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Récit-feuilleton. Exils (28)

Lorsque, de ses périples algérois, Omar revenait à Sétif, il aimait bien revoir Ameyar, un doux rêveur dont certains soupçonnaient la raison vacillante au fil du temps ; avec de beaux restes de lucidité et de mémoire cependant.

Il le subjuguait du haut de son verbe jamais à court de raccourcis, toujours aiguisé à l’endroit de « nos » gouvernants. Croisé un jour au quartier d’El Combatta, il lui tint un discours mémorable.

« Les marsiens déferlent sur la ville. Les partisans du 19 mars 1962, ces ralliés de la dernière heure gagnent du terrain de jour en jour. Le pays va bientôt leur appartenir. Certains pensent qu’il est déjà en leur possession. De mauvaises langues prétendent qu’ils sont partout, y compris dans les hautes sphères. Ils ont fait de tous les appareils leur propriété exclusive. Leur monopole. Ils ont envahi toutes les activités. Ce sont des sauterelles, de véritables reptiles. On a beau jaser sur leur compte et affirmer qu’ils sucent le sang de la plèbe et puent la corruption, ils s’affichent en grosses bagnoles et construisent des villas inexpugnables. Des forteresses seigneuriales modernes. Ils grossissent leurs comptes dans les grandes capitales bancaires alors qu’ils les fustigent à longueur d’ondes… »

Omar l’écoutait sidéré. Il n’était ni fou, ni aveugle. Il n’était pas barbu non plus. Il était loin de représenter le personnage mythique par la bouche duquel la vérité jaillissait. Décortiquée pour les autres comme si ceux-ci étaient frappés d’ankylose intellectuelle. A force d’analphabétisme. De qui parlait-il ? Qui étaient ces marsiens ? Il le regardait avec des yeux presque méprisants lorsqu’il posa la question. Il ne lui répondit pas. Il dressa pourtant un réquisitoire en règle à leur encontre. Il n’arrivait pas à cuver son dépit. Il reprit, à mon intention :

« Les vrais patriotes sont morts au champ d’honneur (Omar trouvait qu’il exagérait). Les marsiens ne sont que des charlatans, des arracheurs de dents de souk. D’ailleurs, seul un marsien ose se pavaner le jour de la fête de l’indépendance nationale, en prenant des airs de héros auquel le peuple est venu rendre hommage ».

Sur son visage se dessinait de la répulsion. L’arrogance des marsiens le mettait dans tous ses états. Affublés d’uniformes la veille de l’indépendance, ils avaient occupé la cité qu’ils déclarèrent bien vacant. Sans coup férir, devant un peuple encore désemparé car n’ayant pas eu le temps nécessaire pour panser ses plaies et oublier les tortures subies. C’était le début du règne de ce qu’il appelait « le colonelialisme ». Il avait toujours du mal à le suivre dans ses diatribes.

« En vérité, je te le dis, reprit-il, une nouvelle race de rapaces qui n’a pas été prévue par Darwin est née : ceux qui tiennent lieu de classe politique. Son discours aseptisé, ses airs de conquérante, sa réputation de budgétivore en font un ensemble de bouffons réunis en conclave. Une camarilla. Attention, ne t’y trompes pas, lui lançait-il, derrière l’apparence d’une assemblée de sages notables, ils ne se supportent pas. Parce qu’ils ne parviennent pas à se séparer, ils donnent l’impression d’être unis. Ce ne sont que des clans. Ils ont remplacé les tribus des douars dont ils sont issus.  Chacun d’eux a son réseau de complicité (sa clientèle, si tu préfères) pour investir plus facilement tous les postes et fonctions qui leur permettent de se maintenir dans les privilèges qu’ils se sont octroyés. Ce ne sont guère que des profiteurs, des opportunistes, des jouisseurs ».

