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Retour à la lutte politique et l’exil (VII)

Abdelhafidh Yaha : témoignage d’un homme vrai

Retour à la lutte politique et l’exil (VII)

Yaha Abdelhafidh à Paris avec Ali Kaci, un jeune militant du FFS dans les années 1980.

Comme nous l’avons constaté dans la partie précédente, ce qui distingue le FFS, alors, est la cohérence avec ses principes. Abdelhafidh Yaha affirme, en fournissant les preuves :

« En dépit de la difficile situation dans laquelle nous nous débattons, nous refusons de rejoindre la meute des laudateurs du nouveau pouvoir et leurs messages de soutien opportunistes. »

Une cause de dégénérescence

Malheureusement, au sein du F.F.S., la mentalité autoritaire opportuniste existe. Et de la manière la plus vile. Si Lhafidh, encore une fois, révèle des « vérités amères ». Elles ont le mérite de nous faire comprendre le fonctionnement de certains « chefs », et, par suite, comment un révolutionnaire se transforme en réactionnaire conservateur. Voici un cas.

« Quelque temps plus tard, Mohand-Akli Benyounès vient me voir pour me dire :

– Je vais aller en France pour rendre la liberté aux militants. Pour moi c’est terminé.

En entendant ces propos, mon sang ne fait qu’un tour :

– Pour moi, ce comportement est une trahison ! Cela confirme ce que me disaient les militants de la Fédération de France à ton sujet.

Hamitouche de Mâatkas, de son vrai nom Ahmed Hammour, tente de me calmer, mais je continue :

– Le FFS n’est pas une usine dont tu as les clefs ; ce sont des militants convaincus, pas tes ouvriers. Hocine Aït Ahmed et d’autres militants sont encore en prison. Rien n’est terminé, il faut qu’on explique à nos militants notre position vis-à-vis de ce régime. Nous devons aussi voir comment aider ceux qui sont dans le désarroi.

Je suis hors de moi. Je me retiens difficilement, car je ne peux accepter d’arrêter la lutte et d’abandonner les centaines de militants qui nous ont fait confiance. N’ayant plus rien à partager, nous nous séparons en froid.

Quelques jours plus tard, Mohand-Akli Benyounès part s’installer en France où il fera un redoutable travail de sape parmi les militants. Ayant tiré un trait sur son passé d’opposant au sein du FFS, il ouvre une affaire commerciale et commence à fréquenter certains pontes du régime. Par la suite, il tisse des contacts suivis avec Abdellah Benhamza, chef opérationnel de la Sécurité militaire, et Ahmed Draïa, directeur de la Sûreté nationale. »

Voilà une des clés très précieuses pour comprendre comment un idéal d’émancipation sociale se transforme en son contraire, en Algérie comme dans le monde entier, et ceci dans toutes les  révolutions sociales, à commencer par celle de Russie. Ce genre de régression individuelle révèle un fait. Certains considèrent, au fond d’eux-mêmes, leur engagement militant comme un investissement personnel, servant à leur fournir un gain matériel ; cela passe par la conquête d’un poste de chef dans l’organisation militante. Devenir chef (petit ou grand) signifie généralement privilèges matériels (petits ou grands), quelque soit la couleur politique. Les Si Lhafidh, comme les Buonaventura Durruti, sont l’infime exception à la règle.

Si l’opportuniste s’aperçoit que l’engagement militant ne lui fournit pas les privilèges désirés,  il finit par trouver le motif pour aller ailleurs chercher son vil profit. Voilà pourquoi une organisation militante, si elle ne veut pas dégénérer (1), doit veiller à ne pas avoir de « chefs », mais uniquement des délégués avec mandat impératif, d’une part, et, d’autre part, s’assurer qu’ils n’utilisent pas leur fonction pour acquérir le moindre privilège matériel. Cela est possible dans l’organisation authentiquement autogérée, comme l’a prouvé la révolution libertaire espagnole (1936-1939).

Libération de prisonniers politiques

Abdelhafidh Yaha reprend son activité militante.

