L’actualité internationale récente confirme avec une acuité croissante la thèse d’un retour simultané de l’extrémisme politique et des logiques impérialistes. Des États pourtant insérés dans des cadres institutionnels démocratiques connaissent une radicalisation idéologique interne, tandis que la scène internationale est marquée par la réhabilitation explicite du rapport de force, de l’annexion territoriale et de l’ingérence armée.
Cette conjoncture ne saurait être réduite à une juxtaposition de crises régionales ; elle révèle une recomposition structurelle de l’ordre mondial, dans un contexte de déclin relatif du multilatéralisme libéral.
L’ordre international issu de la fin de la guerre froide reposait sur un postulat central : l’expansion progressive de la démocratie libérale, de l’économie de marché et du multilatéralisme juridique. Or, les évolutions politiques et géopolitiques observées depuis les années 2010 indiquent une rupture historique avec ce schéma. La montée de l’extrémisme politique, la consolidation de régimes illibéraux et la résurgence de pratiques impérialistes témoignent de l’entrée dans une séquence post-libérale, marquée par la contestation simultanée de la démocratie représentative et de l’ordre international fondé sur le droit.
Cette transformation ne doit pas être interprétée comme une simple réaction conjoncturelle à des crises successives (crise financière de 2008, pandémie, conflits armés), mais comme l’expression d’une crise structurelle de légitimation du capitalisme politique globalisé.
L’analyse de cas concrets — en Europe, en Amérique, en Eurasie et au Moyen-Orient — permet de montrer que l’extrémisme intérieur et l’impérialisme extérieur constituent des dynamiques profondément imbriquées, répondant à des logiques de légitimation du pouvoir et de stabilisation autoritaire. Dans de nombreuses régions du monde, l’extrémisme politique prospère sur un triple sentiment d’insécurité : économique (précarité, inflation, inégalités), culturelle (peur du déclassement identitaire) et politique (défiance envers les élites et les institutions). Cette configuration correspond à ce que Zygmunt Bauman qualifiait de « modernité liquide », caractérisée par l’effritement des cadres protecteurs traditionnels. Les mouvements d’extrême droite proposent alors des identités closes, homogénéisantes, fondées sur l’ethnicité, la nation ou la religion, fonctionnant comme des antidotes illusoires à l’incertitude sociale.
En Europe, la normalisation électorale de partis d’extrême droite s’est accompagnée d’un durcissement idéologique du centre politique, traduisant une contamination du champ discursif. Les politiques migratoires restrictives, la criminalisation de la solidarité et la remise en cause de normes juridiques européennes illustrent cette dérive. Aux États-Unis, la radicalisation populiste a introduit une logique de guerre culturelle permanente, où l’État fédéral, les médias et même le processus électoral sont présentés comme illégitimes. Cette polarisation extrême fragilise la démocratie non par un coup d’État, mais par une érosion progressive de la confiance collective.
On assiste aujourd’hui à un retour préoccupant de l’extrémisme, particulièrement à travers l’accession au pouvoir — ou la montée en puissance — de régimes et de forces politiques d’extrême droite dans plusieurs régions du monde. Ce phénomène n’est ni accidentel ni isolé : il s’inscrit dans un contexte global de crises multiples — économiques, identitaires, géopolitiques et culturelles — qui fragilisent les sociétés et rendent les discours radicaux plus audibles. Le contexte international contemporain est marqué par une double dynamique régressive : la montée de l’extrémisme politique à l’intérieur des États, notamment sous la forme de gouvernements et de mouvements d’extrême droite, et la réactivation de logiques impérialistes dans les relations internationales. Cette conjoncture remet en cause les postulats centraux du « moment libéral » de l’après-guerre froide, que Francis Fukuyama avait théorisé, de manière controversée, comme la « fin de l’histoire ». Loin de se diriger vers une convergence démocratique, le système international semble au contraire s’orienter vers une repolarisation idéologique et géopolitique.
Dans la lignée de Karl Polanyi, on peut interpréter la montée de l’extrémisme comme une réaction sociétale aux déséquilibres produits par la marchandisation généralisée. La mondialisation néolibérale, en désarticulant les cadres nationaux de régulation sociale, a généré ce que Pierre Bourdieu appelait une « insécurité sociale généralisée », propice à la radicalisation politique. Les forces d’extrême droite opèrent une traduction idéologique de la souffrance sociale en termes identitaires.
La conflictualité de classe est ainsi reconfigurée en conflictualité culturelle ou civilisationnelle.
Cette dynamique correspond à ce que Ernesto Laclau décrit comme une construction discursive du peuple, fondée non sur des intérêts matériels objectifs, mais sur une chaîne d’équivalences symboliques opposant un « nous » homogénéisé à des « ennemis » intérieurs et extérieurs.