Devant ses réparties énoncées comme une rafale, il gardait toujours le silence. Non pour déguiser une quelconque pensée mais pour maîtriser ses répulsions. Il lui avouait souvent qu’il ne comprenait pas ce qu’il lui disait. Davantage  pour éviter les surenchères. Il  l’écoutait pourtant sans répliquer. N’assimilant que peu le cheminement de ses pensées, il était pourtant tout ouïe. Il représentait pour lui un auditoire de choix, un échantillon de cette jeunesse abusée et désabusée à la fois pour qui l’exil a constitué une autre illusion, dans les banlieues européennes.

Récit-feuilleton. Exils (27)

« Vois-tu, pour eux, l’important c’est d’être étiquetés comme personnalités. D’être identifiés comme tels. Ils veillent à asseoir leur autorité et leur réputation. Ils les entretiennent en camouflant leurs erreurs. Image de marque oblige ».

Comment les reconnaître ? Se hasarda Omar.

« C’est une espèce qui meurt pour le désir de paraître, la reconnaissance sociale et l’audience à l’étranger. Tu ne peux pas les rencontrer à n’importe quel coin de la rue. Ils ont leurs quartiers résidentiels, sur les hauteurs d’Alger, et leurs gardes corps. Ils considèrent qu’à trop s’exposer, ils risquent de perdre leur autorité. Contrairement à ce que pensent beaucoup d’entre nous, ils fuient les applaudissements des foules. Ils se travestissent en envoyant un des leurs dans la rue, devant les micros des tribunes officielles. Généralement, ils sont tous candidats aux honneurs et font la queue pour accéder aux marches du podium qui y mène.

« Attention, ils sont dangereux. Il ne faut pas les sous-estimer. Les faux-semblants, les raisons alibis et les paravents justifications sont leurs spécialités. Méfie-toi d’eux comme de la peste car ce sont des forts en gueules, mais aussi en tortures. Ils veulent élire domicile dans tous les foyers et assiéger toutes les places et les rues.

« Songe donc, ils veulent investir chaque famille en ayant un représentant par le biais de l’un des membres de celle-ci. Ainsi, ils se tiennent informés de tous les faits et gestes des éléments localisés comme subversifs. Rappelle-toi l’histoire de cet étudiant qui écrivit une lettre à un ouvrier, travaillant pourtant dans une usine de l’Etat. Pour son congé payé. Il a été incarcéré pour tentative d’organisation d’un syndicat parallèle !  Ni plus, ni moins ».

Il accompagna son propos d’une mimique qu’il voulait éloquente. Pour signifier qu’il fallait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Il poursuivit :

« Comme la bourgeoisie européenne, ils se sont constitués en seigneuries, taillés des fiefs et suscités une cour dont la mièvrerie dévouée, la docilité besogneuse, le calcul cynique et la soumission répétée à chaque occasion sont devenus des rites connus. Ils sont d’ailleurs l’objet de dérisions dans les cafés par les jeunes. Au moment de leur désoeuvrement. Sans vergogne, ils se sont vêtus de l’immoralité qui leur sied. Ils ont installé la pénurie, en criant à la crise venue de l’extérieur et laissant à la plèbe qu’ils méprisent la débrouillardise.

« Tu veux que je te dise ? L’arme absolue contre tous ces magouilleurs en tout genre, c’est l’humour qui nous permet de nous gausser de la loi régissant les rapports entre eux : le copinage tous azimuts et l’utilisation envers leurs supérieurs de la pommade, de l’encens et de la brosse. Apprends que la bassesse et le recul sont leur arsenal préféré. Ils restent tapis dans l’ombre pour organiser leur curée. Si tu es humble devant eux, ils te bouffent et font preuve d’un pédantisme dont l’outrecuidance dépasse toutes les bornes. Le rabâchage fuse par leurs bouches comme des vérités cinglantes et prêtes à être imprimées et diffusées, brochures à mettre sur nos tables de chevets et à psalmodier chaque soir ». (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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