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Rupture culturelle fatale : de Slimane Azem au drapeau berbère

COUP DE GUEULE

Rupture culturelle fatale : de Slimane Azem au drapeau berbère

C’est chercher à enfoncer des portes ouvertes que de stipuler qu’aucun président, de Ben Bella à Bensalah, n’a jamais été celui du peuple. Désigné par l’armée, il est sommé de servir ses intérêts ! En conséquence de quoi, qui peut douter du fait que le pouvoir et le peuple sont deux mondes parallèles qui ne se sont jamais rencontrés en Algérie ? 

Un fait que s’obstine à perpétuer l’octogénaire « pois-chiche » (dixit Khaled Nezzar) Gaïd Salah !

Ergoter sur des parallèles ne peut se faire sans dédier une petite pensée cocasse à ce professeur de mathématiques d’antan, à l’USTHB. Lui qui usait souvent de la formule, oh combien juste « deux droites parallèles ne se rencontrent jamais, sauf… si Allah le veut !».

À ce jour, je ne saurais dire si c’était sa façon de percuter les consciences de ses étudiants afin de les habituer à ne pas mêler quelconque divinité à l’esprit cartésien des matières scientifiques ou s’il s’agit vraiment, comme cela se susurrait à l’époque, d’un enseignant dont le cerveau avait été pollué par certaines écritures murmurées par l’Omniscient ou Shaytan (allez savoir !) à l’oreille de cette créature préférée qui se croit, sur Terre, tout permis.

La formule de notre professeur de mathématiques convient, on ne peut mieux, pour décrire le rapport qui a toujours prévalu entre dominants et dominés en Algérie : Pouvoir et Peuple vivent dans deux mondes parallèles qui ne se sont jamais croisés. S’il se rencontrent un jour, nul doute que ce sera par la grâce de l’Omniscient ! Et là, ce sera le signal, pour nous les égarés, qu’il est grand temps de nous laisser guider le long de cette « sirrat el mustaquim » tant rêvassée.

Aux sources de ces trajectoires condamnées à ne jamais se croiser, quelques anecdotes de censure, en mode empressé.
Nous sommes au milieu des années 1960. Boumediene venait d’accomplir le méfait qui allait bouleverser le destin du pays. Sur les ondes de nos 3 chaînes radio, les chants révolutionnaires fusaient à vous en donner des céphalées. Réappropriés pour l’occasion afin de glorifier le patibulaire colonel des frontières, missionné par Al-Azhar, l’Université et la Mosquée, pour recoloniser et « arabêtiser » l’Algérie. 

Enfants, nous ne comprenions pas encore ce que ce 2ème coup d’état présageait pour notre futur, mais je me souviens d’échanges entre adultes dépités par le cours des événements. Des conciliabules qui se résument à peu près à cette phrase énoncée sur un ton de résignation « c’en est fini pour nous les Kabyles ! On va se faire cogner ! ». J’avoue que j’avais beaucoup de mal à saisir ce que telle sentence pouvait signifier, que ce soit au premier ou au second degré ; d’autant que dans mon coquet collège Sarrouy de la casbah d’Alger, les mines de nos enseignants arabophones et francophones étaient tout aussi envahies par l’inquiétude, des semaines durant. Mais je me souviens que personne n’osait aborder le sujet en public, la méfiance des uns envers les autres s’étant très vite installée. 

Aucun de nos instructeurs ne s’aventura à nous expliquer de quoi il en ressortait, même si nous n’étions pas dupes de ce que ce « redressement révolutionnaire » voulait réellement dire. Car, nous n’avons pas tardé à comprendre de quoi il s’agissait. Ce n’était pas bien difficile à décoder : la véritable mission de Boumediene consistait à arracher la sève de liberté du terroir pour semer celle de cet Orient de soumission qui condamne l’être humain à ne jamais sortir du trou noir politico-mystique dans lequel on s’acharne à le plonger et, par la dictature, le maintenir ad-vitae-aeternam, le dorloter et le piller « à l’insu de son plein gré ». 