La montée de l’extrémisme politique : du pluralisme au nationalisme exclusif
Dans plusieurs démocraties occidentales, la progression électorale, voire l’accession au pouvoir, de forces d’extrême droite illustre la mutation illibérale du champ politique. En Europe, des gouvernements ou coalitions marqués par un nationalisme identitaire ont engagé des politiques de restriction des libertés publiques, de mise au pas des médias et de remise en cause de l’indépendance judiciaire. Le discours politique y est structuré autour de la défense d’une identité nationale essentialisée, opposée à des figures de l’« ennemi intérieur » : migrants, minorités culturelles, ONG, journalistes ou institutions supranationales.
Aux États-Unis, la persistance d’un courant populiste radical, malgré l’alternance institutionnelle, témoigne d’une polarisation durable de l’espace public. La remise en cause des résultats électoraux, la délégitimation des médias et la sacralisation de la nation contre l’État de droit illustrent ce que la littérature politologique identifie comme une crise de la légitimité démocratique. Le politique y est de plus en plus conçu comme un combat existentiel, et non comme un espace de délibération. Ces exemples confirment l’hypothèse selon laquelle l’extrémisme contemporain ne se manifeste pas d’abord par la suspension des élections, mais par une redéfinition autoritaire de la souveraineté, où la majorité est invoquée pour justifier l’exclusion et la coercition.
Ces dynamiques confirment la thèse de l’« autoritarisme électoral » : un régime dans lequel l’élection subsiste, mais ne garantit plus l’alternance réelle ni la protection des droits fondamentaux. La légitimité politique y est fondée sur une interprétation exclusive de la volonté populaire, réduite à une majorité ethno-nationale ou idéologique.
La peur comme moteur politique
L’extrême droite prospère sur la peur : peur du déclassement social, de l’immigration, de la perte d’identité nationale, de la mondialisation perçue comme une dépossession. Ces régimes ou mouvements instrumentalisent l’angoisse collective pour désigner des boucs émissaires — étrangers, minorités, opposants, élites intellectuelles — et proposer des solutions simplistes à des problèmes complexes. La rhétorique de l’« ordre », de la « souveraineté » et du « retour à la grandeur » masque souvent une remise en cause des libertés fondamentales.
Le retour de l’extrémisme s’accompagne d’un affaiblissement des contre-pouvoirs : justice sous pression, médias discrédités ou muselés, société civile marginalisée.
L’élection devient parfois un simple alibi démocratique, vidée de son esprit, au profit d’un pouvoir autoritaire qui s’installe durablement. La vérité elle-même est relativisée, remplacée par des récits nationaux mythifiés et des discours complotistes.
Parallèlement, on observe un retour de l’impérialisme, non plus toujours sous la forme classique de la colonisation, mais à travers des logiques de domination économique, militaire, technologique et culturelle. Certains États, portés par des idéologies nationalistes radicales, cherchent à étendre leur influence en violant le droit international, en annexant des territoires, en soutenant des régimes clients ou en imposant leur volonté par la force. L’extrémisme intérieur alimente ainsi un impérialisme extérieur, légitimé par un discours de puissance et de revanche historique.
Ce retour de l’extrémisme et de l’impérialisme constitue une menace directe pour la paix mondiale, mais aussi pour l’idée même d’un destin humain partagé. Il sape les efforts de solidarité internationale, accentue les inégalités et ferme l’horizon politique à toute alternative progressiste. Face à cela, la résistance ne peut être seulement morale : elle doit être intellectuelle, politique et citoyenne, fondée sur la défense de la raison, du droit et de la dignité humaine.
Le grand retour des démons : extrémisme et impérialisme au XXIᵉ siècle
L’histoire que l’on croyait reléguée aux marges du XXᵉ siècle revient frapper à la porte du présent. Sous des habits neufs, parfois élus démocratiquement, l’extrémisme renaît, porté par l’accession au pouvoir de régimes d’extrême droite et par la banalisation de discours jadis jugés infréquentables. Ce retour n’est pas une simple dérive politique : il annonce une régression civilisationnelle. Partout, la mécanique est la même.
On gouverne par la peur, on simplifie à l’excès, on divise pour régner. L’étranger devient une menace, la différence une faute, la contestation une trahison.
Le langage se durcit, la nuance disparaît, et la démocratie se transforme en décor : on conserve les urnes, mais on vide l’esprit. La liberté de la presse, l’indépendance de la justice et le pluralisme sont perçus non comme des acquis, mais comme des obstacles.
Ce glissement autoritaire à l’intérieur des États s’accompagne d’un phénomène tout aussi inquiétant sur la scène internationale : le retour de l’impérialisme. Un impérialisme décomplexé, souvent justifié par la rhétorique de la souveraineté, de la grandeur retrouvée ou de la revanche historique. L’annexion, l’ingérence, la guerre et le chantage économique redeviennent des outils politiques assumés.
