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Saadia Mosbah : la militante antiraciste que le pouvoir tunisien veut briser

Saadia Mosbah

Saadia Mosbah, militante des droits de l'homme, embastillée.

Une femme noire, libre, debout, est arrachée à sa vie, à son combat, à son peuple. Saadia Mosbah, présidente emblématique de l’association Mnemty (« mon rêve »), militante infatigable contre le racisme structurel en Tunisie, est incarcérée. Pas jugée. Pas condamnée. Juste réduite au silence.

Une arrestation opaque, une procédure d’exception

Saadia Mosbah a été arrêtée à Tunis le 7 mai 2024. Elle a été placée en garde à vue, prolongée jusqu’au 14 mai, dans le cadre de la loi antiterroriste. Selon les informations de Jeune Afrique, elle est détenue dans le plus grand secret, sans possibilité d’être assistée par un avocat, comme le permet cette législation d’exception.

Les accusations ? Blanchiment d’argent et enrichissement illicite. Des accusations jugées absurdes et sans fondement par son association, qui affirme être prête à remettre toutes les pièces comptables et rapports d’activité aux autorités. Kapitalis.com indique que des perquisitions ont été menées à son domicile ainsi qu’au siège de Mnemty. Mais aucun élément sérieux n’a été rendu public à ce jour. Aucune inculpation formelle, aucun procès, aucun droit à la défense.

Une femme debout, dérangeante par sa simple existence

Née à Bab Souika, dans un quartier populaire de Tunis, Saadia est issue d’une famille originaire de Gabès. Cheffe de cabine à Tunisair, elle se heurte très tôt au racisme : remarques humiliantes, stéréotypes dégradants, soupçons permanents.

«Quand j’exerçais, j’ai entendu ce que personne ne devrait entendre : « laissons parler la ‘wassifa' », ou encore : « Comment cette ‘kahloucha’ a-t-elle pu être recrutée ? »», me confiait-elle en 2013.

Elle décide alors de porter la voix de ceux qu’on n’écoute pas : les Tunisiens noirs, les oubliés de la République, les invisibles de la citoyenneté.

« Nous ne sommes pas vos domestiques, nous sommes des citoyens »

Dans un entretien exclusif que j’ai mené avec elle en 2013, elle expliquait l’origine de son combat : d’abord une page Facebook, puis une première tentative associative, avant de fonder Mnemty, en 2013. Une association qui milite pour la reconnaissance des discriminations raciales, pour l’égalité des droits, et contre les termes déshumanisants comme « chouchan »« wassif » – esclaves, domestiques – toujours utilisés en Tunisie.

« Nous ne sommes pas une communauté à part, nous sommes des Tunisiens. Ce pays est autant le nôtre.»

Une violence institutionnalisée, un silence organisé

À travers Mnemty, Saadia Mosbah a mis en lumière une réalité glaçante : des enfants noirs relégués au fond des classes, des insultes raciales quotidiennes, des refus d’accès à certains métiers, des cimetières séparés entre blancs et noirs à Djerba, jusqu’à aujourd’hui.

«Certaines cartes d’identité portent encore le nom « Chouchan », synonyme d’esclave. Une humiliation légale», dénonçait-elle.

Elle révélait aussi le traitement discriminatoire des étudiants subsahariens : 5000 euros annuels, une manne de devises plus rentable que le tourisme – mais inaccessible pour la majorité. Et pire encore : des frais moindres pour les étudiants mauritaniens à peau claire que pour ceux à peau noire.

L’idéologie raciste au sommet de l’État

Fin 2022, le Parti nationaliste tunisien diffuse une campagne haineuse contre les migrants noirs, en reprenant les thèses du « grand remplacement ». En février 2023, le président Kaïs Saïed légitime cette dérive, évoquant un prétendu « plan criminel pour changer la composition démographique » de la Tunisie.

« Certains individus reçoivent de grosses sommes d’argent pour octroyer la résidence à des migrants subsahariens », déclare-t-il. Le signal est donné : les noirs sont une menace, les antiracistes des ennemis.

C’est dans ce climat délétère que Saadia Mosbah devient la cible idéale. On lui reproche même d’avoir hébergé des migrants pour « modifier les gènes » du pays. Une accusation délirante, grotesque, mais reprise sans sourciller par une presse aux ordres.

Une détention politique, une urgence morale

Aujourd’hui, Saadia Mosbah est toujours détenue sans jugement. Une garde à vue prolongée, sans procès, sans avocat, dans le silence d’un État de droit qui ne s’applique plus à celles et ceux qui dérangent.

« Si je tombe, continuez. Ce combat ne m’appartient pas, il est à toute la Tunisie », aurait-elle confié à ses proches avant son arrestation.

Elle n’a ni volé, ni tué. Elle a dénoncé. Et cela suffit, dans la Tunisie de 2025, pour finir enfermée.

Guettala Djamal

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