Était-ce au lendemain du coup d’état, en 1965, ou après la guerre du Kippour, en 1967, mais la censure sur le génie du terroir venait de prendre un sacré coup d’accélération avec l’arrêt brutal de toute diffusion des chansons de Slimane Azem sur les ondes de la chaîne 2 !?  Je me souviens de la tristesse de ma grand-mère et de ses inconsolables lamentations exprimées en ces termes « ath’en yekhda3 rebbi, ekess’nass errouh dh’waskef iwakhem » (puisse Dieu les punir, ils ont éjecté l’âme et la toiture de notre logis) quand nous lui avions expliqué que c’est désormais Boumediene qui décide de ce que nos oreilles sont autorisées à écouter et apprécier.

De quoi était donc coupable Slimane Azzem pour qu’il soit l’objet de tant de légèreté et de rejet ?

De parler aux Kabyles, en kabyle, tout simplement ! Les affidés de Boumediene et de sa révolution lui ont sans doute très bien expliqué que les fables que concoctait Dda Slimane n’avaient rien à envier à celles d’un certain Jean de la Fontaine, et qu’elles risquaient de porter préjudice à son projet de propagande orientale qui consiste à endormir le peuple par des sornettes diamétralement opposées au ton et les mélodies d’éveil que laissent couler chaque œuvre par notre poète apprêtée.

Il a fallu attendre la fin des années 1980, et ce petit interlude de liberté (la petite récréation, comme se plaisait à nommer cette période d’ouverture arrachée à Khaled Nezzar et Chadli, le regretté Ait Ahmed) qui en avait suivi pour que l’on réentende enfin la voix de Slimane Azem sur les ondes de nos radios. Et encore ! ce ne furent pas les animateurs de la chaîne 2 qui ont eu le courage de mettre fin à telle censure indigne, mais ceux de la chaine 3 (la francophone). Il me semble que c’était l’émission «Sans pitié » qui avait osé tel écart aux prescriptions. Quelques jours après la diffusion de Dda Slimane, l’animateur (Mohammed Ali Allalou, je crois) se fend d’une boutade inoubliable « Les amis de la chaîne 2 nous ont interpellé. Ils exigent des explications :- «comment se fait-il qu’on vous donne le droit de diffuser Slimane Azem et pas nous ?», s’étonnent-ils. Et de poursuivre « Ben non nos amis et collègues de la chaîne 2, personne ne nous a donné le droit de quoi que ce soit ! nous nous sommes donné cette liberté ! ». 

C’était au temps de la première fournée des slogans « Djazair horra dimocratia ». Celle qui nous avait emballés et fait croire que le pays allait enfin s’engager sur les rails de la démocratie ! 

C’était compter sans les ruses militaro-FLiN-tox concoctées par Hamrouche, Chadli et Nezzar, pour nous faire peur et inventer les FIS, les GIA, des Abdallah Djab-Allah en tous bords, ainsi que tous les simples d’esprit de l’univers pour nous balancer par-dessus bord !

Slimane Azem ne fut pas l’unique vedette du terroir à avoir subi la censure de plein fouet pendant des décennies. Lors du festival panafricain de 1969, Taous Amrouche fut interdite de représentation grand public par le même Boumediene. On a réussi à la cantonner dans un amphi d’université et chanter, devant quelques dizaines d’étudiants à peine, ces millénaires de litanies, de poésie et d’Histoire confisqués !

La première fois où Aït Menguellet est apparu à l’ENTV, en majestueux conteur des souffrances du terroir, c’était un soir de 1979, à la mort du dictateur, des années après que Lounis divergea d’un répertoire de chansonnettes dédiées à la bien aimée pour s’engager sur la voie de la revendication culturelle qu’on lui connaît. Je me souviens des commentaires de collègues émerveillés par sa prestation, ceux qui en avaient entendu parler et qui le découvraient pour la première fois « Mais c’est du Brassens » commente un francophone. « Mais c’est du Mohammed Abdelwahab et du Farid El-Attrach mélangés », rajoute un arabophone. Ce jour-là, je compris combien le fossé culturel entre ceux qui étaient encore accrochés au terroir et ceux qui s’en étaient détachés était profond. Car pour nous, il est hors de question de s’aventurer à quelconque comparaison. Aït Menguellet, c’est Aït-Menguellet, point ! On comprend, c’est tant mieux ! on ne comprend pas, c’est tant pis, et autant de perdu !