Le droit international, patiemment construit après les grandes catastrophes du siècle passé, est piétiné au nom du rapport de force. L’extrémisme intérieur nourrit ainsi l’agressivité extérieure. Plus un régime se crispe sur une identité fantasmée, plus il cherche à projeter sa puissance au-delà de ses frontières. La violence devient un langage légitime, la domination une vertu, la paix une naïveté. Le monde glisse alors vers une logique dangereuse où la loi du plus fort remplace la règle commune.
Ce qui frappe, c’est la normalisation de l’inacceptable. Des idées autrefois confinées aux marges s’installent au centre du débat public. On relativise l’autoritarisme, on excuse l’intolérance, on s’habitue à la brutalité. Le vacarme idéologique finit par étouffer la raison, et l’indignation s’émousse à force de répétition. Ce retour de l’extrémisme et de l’impérialisme n’est pas seulement une menace géopolitique ; il est une attaque frontale contre l’idée même d’un avenir commun. Il fracture les sociétés, radicalise les relations internationales et referme l’horizon de la coopération. Face à ce danger, le silence n’est pas une neutralité : il est une complicité. Résister aujourd’hui, c’est défendre la parole libre, la complexité du réel et la primauté du droit contre la tentation du chaos.
La période contemporaine est marquée par une dynamique paradoxale. Alors que la fin de la guerre froide avait nourri l’hypothèse d’une diffusion irréversible de la démocratie libérale et d’un dépassement progressif des rivalités de puissance, le monde connaît aujourd’hui une repolarisation idéologique et géopolitique. La montée de l’extrémisme politique, en particulier sous la forme de mouvements et de régimes d’extrême droite, coïncide avec la réactivation de pratiques impérialistes dans les relations internationales. Cette conjonction invite à une analyse systémique, mettant en lumière les interactions entre transformations internes des régimes politiques et reconfigurations de l’ordre mondial. Dans une perspective néo-critique, on peut poser l’hypothèse que l’extrémisme contemporain et le retour de l’impérialisme constituent deux expressions d’une même crise de légitimation des États et du capitalisme globalisé, au sens où l’entend Jürgen Habermas.
Sur le plan international, la guerre en Ukraine constitue un exemple paradigmatique du retour de l’impérialisme territorial en Europe.
L’invasion et l’annexion de territoires, justifiées par un discours historique et civilisationnel, traduisent une remise en cause frontale du principe de souveraineté des États et de l’intangibilité des frontières, principe fondateur de l’ordre post-1945. Cette stratégie impériale s’inscrit dans une logique de restauration de la puissance, nourrie par un nationalisme autoritaire interne. Ce retour de l’impérialisme territorial ne se limite pas à l’Europe.
En Afrique, certaines puissances réactivent des logiques de zones d’influence, mêlant présence militaire, contrôle des ressources et soutien à des régimes autoritaires.
L’impérialisme y prend la forme d’une domination sécuritaire et économique, souvent présentée comme une alternative au multilatéralisme occidental.
Dans un autre registre, la situation au Moyen-Orient illustre la normalisation de la violence asymétrique et étatique, où la logique sécuritaire tend à supplanter toute perspective de règlement politique durable. Le recours massif à la force, la marginalisation du droit international humanitaire et l’acceptation croissante des destructions civiles traduisent un glissement vers une conception décomplexée de la domination militaire. Par ailleurs, les rivalités sino-américaines en mer de Chine méridionale et autour de Taïwan révèlent une impérialité stratégique indirecte, fondée moins sur l’occupation que sur le contrôle des routes commerciales, des technologies critiques et des espaces maritimes. Ici, l’impérialisme s’exerce par la dissuasion, la démonstration de force, la pression économique, contrôle des infrastructures critiques, des chaînes d’approvisionnement et des technologies clés (semi-conducteurs, intelligence artificielle, réseaux numériques). La mer de Chine méridionale devient un espace de projection de puissance, où le droit maritime international est subordonné à la démonstration de force.
Cette évolution confirme l’hypothèse d’un impérialisme sans colonie formelle, fondé sur la dépendance structurelle plutôt que sur l’occupation directe.
Les fondements socio-économiques de l’extrémisme contemporain
L’extrémisme politique ne surgit pas ex nihilo. Il s’enracine dans les contradictions structurelles du capitalisme tardif. La mondialisation néolibérale, analysée notamment par David Harvey comme un processus d’« accumulation par dépossession », a profondément reconfiguré les rapports sociaux. La désindustrialisation, la financiarisation de l’économie et la flexibilisation du travail ont produit une fragmentation des classes sociales et un sentiment de déclassement généralisé.
