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Récit-feuilleton. Exils (30)

Alger, un bonheur pour un provincial ? C’était le train-train habituel ; la vie universitaire de Ben Aknoun à Kouba n’était pas des plus enviables. Repas des plus chiches, moyens de transports réduits, amphithéâtres bondés, culture avoisinant le degré zéro, les cités ne prêtaient guère à l’optimisme. N’étaient les quelques rencontres entre amis, l’existence aurait ressemblé à une existence frelatée ; ce qui poussait alors bon nombre d’étudiants à se réfugier dans les bras de Bacchus, à l’ombre des discours enflammés de révolutionnarisme à l’échelle nationale.

Omar prenait alors ses quartiers dans un café dans le centre ville, rue Didouche Mourad. C’était son coin habituel, il lui permettait de regarder la foule des grands jours. A l’intérieur, le vacarme de la salle ne le gênait nullement. Au contraire, cette atmosphère l’aidait à réfléchir. Une sensation de bien être parcourait toutes les fibres de son corps. Il se sentait léger. Pour sortir de la torpeur où  il glissait, il commandait un sandwich qu’il voulait dévorer ; mais aussitôt après, il  mangeait sans conviction. L’appétit ne lui venait pas. Depuis quelques jours, son moral lui faisait défaut. Son corps en subissait des changements néfastes. Tout lui devenait étrange et amer. Lorsqu’il sortait dehors, il commençait à se demander pourquoi. Quand il restait à la maison, il ne savait comment meubler son temps. Son attitude à l’égard des choses de la vie s’était cristallisée en scepticisme…

Récit-feuilleton. Exils (29)

Ameyar lui rappelait tant de choses. Ainsi, il lui disait :

Tant de fois, la vie quotidienne me présentait des événements qui blessaient ma conscience à en saigner de dépit et de rage. Le dépit devant le constat de gâchis qui s’inscrivait dans la durée. L’incapacité de ne pouvoir modifier quelque peu la physionomie de notre société. Devant l’incompétence caractérisée, la mauvaise foi manifeste et le peu de scrupules de certains responsables à tous les niveaux, la rage me saisissait à la gorge. Je m’appliquais à mesurer mon comportement à partir du moment où je perdis du poids. Curieusement, je me mis à réfléchir au mode de vie de tous les jours. Si l’estomac, selon la parole célèbre d’un philosophe arabe, est l’antichambre de la maladie, il est vrai aussi que la nourriture constitue l’un des fondements de la société, pensais-je. J’allais ainsi au fil de mes pensées et tentais de tromper ma solitude. Autour de moi, les uns vociféraient, les autres gesticulaient. Aux éclats de rire et aux bruits de voix se mêlaient de la musique qui avait souvent pour thème la séparation de la bien aimée, elle avait pour seule vertu de faire oublier aux clients la réalité palpable au dehors et de les arracher à ce monde égoïste et cruel où règne l’injustice flagrante.

Souvent, je ne songeais qu’à dormir à satiété. J’en souris encore de tristesse. N’était l’idée de paraître fou, j’aurais ri à gorge déployée. Boire et dormir, me répétais-je. Mourir, quoi ! Mourir à petit feu. Que de frustrations et de désirs refoulés ! Dire que certains ne cessent de discourir sur les droits de l’homme et de nous donner des leçons sur la démocratie. Cette idée accrocha mon esprit alangui par la boisson. Le poison quotidien d’alors. Le suicide quotidien. Nos dirigeants d’alors évoquaient bien la génération sacrifiée.

Autour de moi, plus les gens buvaient et plus ils se sentaient proches d’une certaine mansuétude. De la sagesse même. J’avalais mon verre d’un trait et allumais une cigarette. Les volutes de la fumée esquissaient une sorte de nuage devant mes yeux embués de larmes. Les jours de semaine, je rentrais pour suivre souvent un programme insipide à la télévision. Parfois, écouter de la musique châabie jusqu’à ce que sommeil s’ensuive. Triste destin que de regarder la télé en pensant que demain sera pareil à aujourd’hui. Mais à quoi bon ?   

Il fallait encore et toujours chasser le pessimisme qui commençait à me gagner ; les problèmes du chômage endémique qui touchait des milliers de jeunes et de la cherté de la vie n’étaient pas pour rassurer. Aussi, je pensais que chacun devait cultiver son jardin et l’arroser du mieux qu’il pouvait. Les idées reçues au cours de mon enfance et de mon adolescence avaient secrété des espoirs déçus ; ma vie d’adulte m’avait appris que le changement de vie n’était pas pour demain…

L’heure avancée de la journée n’empêchait pas l’affluence de la foule en cette chaude journée. Certains étudiants se mettaient à boire à même le goulot de la bouteille. Dans mon esprit en proie à l’euphorie, je me remémorais ma conversation avec la doctoresse de l’hôpital au sujet de ma mère :

– Cirrhose de foie, c’est impardonnable, Monsieur. Non, ce n’est pas incompatible avec l’ictère. Son organisme est très affaibli. Elle doit suivre un régime très strict, celui que je lui ai prescrit.