Combien de poètes et d’intellectuels lucides le pouvoir a-t-il détaché de la caravane culturelle du terroir, en les marginalisant, les exilant, ou carrément les tuant ? Kateb Yacine, Matoub Lounes, Mohamed Benchicou, pour ne citer que les trois célébrités qui ont osé s’opposer de façon frontale à un pouvoir de chenapans, ces brutes, ces cervelles de pois-chiches qui se sont toujours comportés en colons ?

La censure ne s’appliquait pas uniquement au génie du terroir. Elle pouvait se déchainer sur tout et n’importe quoi. En ces temps-là, elle était souvent soumise aux humeurs et désidératas d’un mouhafadh FLiN-tox qui n’a que l’arbitraire de la décision pour se donner l’illusion d’être le grand patron.
Nous sommes fin des années 1960, début des 1970. Lycéen, en classe de première au lycée Emir Abdelkader d’Alger, j’avais participé à une émission radio de la chaine 3, animée par Nourredine Agoulmine. Un jeu de questions-réponses sur des sujets variés. Nourredine venait de recevoir le 45-tour tout chaud de Georges Moustaki. Il brûlait d’impatience de faire découvrir le titre « Le métèque » à ses auditeurs. Mais il fallait l’aval du mouhafadh FLiN-tox. Un abruti chargé de tout contrôler avant diffusion. Dès le premier couplet « avec ma gueule de métèque, de juif errant… », le mouhafadh s’excite et s’exclame « AH NON, on ne peut pas passer ça à la radio, ça parle des JUIFS ! » éructe-il avec irritation. S’ensuit une série d’échanges pendant lesquels Nourredine perd un temps fou à essayer d’expliquer des évidences à une cervelle de « pois-chiche » qui se refusait obstinément à tout éclaircissement relatif à son propre décret. Le terme juif étant maudit de son vocabulaire. Un vocabulaire désormais tenu de respecter les normes du dictionnaire terminologique de Boumediene.

L’embarras, c’est que 50 ans plus tard, la censure continue par être appliquée, non seulement par le pouvoir au sommet, mais par toutes sortes d’affidés qui croient en tirer les meilleurs profits. Souvenons-nous de ces embûches dressées sur le parcours du sublime Tiwizi, empêchant son édition en Algérie, juste avant la chute de Bouteflika (*) !

Les choses ont-elles changées depuis ? Avec la réaction démesurée de Gaïd Salah à l’encontre du drapeau culturel amazigh, comment ne pas en douter ? Car au finish, ne s’agit-il pas là d’une attitude de négation démesurée, de la part d’individus qui à l’Algérie n’ont jamais rien compris, ni à son égard quoi que ce soit de positif entrepris, sauf à la saccager ?

Quoiqu’il en soit, n’en déplaise aux généraux majors ou minors ; d’Alger à Tamanrasset, d’Oran à Constantine, le combat culturel Amazigh continue ! Que ceux qui ne sont pas contents, aillent planter leurs bottines et leurs tentes dans le désert émirati, sous 55 degrés, et prier Allah, comme du temps de Mahomet, pour un paradis factice où coulent de rares flots de fraîcheur pour arroser leurs gosiers de soumis à l’irrationalité ! 

Les milliards versés par les Emiratis pour que des élections et un président nous soient imposés ne pourront rien changer à ces absurdités.
 

K.M.
(*)https://lematindalgerie.comsortie-de-tiwizi-en-algerie-censure-obstacles-et-peripeties

Auteur
Kacem Madani

 




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