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Récit-feuilleton. Exils (38)

La vie était bête. Paris, belle ville ; inhospitalière pour l’étranger. Pas d’oasis possible. En mal de nostalgie de l’oued, il arrivait à Omar de regarder la Seine du haut du pont en tirant la dernière bouffée de sa cigarette.

La civilisation serait-elle une sottise technologique ? Une pilule empoisonnée assurément. Paris lui semblait beau le soir, à la tombée de la nuit. Les lumières des villes l’avaient de tout temps fasciné. Il était mystérieusement ébloui par ces faisceaux qui narguaient la nuit, bouleversant le mode de vie des noctambules. Ces poètes qui érigeaient l’obscurité en muse et dont les vers illuminaient la solitude. Le silence y était cependant pesant, malgré l’écho lointain des orchestres de fin de semaine… Sous ses pieds, la Seine devint trouble, embuée par de récents souvenirs…

Il se rappelait ce douanier plus affable que d’habitude. S’aventurant même à sourire. Parlant avec une certaine chaleur. Se perdant en salamalecs. Ses yeux, d’ordinaire inquisiteurs, laissaient percer une nuance de tendresse. Presque. Ses gestes aussi semblaient plus doux. Il ne déversait plus de bagages sur le tapis roulant en invectivant leurs propriétaires… Pourquoi ce changement d’attitude ? Il y avait sans doute un rapport avec la crise dont tout le monde parlait.

Récit-feuilleton. Exils (37)

En écoutant le bulletin d’informations, le matin de mon départ comme à l’accoutumée, il avait appris par un bref flash de Radio Alger que des accrochages entre éléments armés et forces de sécurité avaient commencé. Cette tragédie allait-elle s’ajouter aux problèmes les plus graves que le pays affrontait déjà : démographie galopante, agriculture ruinée, industrialisation ratée, habitat précaire, santé et transport négligés… ?

Voyager, c’est toujours pour lui partir à la découverte de l’inconnu. Surtout quand il séjourne en Europe. Les matins du départ, il éprouvait souvent un sentiment étrange de liberté. Teinté pourtant de crainte.

A chacun de ses périples, il tâchait de s’armer d’humilité et de faire provision de patience. Il se demandait pourquoi d’ailleurs. Témoin de son propre exil, il allait en quelque sorte au devant de sa propre négation. Il le savait. N’avait-il pas consacré assez de temps et d’énergie à la recherche de son identité ! Une identité ? Celle d’un simple individu en quête d’une cité délivrée de ses angoisses et de ses peurs. N’avait-il pas assez médité sur sa propre condition ?

Il ne cherchait nullement à minimiser les principes anciens qui régissaient la société. Ils conféraient à celle-ci sa permanence. Avant son départ, il observait un répit. Il remarquait l’inaptitude – la douleur aussi- à vivre une situation quotidiennement reconduite. La peur de l’immobilisme. La répulsion de la médiocrité.

En France, il avait atterri dans un quartier à forte population immigrée. Ainsi, il était moins dépaysé. C’était comme une sorte d’architecture de la misère où le désarroi était l’aliment de jour comme de nuit. La rue était l’univers des enfants. Comme au pays. Tant pis ou tant mieux, il ne savait. Il se rappelait la répartie de Kamel, un adolescent, quand il lui avais demandé s’il était heureux ici.

« Je vis dans le bluff permanent. Ma vie est devenue un mensonge. Ma vie est une pute. J’ai envie de crever le néant qui me cerne et m’envahit de jour comme de nuit. Tu vois, mes entrailles sont un volcan et mon cœur une boule de feu. Je vole pour avoir de la tune, ma seconde drogue. Je vis dans un monde aux mille et un mirages. Je me tue tous les jours en faisant le tour des bars. Oui, mon ami, j’apprends à vivre sans espoir. L’identité, je me torche avec. La solitude, voilà qui est plus dangereux qu’el ghabra et qu’el ghorba. Vivre comme un petit vieux, ici ou là-bas, qu’est-ce que cela change ? Tu me l’as dit toi-même tout à l’heure, les jeunes de ta ville natale ont élu domicile dans les cafés qui fleurissent plus vite que les centres culturels. Bien plus, ils font les cent pas dans la même avenue depuis des années comme des sentinelles qui guettent un quelconque espoir ».

Omar écoutait en silence. Kamel avait de la peine plein les yeux. Des yeux qui renfermaient des orages. Des yeux malicieux et intelligents. Un sourire qui se gaussait du monde et de ses abominations. Parfois, il avait l’air absent. Le regard vide.

Devant une jeune parisienne qui passait devant la terrasse du café où nous étions attablés, il me dit enflammé : « Tu as vu ce paquet ? Comme je la soulèverais. Chouf, t’as vu ces petits seins arrogants ? Mais je respire le bougnoule…Tu sais, je voudrais faire de chaque jour une fête. Je refuse de mourir avant d’avoir vécu. Parfois, je me sens de trop, je suis gêné. Peut être parce que j’ai pris l’habitude d’être rejeté. Tellement que je me sens devenir parano. J’en ai marre de désespérer. J’arrête de penser. Pourtant, comme il me plairait de vivre intensément. C’est de l’inconscience, n’est-ce pas ? C’est ça mon identité ». (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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