Il est exact de parler de « proclamation du cessez-le-feu » pour le 19 mars. Deux populations en Algérie s’en réjouissent, les Algériens, en liesse, et les appelés du contingent (près de 300 000 hommes, toutes unités françaises confondues, en mars 1962) qui ont hâte de rentrer chez eux.
Ce qui veut dire que le 19 mars est bien la promesse d’une paix future, comme l’indique la réédition récente, augmentée, d’une étude des documents diplomatiques français, sous la direction de mon collègue et ami Maurice Vaïsse et de Chantal Morelle. Pour la plus importante des associations des anciens combattants français, la FNACA, cette date marque la fin de la guerre d’Algérie. Mais dans les faits, c’est faux si l’on se contente des termes seuls de « cessez-le-feu ».
Des noms de rues, de places qui portent cette mention en France sont, le plus souvent, le fait d’initiatives de municipalités de gauche dans les années 1970-1990. Sans évoquer le drame vécu par les harkis et les Français d’Algérie (situation de guerre civile entre Français depuis la création de l’OAS en 1961), l’armée française, hors troupes de l’Armée d’Afrique (tirailleurs algériens et spahis), subit des pertes très lourdes, dues moins aux attaques de l’OAS qu’aux éléments plus ou moins contrôlés du FLN/ALN.
J’ai particulièrement étudié cet aspect, notamment dans mon dernier ouvrage publié chez Odile Jacob en 2016, Mémoire des combattants français de la guerre d’Algérie. Outre la question des disparus, en mars 1962, 75 militaires français sont tués ; du 1er avril au 1er juillet : 17 officiers, 84 sous-officiers et 157 hommes du rang. Après le 5 juillet et jusqu’en 1964 : 474 hommes tués, dont 305 pour 1962.
La seule année 1962 est plus létale que 1960 pour l’armée française, pourtant engagée alors dans le gigantesque coup de faux du plan Challe. Il coûta si cher aux vrais combattants, ceux des maquis, et à la population algérienne déplacée en masse dans des camps de regroupements misérables (au total, 40% de la population du bled déplacée comme le montre la thèse fondamentale de Fabien Sacriste publiée très récemment aux presses de SciencesPo).
Quant aux accords d’Evian, « un bien étrange document » selon Robert Buron, un des négociateurs, il faut attendre l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 sur la circulation des Algériens en France pour qu’ils prennent enfin figure, côté français, d’accords internationaux. Encore que la question, récurrente, de l’amnistie des deux côtés, France et Algérie, pour les faits commis entre 1954 et 1962, soit toujours une curiosité juridique qui interpelle tous ceux (et leurs héritiers) qui attendent une « réparation ».
Pour le gouvernement Michel Debré, en mars 1962, l’Algérie étant encore composée de départements français, ces accords ne pouvaient être signés en reconnaissance d’un gouvernement étranger, le GPRA, mais seulement avec un parti, le FLN. Sans oublier le sabotage commis par le Congrès de Tripoli du 29 mai au 7 juin qui traite ces accords de « plate-forme néocolonialiste », et ce contre la volonté du GPRA et le CNRA à l’aune des ambitions de l’EMG de Boumediene, pour les harkis et les Français d’Algérie c’est un marché de dupes, la fin d’un monde.
Evian, c’est un peu une auberge espagnole en 1962, où l’interprétation diffère selon le camp, le lieu et le temps, pour ne rien dire d’une curiosité qui fondit comme neige au soleil et issue de ces accords, la Force d’action locale chargée du maintien de l’ordre. Elle reste dans l’histoire comme un échec des plus retentissants, celui de vouloir mélanger une partie des deux forces combattantes qui jusque-là se faisaient face. Pourtant, pour le peupler algérien, comme le dit de façon explicite la une d’El Watan du samedi 19 mars 2022 : « Il y a 60 ans, les accords d’Evian, le dernier jalon du combat libérateur ».