– Est-ce vraiment très grave ?

– Absolument. Elle ne pourra jamais retrouver son équilibre initial. Elle pourra survivre cahin caha ».    

Hélas, elle ne survécut pas.

La disparition de ma mère me plongea dans un abîme sans fond. D’un trait, je vidais le contenu de mon verre en songeant que depuis ce jour ma vie était devenue une prison sans barreaux. Calvaires étaient les souvenirs que ma mémoire enveloppait en son sein. Au-delà de mes rêves et des réalités, je me surprenais à penser en mon for intérieur ; comment concrétiser la liberté de s’exprimer sur les carences de son existence. Je vidais alors ma dépression dans la boisson. La vie estudiantine n’offrait guère mieux. Le désert culturel avait gagné même la capitale. Les mots trébuchaient sur mes lèvres. Je m’enlisais dans les ténèbres de mes idées afin d’éclairer les questions qui encombraient mon esprit oppressé par les iniquités. La monotonie creusait un abîme d’ennui dans ma tête. Parfois, du fond de ma conscience jaillissait une étincelle d’espoir. Elle me permettait de m’évader du quotidien…

La tête bourdonnante et les yeux mi-clos, je revoyais une chaumière construite à la chaux dressant altièrement sa cheminée d’où émanaient les spirales d’une longue fumée. Les tuiles de cette demeure étaient décrépites par les intempéries. Ses murs, taillés par les années et solidement bâtis, résistaient aux coups de la faucille du temps. La chaumière en question abrita longtemps mes parents, j’y passais une partie de mon enfance, dans le douar natal de ma mère. Cette enfance renfermait un mystère que je me devais de dénouer : qu’était-ce que cette pauvreté à laquelle j’avais été assujetti avec mes parents ? Je me rendais compte au fur et à mesure que le temps passait que la vie était un phénomène complexe. Je me revoyais les nuits où je révisais mes leçons et faisais mes devoirs à la lueur vacillante des bougies. Le matin, les yeux cernés de violet par les longues veilles en bas âge et les privations quotidiennes, je me dirigeais vers l’école du village où j’habitais depuis ma naissance.

Je passais alors des heures durant à contempler ma mère, à observer les multiples transformations au niveau des traits autrefois remarquablement tracés et merveilleusement sculptés en un visage resplendissant de santé. Triste destinée que de naître dans une famille pauvre, vivre misérablement toute une existence, travailler dur pour s’assurer un minimum vital et mourir en emportant dans la tombe maints projets et rêves longtemps couvés pourtant. Telle fut hélas la destinée de ma mère. Rongé par les soucis constants de mon travail et les souvenirs dont je ne parvenais pas à me dessaisir, je regardais alors ma vie avec dédain. Elle était devenue pour moi un boulet de forçat que je traînais là où j’allais.

Lorsque ma montre marquait vingt et une heures, je me rendais compte qu’il était manifestement trop tard pour me rendre au cinéma. En dépliant mon journal posé sur la table, je pouvais difficilement lire le programme affiché dans les salles de spectacles. Mes paupières, devenues lourdes, se refermaient d’elles mêmes. Je ne pouvais  suivre les séquences d’un quelconque film. D‘ailleurs, quel film voir ? La plupart des titres, aliénants du reste, se révélaient par la nature des thèmes traités peu propices à l’éveil de la conscience. Bien au contraire, Tout comme bon nombre de jeunes, j’étais friand de films ayant le mérite de soulever des problèmes pertinents…

Au demeurant, je somnolais. La vie d’étudiant n’offrait guère mieux. Je ne pouvais plus formuler une idée cohérente. La raison, ma maîtresse de tous les jours, me quittait momentanément. Je voulais encore rester à contempler les autres vociférer et gesticuler, boire et mourir à petit feu. Un suicide quotidien. Mais assommé que j’étais, je ne songeais plus qu’à dormir. Je ne sentais plus mes jambes. Toute volonté disparaissait de ma personne. Je ne me commandais plus. Et pourtant… Et pourtant, il fallait partir. Je devais emprunter l’autobus devenu un véritable lieu d’affrontements entre les usagers, au moment des heures de pointe. Lorsque la porte s’ouvrait, ils s’y précipitaient en se bousculant et en se lançant force insanités… L’autobus ne démarrait qu’une fois l’espace à occuper ne pouvant plus contenir de chair humaine.

Je sortais en titubant et en fredonnant un air d’une insipidité outrancière. Ayant au fond du cœur une douleur que seule pouvait guérir la fin de la nostalgie du passé. Début d’un présent délivré de l’amertume du quotidien. Je savais ce jour si loin alors que seuls quelques jours me séparaient du prochain week-end pour revenir en ce lieu pour oublier cette morne existence …

Ameyar ne croyait pas si bien dire. Bientôt un tonnerre allait déflorer le ciel d’Alger, en apparence serein.

Comment oublier octobre 88 et taire le « chahut » de gamins de Bab El Oued ? (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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