Et pourtant… Et pourtant combien la Seine a-t-elle avalé de corps d’Algériens qui, après avoir été massacré à mort, ont été jetés de sang froid par des policiers… Ce jour là, le 17 octobre 1961, ils furent traités de « Sale race, ratons, bicots » ; autant d’injures.
Quel accueil réservé alors aux miens à Montreuil, Nanterre, Quartier latin, Porte de Champerret, Porte de la Villette, Argenteuil, Paris 18è… Monsieur Papon pouvait dire alors : une grande partie des Algériens sera refoulée dès cette semaine sur l’Algérie, ainsi que les commerçants algériens qui suivraient demain les consignes de grève du FLN… S’ensuivent injures, matraques, noyades, strangulations, pendaisons, terreur, torture…
Légitimement, Omar s’interroge sur ce qui s’est passé ce jour là. Quel a été le nombre de corps d’Algériens et d’Algériennes littéralement avalés par la Seine. Jetés de sang froid par les forces de l’ordre de l’époque, après avoir été massacrés. Souvent, ces corps portaient des traces de strangulations. Le nombre de morts ? 140 selon les services de l’Inspection générale de la police ; entre 200 à 327 selon la Fédération de France du FLN. Mais aussi, tout aussi officiellement : 9260 Algériens furent détenus dont 6600 au Palais des Sports, 860 à Vincennes, 1800 au stade de Coubertin et ailleurs. Les chiffres signifient-ils quelque chose ?
Et pourtant que réclamaient alors ses compatriotes au pays des droits de l’homme ? « A bas le couvre-feu. Négociez avec le GPRA. Vive le FLN. Indépendance de l’Algérie ». La France pouvait comprendre ces slogans scandés de façon pacifique, elle qui a subi l’occupation nazie… Que non ! Dès leur descente des cars, ils étaient accueillis pas des « Sale race », « ratons », « bicots » avec force frappes à coups de poing, de pied, de crosse, de nerfs de bœuf ; furent également utilisés les supplices de l’eau, de l’empalement sur une bouteille, de l’électricité…La chasse au faciès eut lieu ce jour là. Un policier français témoin a pu dire alors : Il m’a été pénible d’assister à des actes indignes d’êtres civilisés… des actes d’une bestialité révoltante ont été commis de propos délibéré par des policiers. Le nombre de doigts écrasés, de côtes enfoncées et de fractures du crâne ne se compte plus… Je ne m’étendrai pas sur ce sinistre tableau d’une sauvagerie inouïe.
Un médecin militaire, français également : L’entrée du stade franchie, c’est une vision d’horreur à laquelle, naïvement, je ne m’attendais pas. L’impression est celle d’un troupeau de bestiaux parqués dans un espace trop étroit (…). Le commissaire principal m’a avoué qu’il n’avait jamais vu ses hommes se déchaîner avec une telle sauvagerie…
Comment vivaient ces victimes ? Souvent entassées dans de vieux hôtels ; on rapporte que les plus favorisés ont une chambre pour deux, mais il n’est pas rare que quatre garçons s’entassent dans une même pièce. Certains vivent ainsi depuis dix ans. D’autres encore occupent le même lit à deux : l’un le jour, l’autre la nuit, selon leurs horaires de travail…
Et ces victimes de l’arbitraire étaient repérées au faciès ; leurs papiers ne leur étaient pas demandés dès lors qu’apparaissaient des individus aux cheveux frisés et au teint basané. De l’hostilité à l’état pur. Comment peut-on de sang froid jeter les victimes par-dessus le pont après avoir été systématiquement frappées à coups de matraque et de nerfs de bœuf ? Faut-il s’étonner dès lors qu’il y eut du sang partout comme sur un vrai champ de bataille ?
Dramatique l’histoire de Fatima, une adolescente de 15 ans, née à Bougie (l’actuelle Bejaia), qui ne rentra pas à la maison ce soir là. Le 31 octobre, on retrouvera le corps de Fatima, noyée, dans le canal de Saint-Denis… Elle ne rentrera plus.
De la barbarie au grand jour… Ahmed en témoigne : Le policier, fou de haine et voyant que nous étions solidaires même devant la mort, a porté un coup de matraque si terrible, oui si terrible que le cerveau de mon pauvre compagnon m’a éclaboussé la figure. Je n’ai pu entendre qu’un râle d’agonie, le frère martyrisé est mort dans mes bras. Voyant cela, le policier m’a asséné un dernier coup sur la nuque. Avant de tomber dans l’inconscience, j’ai entendu dire le policier Ils sont morts, balance-les !
Il est vrai que, face à cette tragédie, plusieurs personnalités et journaux s’offusquèrent de cette attitude peu commune en matière d’inhumanité pour dénoncer cette chose épouvantable que d’aucuns qualifièrent de pogrom anti-algérien. D’autres n’hésitèrent pas à dire : Le racisme dont les musulmans sont l’objet dans la vie quotidienne est fort ancien (…). A partir du moment où l’on accepte que, devant soi, sans que l’on proteste, il soit dit « raton » ou « bicot » pour Arabe, on accepte Auschwitz et les fours crématoires… Voire même : Nous vivons ce que nous n’avons pas compris que les Allemands vivaient quant Hitler s’est installé.
Hervé Bourges a pu alors écrire : Oui, c’est une rude leçon que viennent de nous donner les Algériens de Paris… En 1936, dans l’Allemagne hitlérienne, Himmler expliquait aux Juifs que les ghettos avaient été créés de manière à assurer leur protection. En 1961, M. Papon assure les musulmans que les mesures du couvre-feu ont été prises dans leur propre intérêt. Sans oublier Robert Badinter qui eut ces mots : Ce qu’il reste maintenant de cela, ce sont les témoignages, ce sont les photos, ce sont les rappels qu’on me fait, à moi, lorsque je quitte notre pays et que je vais dans une conférence internationale de juristes où l’on me dit : chez vous aussi, ça a eu lieu à Paris, ces crimes-là, et je me tais.
Omar et ses compatriotes devraient-ils se taire quant à eux ? Certainement pas. Leur mémoire collective en souffrirait. La raviver pour dire « Plus jamais ça »… (A suivre)
Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat
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