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Saïd Djabelkheir : le procès de la honte

OPINION

Saïd Djabelkheir : le procès de la honte

Il y a l’islam des Lumières et il y a l’islam des Ténèbres. Le premier est celui des Mutazilites (VIIIe siècle), d’Averroès (1126-1198) et de Mohammed Arkoun (1928-2010) ; le second est celui d’Ibn Taymiyya (1263-1328), de Mohammed Ibn Abdelwahhab (1703-1792), Sayyid Qutb (1906-1966), Youssef al-Qaradaoui et Hassan el-Banna (1906-1949).

L’islam des Lumières s’inspire des jardins verdoyants d’Ispahan, de Damas et de Cordoue ; l’islam des Ténèbres s’inspire de l’aridité mortifère du Désert arabéen. Ce dernier veut tout raser, tout brûler, afin de faire advenir le Musulman unidimensionnel. C’est à cela qu’aspire l’islamisme aujourd’hui et depuis toujours : créer un type humain servile et soumis à dogmes et des rites superstitieux, totalement inopérants pour le monde du XXIe siècle. 

Je ne crois pas  à la réforme de l’islam. Quel islam nous allons réformer au juste? Celui des Wahhabites ou celui des Frères musulmans ?  Celui du de DAECH, de l’Internationale islamiste du djihad ou celui du néo-Sultan Erdoğan ? L’islam est tenu en otage par l’islamisme dans ses différents courants. L’islamisme est un islam malade, un corps accablé de métastases allant vers sa phase terminale. Seule la laïcité sauvera l’islam. En le confinant dans l’espace privé de chaque croyant, il guérira du monolithisme qui l’atrophie. 

(Le procès de  l’islamologue de renom, Saïd Djabelkheir, poursuivi pour offense à l’islam, s’est ouvert ce jeudi 1er avril, devant le tribunal de Sidi M’hamed à Alger. Le verdict a été renvoyé au 22 avril prochain.)

Depuis plusieurs mois, le libre penseur Saïd Djabelkheir, islamologue et chercheur spécialiste de la jurisprudence de la Charia, subit une véritable cabale judiciaire assumée et organisée par des forces obscurantistes dont l’objectif est d’anéantir toute les tentatives qui visent à soumettre les textes religieux à une étude scientifique et rationnelle. 

Cette cabale nauséabonde s’est traduite par le procès intenté à Saïd Djabelkheir, tenu jeudi dernier devant le tribunal de Sidi M’hamed, près de la cour d’Alger. Dans le déroulement de ce procès moyenâgeux, l’ayatollah-« universitaire » Abderrazak Bouidjra, le plaignant-inquisiteur, se dit « affecté par les déclarations et les publications de Saïd Djabelkheir ». Mais affecté de quoi au juste ? La réponse est simple et nos obscurantistes-universitaires regardent sans ne vouloir rien voir. L’ayatollah-« universitaire » Abderrazak Bouidjra a peur de voir, dans l’Algérie de 2021 et du Hirak, la progression de l’usage de la raison et de la science en matière de religion. Il se dit heurté dans sa foi pour le simple fait d’avoir lu quelques publications de Saïd Djabelkheir qui discutent la véracité de la légende de l’Arche de Noé et les vertus guérisseuses de l’urine du chameau, confirmées par certains hadiths attribués à Muhammad, le Prophète de l’islam. 

La nécessité de recourir à la philologie 

Pour un individu rationnel et sain d’esprit, la croyance en l’existence de l’Arche de Noé ou aux vertus guérisseuses de l’urine du chameau est totalement accessoire, voire inutile. En quoi est-ce nécessaire de croire à de telles légendes ? Aucune nécessité ne s’impose. L’Arche de Noé est une légende qui puise ses sources dans la mythologie mésopotamienne. Plusieurs textes anciens en témoignent: d’une part, l’Epopée d’Atrahasis (1) ou le Poème du Très Sage raconte les aventures d’Atrahasis – un personnage de la mythologie mésopotamienne – qui aurait survécu au Déluge et obtenu l’immortalité des dieux. Nous sommes donc au deuxième millénaire avant notre ère. D’autre part, L’Epopée de Gilgamesh, dans sa Onzième tablette, raconte comment Uta-Napishtim a révélé à Gilgamesh, roi d’Uruk-les-clos, l’histoire du grand Déluge et les secrets de l’obtention de la vie éternelle.