La question mémorielle dans les relations franco-algériennes
Les relations franco-algériennes depuis 1962 (70 accords, un record mondial pour une ex colonie et sa métropole) correspondent à la célèbre chanson de Serge Gainsbourg, Je t’aime moi non plus. C’est-à-dire un mélange passionnel forgé par 130 ans d’histoire commune (et le plus souvent forcée), oscillant entre l’amour fou (Chirac à Alger en 2002) et les ruptures (1971, 1975-1978 et 2021), sans oublier l’atonie des « années de plomb » de la décennie sanglante de 1991 à 2001, pour ne rien dire de la France-aux-abonnés-absents lors du Hirak en février 2019-début 2020. Et ce, en dépit de la propagande du régime d’Alger qui voulait faire croire que cette vague de fond se levant au nom de la liberté était orchestrée par Paris et consorts.
Que ce soit sur le plan culturel, universitaire, gazier, pétrolier et sécuritaire, les deux pays ne peuvent s’ignorer. Ce que rappelle la forte population de double nationalité vivant en France qui oscille entre deux drapeaux, deux racines, deux cultures comme le montre dans son beau roman autobiographique Nadia Henni-Moulaï, Un rêve, deux rives, 2021, Editions Slatkine et cie.
A cela s’ajoute un silence assourdissant qui explique le brusque revirement du gouvernement d’Alger en 2022 à l’égard de Paris, dont la fin de l’interdiction du survol du territoire algérien par des avions de l’Armée de l’air française. En effet, il s’agit moins de la satisfaction de voir la France reconnaître la responsabilité de l’Etat dans la disparition d’Ali Boumendjel et Maurice Audin ou du massacre à Paris du 17 octobre 1961, que de l’impérieuse nécessité de coopérer face au gigantesque trou noir en train de se créer au Sud du Sahara. Il s’agit du naufrage de la dictature militaire malienne, par ailleurs livrée aux mafieux du groupe Wagner aux ordres d’un nouvel Hitler qui ranime la guerre totale en Europe de l’Est.
La guerre d’indépendance, anachronique dans un crépuscule colonial que la France, à l’inverse de la Grande-Bretagne, a tardé à reconnaitre, génère des mémoires douloureuses. Elles s’ostracisent mutuellement et demeurent difficilement conciliables. Ce conflit illustre ce propos de Pierre Nora : « La mémoire divise, l’histoire rassemble ». Une des questions de fond est propre à notre civilisation, surinformée, mais composée d’ignares qui ne lisent plus et savent de moins en moins écrire. De sorte que les travaux des historiens, des deux côtés de la Méditerranée, sont peu connus du grand public.
Encore que l’écho du célèbre rapport de mon vieil ami Benjamin Stora, remis au Président Macron, le 20 janvier 2021, suscite un certain intérêt auprès des jeunes, en France, sans, hélas, que le gouvernement d’Alger ait engagé une réflexion en profondeur de ce type pour enfin ouvrir les chemins de la réconciliation de peuple à peuple.
Quant à la date du 19 mars en France, elle est commémorée dans une indifférence de plus en plus accentuée, et pas seulement parce qu’on a du mal à évoquer une défaite, tandis que le nombre de ceux qui l’ont connue et vécue est frappé par l’usure du temps et la mort. Selon mon collègue Rémi Dalisson, grand spécialiste de la mémoire de guerre, auteur de Guerre d’Algérie, l’impossible commémoration, Armand Colin, 2018 : en 1984, 24% des Français savaient à quoi correspondaient les accords d’Evian, en 2012 ils n’étaient plus que 4% environ (combien dix ans plus tard ?).
Ce qui explique que le Président Hollande, dans la loi de 2012 concernant la journée du souvenir du 19 mars, ait fait référence de manière générique aux « Victimes de la guerre d’Algérie », toutes catégories confondues, plutôt qu’aux accords d’Evian et à la proclamation du cessez-le-feu.
Le contentieux mémoriel a de multiples causes liées, certes au régime colonial (« crime contre l’humanité » selon le candidat aux présidentielles Emmanuel Macron en 2017), mais aussi à l’hyper-commémoration » du 1er Novembre 1954 en Algérie. Ce qui permet de remiser au magasin des accessoires le 8 mai 1945, premier acte de la guerre d’indépendance et reconnu, le 27 février 2005, à Sétif, par Hubert Colin de Verdière, ambassadeur de France, comme « tragédie inexcusable ». Mais aussi 1962 et les règlements de compte et les morts inutiles qui oblitèrent, pendant l’été, la fête de la libération.
