. Elle était souvent dans un état amorphe. Pareille à un être dépourvu de sens et dont l’intelligence s’amenuisait peu à peu. Elle pensait que ses tribulations s’inscrivaient dans le livre du destin universel. Ceci l’amenait à relativiser son malheur qu’elle subissait en silence. L’espoir aidant. Sa connaissance de la douleur ne l’empêchait pourtant pas d’en subir les méfaits. Elle en concluait que la nature n’était pas, comme se l’imaginaient certains, disciplinée. Telle une horloge.

Elle ne regrettait pas la vie puisque la mort devait arriver un jour ou l’autre. Ce qui l’attristait par dessus tout, c’était de laisser derrière elle la situation exécrable dans laquelle continuaient de vivre nombre de ses compagnes…Elle eut une mort atroce. Pendant plusieurs jours, elle voguait entre la lucidité et l’inconscience totale. Gémissant. Criant. Se déchirant les cheveux. Se labourant le visage avec les ongles…

Le trépas eut raison d’elle. Sa Mère morte, Il regagna Alger. (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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