« Tout commence l’hiver 1965. Des centaines de militants du FFS ainsi que d’autres détenus politiques sont maintenant libérés des geôles du régime. L’amnistie générale signée par Ben Bella est respectée par les putschistes. Pendant tout le temps qui a suivi le coup d’Etat, j’ai continué à rencontrer les militants et organiser des réunions sans que le pouvoir n’intervienne. Je contrôle toujours les groupes du FFS qui sont encore disséminés un peu partout, et l’organisation continue à exister, de fait, comme mouvement de l’opposition. »

Exil

C’est alors qu’intervient une décision hiérarchique imprévue : « En décembre 1965, juste après mon retour de la prison d’Oran, Aït Ahmed m’envoie son cousin Saïd pour me demander de quitter le pays et d’aller me réfugier en France. Durant toute cette période, c’est la seule fois où il me contacte. Son message est sans ambiguïté :

– Dis à Abdelhafidh et à Mohamed Haroui (2) de partir en France, parce que j’ai des contacts sérieux pour m’évader. Je n’ai pas envie que le régime les arrête et qu’il les utilise comme moyen de chantage. »

Cependant, la décision hiérarchique comporte une étrangeté que Si Lhafidh révèle :

« Après mon retour à Alger, Aït Ahmed m’envoie encore son cousin Saïd, pour me demander de prendre avec moi André Mecili. Sur le coup, je me pose de questions. Pourquoi, en effet, Mecili et pas d’autres membres du FFS réellement en danger ? Mais, à l’époque, je n’avais pas poussé ma curiosité bien loin. »

Obéissant à l’injonction hiérarchique, mais, néanmoins, fidèle à son comportement réellement démocratique par rapport à ses subordonnés, Si Lhafidh ne quitte pas le territoire comme le font d’autres « responsables » :

« Sans plus attendre, je réunis une trentaine de responsables et de militants dans une salle de l’hôtel Regina à Alger. (…) Je leur explique la situation :

– Avant tout, je tiens à vous informer que je dois me rendre en France pour régler des problèmes avec les militants. Sachez que pour moi, la lutte continue. N’oubliez pas, nous devons rester fidèles à nos martyrs. Je ne vous l’apprends pas, notre situation est difficile ; nous n’avons malheureusement pas les moyens de vous secourir. Vous pouvez donc reprendre votre travail. Sachez que ce pays est le vôtre. Vous pouvez intégrer l’armée ou tout autre poste, sauf le FLN. Car là, ils vont essayer de vous faire renier votre passé. Vous ne serez pas poursuivis pour votre combat au sein du FFS. N’ayez pas honte de ce que vous avez fait, et rappelez-vous : le temps nous donnera raison. Moi, je poursuivrai la lutte. Si jamais on vous reproche quelque chose, dites-leur que c’est moi le responsable. »

Puis, une fois en exil Si Lhafidh avoue :

« Après le choc d’un départ précipité, l’exil me pèse lourdement. Je pense à la détresse des militants laissés en Algérie. Je pense à ma famille qui se débat dans la misère.

Durant les longues années passées au maquis, je n’avais jamais imaginé quitter mon pays. Je me battais pour le rendre meilleur, pourquoi le quitterais-je ? L’émigration, je n’y avais jamais pensé ; l’exil politique encore moins. »

Le nerf de la guerre et des commodités

Contrairement à d’autres chefs, qui disposent de moyens financiers suffisants, sans que l’on sache généralement leur provenance, Si Lhafidh fait partie de ces dirigeants qui n’ont jamais tiré un profit financier de leur engagement militant. Dans les récits de combattants, surtout quand ils sont chefs, il faut toujours chercher à savoir si le problème de l’argent est évoqué. S’il ne l’est pas de manière concrète, claire et convaincante, il y a anguille sous roche. Là, encore, voilà une caractéristique qui fait de Si Lhafidh un homme vrai :

« Comme toujours, des amitiés militantes sont là pour nous aider. Le militant Ouahmed Hadj Arab, propriétaire de l’hôtel Régina à Alger, qui a soutenu le mouvement depuis ses débuts, m’a prêté l’argent nécessaire pour l’achat des trois billets d’avion pour la France. »

À l’arrivée, voici la situation :

« Nous prenons des sandwichs à la hâte ; je plonge la main dans ma poche pour retirer de l’argent : il ne me reste que de quoi payer nos consommations et deux chambres d’hôtel pour une nuit ! Nous sortons pour rejoindre la rue du Commerce et prendre des chambres pour la nuit dans un petit hôtel.