Tant qu’Alger n’aura pas fait un examen critique de la « culture de la violence » définie par Mohammed Harbi, dont les messalistes, entre autres, ont été les victimes, on continuera de faire du surplace. Ce qui explique que des gestes forts commis par la France dans le sens de la réconciliation passent au second plan. Je pourrais citer la remise de la Légion d’honneur à la ville d’Alger, sur le pont du Charles de Gaulle, le 15 aout 2004, par Jacques Chirac, en souvenir des combats menés ensemble contre le nazisme ; la cérémonie algéro-franco-allemande du 11 novembre 2015 devant le monument aux morts de Constantine, mais aussi ce 15 mars 2022, à El-Biar, Château-Royal, le dépôt de gerbe par l’ambassadeur de France en mémoire de Mouloud Feraoun et de ses compagnons lâchement assassinés par un commando OAS.
Ce geste de très haute valeur symbolique a, hélas, été ignoré tant par les médias algériens que français. Pourtant, si l’on cherche une preuve matérielle en vue de faire taire les rancunes, en voilà une, en terre algérienne, de la part de l’ancienne puissance coloniale.
Vers un apaisement des mémoires ?
Il est bien difficile de répondre pour l’ensemble de la société civile, en ce temps d’élections présidentielles où des candidats populistes comme Le Pen ou Zemmour, ravivent les plaies ouvertes auprès de Français d’Algérie et de harkis et de leurs descendants dans un but électoraliste.
Mais girouette à la mémoire courte, la société civile oubliera vite ces relents nauséabonds d’une guerre d’un autre temps, celui de l’illusion coloniale. Dans les séminaires, conférences et autres interventions que j’anime encore devant des lycéens et des étudiants, je sens en revanche un regain d’intérêt pour le conflit algérien, pas seulement parce qu’il fait enfin partie du programme de la classe de terminale.
On comprend, dès lors, pourquoi le rapport Stora insiste sur l’utilité de réunir les jeunes des deux côtés de la Méditerranée en allant au-delà de l’apport des historiens qui finissent de curer la plaie, à condition que l’on ne mette plus aucune restrictions dans la consultation des archives, notamment pour la brûlante question des disparus des deux bords.
Il s’agit de regarder ensemble vers l’avenir soixante ans après les faits. Comme l’on fait rapidement après leurs indépendances toutes les anciennes métropoles et leurs anciennes colonies. Et ce, en dépit de souvenirs aussi douloureux que les crimes de guerre commis en Algérie.
A titre d’exemples on pourrait citer les relations entre l’Inde, le Kenya et la Grande-Bretagne. J’ajoute que lors des nombreux voyages que j’ai pu accomplir en Algérie depuis 2004, jamais je n’ai rencontré d’hostilité, sauf dans quelques fiefs entièrement islamisés à la périphérie de la Grande Kabylie jouxtant l’Algérois.
Les travaux universitaires, dont les colloques algéro-français, en attendant la publication attendue d’un dictionnaire commun, œuvrent dans le sens de la raison, du dialogue et de la compréhension de ce qu’il est advenu. De plus, je perçois parmi les derniers héritiers de mémoires blessées une évolution dans le sens de l’écoute et plus particulièrement parmi les jeunes descendants de harkis.
La série de documentaires de qualité sur Arte et les chaînes publiques françaises de ce début de l’année 2022, en s’adressant au plus grand nombre, vont dans le bon sens. Certes, le sens de l’ellipse propre à toute image filmée est souvent réducteur et conduit à des interprétations controversées (ex. De Gaulle avant tout homme de paix en Algérie), mais les thèmes choisis montrent la réalité des faits, loin de la propagande, et ouvrent enfin sur une réflexion pouvant conduire la réconciliation, comme l’on fait Français et Allemands aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
La politique menée par le président Macron joue ce rôle sans exclure aucune mémoire, y compris celle des harkis (21 septembre 2021, demande de pardon). Si la République, le 26 janvier 2022, reconnaît la responsabilité de l’Etat dans le massacre de Français d’Algérie de la rue d’Isly, à Alger (26 mars 1962), peu après, le 9 février, sont honorés les morts du métro Charonne à Paris qui protestaient contre les crimes de l’OAS. Ce jeu de balancier est de bon augure.
A quand un geste d’Alger ?
Jean-Charles Jauffret, Professeur émérite d’histoire contemporaine de Sciences Po Aix
12 avril 2022