Sur le plan institutionnel, l’extrémisme contemporain se manifeste souvent sous la forme d’un populisme autoritaire, tel que théorisé par Cas Mudde et Jan-Werner Müller. Ce populisme repose sur une conception morale et exclusive du peuple, opposé à des élites jugées corrompues et à des minorités supposées illégitimes. Contrairement aux totalitarismes classiques analysés par Hannah Arendt, l’extrémisme contemporain ne procède pas nécessairement par destruction frontale des institutions démocratiques, mais par leur capture progressive. Fareed Zakaria a forgé le concept de démocratie illibérale pour désigner ces régimes où l’élection subsiste, tandis que l’État de droit, la séparation des pouvoirs et les libertés fondamentales sont progressivement érodés.
Cette mutation s’opère par un processus de désinstitutionnalisation normative : les normes juridiques et éthiques sont subordonnées à une interprétation majoritaire et nationaliste de la souveraineté. Carl Schmitt, théoricien controversé du décisionnisme, redevient une référence implicite : le souverain est celui qui décide de l’exception, et l’exception tend à devenir la règle.
Autoritarisme interne et projection externe : une dynamique de légitimation croisée
L’un des apports majeurs de l’analyse comparative est la mise en évidence d’une relation circulaire entre autoritarisme interne et expansion externe. Les régimes confrontés à une crise de légitimité interne tendent à recourir à la confrontation extérieure comme instrument de consolidation politique. La guerre, la confrontation ou la posture impériale jouent un rôle de cohésion nationale artificielle, en détournant l’attention des fractures sociales internes. Cette posture leur permet de justifier la répression de la dissidence et transforme l’opposition politique en menace sécuritaire.
Cette logique rejoint la théorie de la « guerre de diversion », mais doit être élargie à une économie politique de la conflictualité, où la violence devient un mode de gouvernement.
Dans le cas russe, la mobilisation du récit impérial et de la menace occidentale permet de justifier la restriction des libertés, la criminalisation de l’opposition et le contrôle de l’espace informationnel. De manière analogue, dans d’autres contextes, l’ennemi extérieur est invoqué pour délégitimer toute critique interne, assimilée à une trahison.
Cette articulation confirme la pertinence des analyses gramsciennes de la crise d’hégémonie : lorsque le consensus social fait défaut, le pouvoir se replie sur la coercition et la projection de puissance. Les régimes autoritaires contemporains mobilisent les conflits extérieurs comme des ressources de légitimation interne, renforçant la cohésion nationale par la désignation d’ennemis extérieurs. En érigeant certaines questions en menaces existentielles, les gouvernements justifient des mesures exceptionnelles, tant sur le plan interne qu’externe, au détriment des normes démocratiques et juridiques.
La crise du multilatéralisme et la banalisation de l’exception
L’un des effets majeurs de cette dynamique est l’affaiblissement des institutions multilatérales. Le Conseil de sécurité des Nations unies apparaît paralysé, le droit international de plus en plus sélectivement appliqué, et les organisations internationales marginalisées face aux stratégies unilatérales des grandes puissances. Cette crise favorise la banalisation de l’état d’exception. Les restrictions aux libertés, la surveillance de masse et les politiques sécuritaires sont justifiées par des menaces permanentes — terrorisme, guerre, instabilité globale — qui tendent à devenir structurelles.
Comme l’avait anticipé Giorgio Agamben, l’exception cesse d’être temporaire pour devenir un mode ordinaire de gouvernement.
La radicalisation politique et la résurgence impérialiste s’accompagnent d’une militarisation du langage politique. L’ennemi, la menace et la sécurité deviennent des catégories centrales du discours public, au détriment de la justice sociale, de l’égalité et de la coopération. Dans cet espace public dégradé, la désinformation et la propagande jouent un rôle central. La vérité devient un enjeu stratégique, confirmant l’analyse de Hannah Arendt sur la fragilité du réel face au pouvoir politique.
Le contexte mondial actuel révèle une reconfiguration durable du pouvoir politique, où l’extrémisme intérieur et l’impérialisme extérieur fonctionnent comme des mécanismes complémentaires de domination. Cette dynamique ne traduit pas un simple retour du passé, mais l’émergence d’une nouvelle forme de gouvernance autoritaire adaptée à la mondialisation conflictuelle. La question centrale n’est donc plus seulement celle de la défense de la démocratie libérale, mais celle de sa réinvention matérielle, sociale et normative. Sans réduction des inégalités, sans refondation du multilatéralisme et sans réhabilitation de la rationalité politique, l’extrémisme et l’impérialisme risquent de devenir les matrices dominantes du XXIᵉ siècle.
Bachir Djaïder, journaliste et écrivain