Le lendemain, nous quittons l’hôtel faute d’argent pour y rester plus longtemps, et nous partons à la recherche d’amis qui pourraient nous aider. Nous sommes sans toit et sans le moindre sous. Quelques mois auparavant, nous étions en train de négocier pied à pied avec le régime ; maintenant nous nous retrouvons comme des mendiants…

Mais qu’importe ! Je suis habitué à vivre chichement durant les dix longues années passées au maquis, et l’argent reste, pour moi, secondaire. Mohamed Haroui, ancien de la Fédération de France du FLN, sollicite l’aide de commerçants avec lesquels il avait travaillé pendant la Révolution. Nous continuons à vivre grâce au soutien financier de nos militants et des Kabyles, notamment des patrons de brasseries qui nous connaissent. Malgré le climat de peur et de suspicion instauré par le pouvoir de Boumediene à travers l’Amicale des Algériens en Europe, ils ont fait preuve de courage et notre mouvement leur doit beaucoup. »

On est loin des chefs débarquant dans un confortable hôtel ou une maisons achetée (comment ?), mangeant dans de bons restaurants (avec quel argent ?)

Plus loin, Si Lhafidh écrit :

« Physiquement, je suis en France, mais moralement, je suis encore en Algérie. Je pense aux militants, à leur famille et à tous ceux que j’ai laissés. Je conclus :

– Si Mohamed, je ne vous demande rien pour nous qui sommes ici en France, ni d’ailleurs pour les militants d’Alger, même si notre situation est difficile. Mais je vous sollicite pour aider les blessés du FFS et secourir les familles de nos maquisards morts au combat. Ceux-là en ont besoin plus que nous tous.

Khider me répond :

– Malheureusement, je n’ai pas grand-chose pour le moment ; l’argent est bloqué en Allemagne, je n’y ai pas accès. Mais je pourrai tout de même vous remettre 18 millions d’anciens francs.

Et il le fait avec grand cœur ! »

Si Lhafidh raconte, ensuite, (« amères vérités ») les difficultés rencontrées pour mettre cet argent à la disposition des personnes qui en avait besoin, puis relate le rôle d’André Mécili dans l’affaire de la disparition de la partie restante de cet argent.

Inconvénient de la hiérarchie…

Voici encore une autre « amère vérité » relatée par Abdelhafid Yaha.

« Après mon départ précipité en France, les structures du FFS ont fait imploser. Sans dirigeant, nos militants sont abandonnés à leur sort. Depuis que j’ai quitté le pays, il n’y a plus de réunion, ni de contact entre les militants. »

Nous avons ici la preuve éclatante de la nocivité d’une organisation de type hiérarchique, en l’occurrence, ici, concernant un parti politique. Le paradoxe est le suivant : voici des personnes qui luttent réellement pour la démocratie collective et la liberté individuelle. Pourtant, sans chef, ces personnes ne savent pas comment agir, deviennent inutiles, incapables de pratiquer la démocratie entre eux, ni d’employer positivement leur liberté de décision et d’action.

Là est le talon d’Achille de toute organisation structurée de manière hiérarchique. Là réside le motif qui justifie une organisation de type autogestionnaire. Elle n’a pas de chef hiérarchique, concevant et donnant des ordres, parce que la conception et l’exécution sont le résultat de discussions et décisions collectives. Au lieu de chef il n’y a qu’un coordinateur, facilement remplaçable par un autre. Enfin, la liberté individuelle (de décider et d’agir) ainsi que la démocratie collective ne sont pas des fins à atteindre, mais des moyens. Fin et moyen se confondent.   

… et mystère d’une décision hiérarchique

Cependant, Si Lhafidh avoue :

« Avec le recul, je me pose toujours des questions sur les motivations réelles qui avaient poussé Aït Ahmed [alors secrétaire général du F.F.S.] à me faire quitter le pays. Car, aussi bien le régime que mes compagnons de lutte connaissaient mon attachement viscéral au mouvement, mon refus de cesser le combat. M’emprisonner n’aurait pas permis d’instaurer la paix tant recherchée par le clan au pouvoir.

Mon absence sur le terrain a engendré le délitement de nos structures. Face à un mouvement désorganisé, sans responsable, et des milliers de militants abandonnés à leur sort, le régime a ainsi résolu le problème du FFS.

Nos militants sont soumis à d’effroyables pressions. Un certain Ferhat, agent des basses œuvres du FLN, est chargé de mener des opérations d’intimidation contre nos militants pour récupérer les armes, que certains d’entre eux ont gardées sur mes conseils. Ce Kabyle d’Ath Yenni les arrêtait et, sous la contrainte, il les poussait à la délation et à la traîtrise. Pour nous discréditer, les gendarmes n’hésitent pas à décrire les militants du FFS comme des « coupeurs de routes », des bandits de grands chemins prêts à tout. Sans force organisée pour lui tenir tête, le pouvoir peut désormais sévir à sa guise. »

La règle policière classique est : quand on ignore l’auteur d’un crime, on doit se demander à qui il profite. L’énigme de cette faillite du F.F.S., causée par l’ordre imparti à Si Lhafidh de quitter le pays, s’éclaircira dans la partie suivante.

Quant à la situation du parti en exil, elle est alarmante :

« En France, je retrouve des militants du FFS démotivés. Il n’y a plus de réunion, encore moins de coordination. Plus grave, j’ai appris que Mohand Akli Benyounès [alors responsable du F.F.S. en France] a incité de nombreux militants à quitter le FFS. Comme son départ ne lui a pas suffi, Daniel [son pseudonyme] veut faire disparaître le parti. (…) Nous avons appris depuis quelques mois que l’ancien chef de la Fédération de France du FFS entretenait des contacts suivis avec des agents de la Sécurité militaire. Il rencontrait régulièrement Ahmed Draïa, directeur de la Sûreté nationale et Abdellah Benhamza, chef opérationnel et adjoint de Kasdi Merbah, patron de la Sécurité militaire. »

Contre la peine de mort

Une réunion du parti veut l’élimination physique du traître. À cette occasion, Si Lhafidh assume une position toute opposée à celle attendue :

« Laissez-moi faire. Je vais aller le voir pour récupérer l’argent et les documents du parti qui sont en sa possession. Quant à sa trahison, je considère qu’il s’est déjà retiré du parti, il y a bien longtemps ; personnellement je ne le considère plus comme étant des nôtres. »

L’entrevue a lieu, ainsi décrite :

« – Daniel, tu as pris notre argent, notre documentation, qu’en as- tu fais ? lui demandé-je.

Daniel Benyounès ne bronche pas. Il n’avance aucune explication crédible sur l’argent disparu de la caisse du parti, ni sur les documents. Écœure par tant de veulerie, je le quitte, sans regrets, n’ayant plus rien à partager.

Mohand-Akli Benyounès s’en tire plutôt bien, sans rendre le moindre compte… « 

D’autres détails sur l’activité politique de Si Lhafidh en exil sont relatés. Leur connaissance, bien que très instructive, n’entre pas dans le cadre limité de ce dossier. Nous nous limiterons à présenter prochainement la partie suivante de son parcours militant.

K. N.

Email : kad-n@email.com  

Notes

(1) Dans la partie suivante, nous verrons comment le F.F.S. connaîtra cette dégénérescence.

(2) Note en bas de page : « Ancien membre des groupes de choc à la Fédération de France du FLN, Mohamed Haroui est l’un des responsables du FFS à Alger. »

Pour aller plus loin : Fin de la lutte armée du FFS (VI) 

Lire aussi : De la guerre sociale armée au 2e putsch militaire (V)

« FFS contre dictature, de la résistance à l’opposition politique », Mémoire de Yaha Abdelhafidh, écrit avec Hamid Arab, Editions Koukou, Alger

Auteur
Kadour Naïmi

 




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