Dans la Onzième tablette de l’Epopée de Gilgamesh, on peut lire ceci : « Utanapistî s’adressa donc à lui / « Gilgamesh, je vais te révéler un mystère, te confier un secret des dieux ! / Tu connais la ville de Surupak / Au bord de l’Euphrate, vieille cité, hantée par les dieux / C’est là que l’envie prit aux (plus) grands dieux de provoquer le Déluge / […] / Démolis ta maison, pour te faire un bateau ! / Renonce à tes richesses, pour te sauver la vie ! Détourne-toi de tes biens, pour te garder sain-et-sauf ! / Mais embarque avec toi des spécimens de tous les animaux ! » (2). 

Après l’annonce du Déluge par « Le plus Grand des dieux », les derniers vers de la Onzième tablette de l’Epopée de Gilgamesh rapportent la fin du Déluge : « J’ouvris une lucarne et l’air vif me sauta au visage / Je tombai à genoux, immobile et pleurai : les larmes ruisselaient sur mes joues / Puis je cherchai du regard des côtes, à l’horizon / A quelque encablure, une langue de terre émergeait : c’était le mont Nisir, où le bateau accosta / Le Nisir le retint, sans le laisser repartir / […] / Le septième jour, je pris une colombe et la lâchai / La colombe s’en fut, puis revint : n’ayant rien vu où se poser, elle s’en retournait / Puis je pris une hirondelle et la lâchai / L’hirondelle s’en fut, puis revint : n’ayant rien vu où se poser, elle s’en retournait / Puis je pris un corbeau et le lâchai / Le corbeau s’en fut, mais, ayant trouvé le retrait des eaux / Il picora, il croassa, il s’ébroua / Mais ne s’en revint plus / Alors, je dispersai tout aux quatre-vents et fis un banquet-pour-les-dieux / Disposant le repas sur le faîte de la montagne » (3). 

Dans le Livre de la Genèse (Chap. 6 et 7), Atrahasis et Uta-Napishtim deviennent le Patriarche Noé. Dans le Coran (Sourate 11, 23, 71) le Noé biblique devient un prophète (Nebbi) de l’islam : Nûh. Avec l’appui des études philologiques et des analyses rationnelles de ces textes mythologiques et religieux, il serait inutile de débattre sur la prétendue « vérité de l’histoire de l’Arche de Noé ». Ces récits ont une valeur symbolique et éducative : ils sont partagés par l’ensemble des civilisations de l’Orient ancien et du pourtour méditerranéen. Il est question de transmission mémorielle et non de « vérité ».

Quant à la sacro-sainte-urine-du-chameau, il suffit de voir où les imams salafistes de la Fatwa-Valley, les prêcheurs d’ignorance et de haine, vont se soigner en cas de grave maladie : ils ne vont guère boire le jaune-breuvage-paradisiaque-du-saint-chameau ou aller voir un Raki (charlatan, exorciste) ; en revanche, ils vont se précipiter, tous et sans aucune exception, sur les prestigieux hôpitaux européens, « les hôpitaux de Satan » comme ils disent habituellement, pour sauver leurs âmes (s’ils en ont une). Dire qu’on peut soigner des gens avec l’urine du chameau ou avec une Ruqiya (exorcisme propre à l’islam), c’est faire subir une flétrissure à l’intelligence humaine.

Averroès et la nécessité de philosopher en matière de religion

Dans l’Andalousie du XIe et XIIe, la question du droit à philosopher agitait tous les milieux lettrés. Chez les musulmans orthodoxes, la philosophie est synonyme d’apostasie. Ces derniers considèrent catégoriquement que cette dernière mène tous ceux qui s’y exercent vers l’athéisme. Vers la fin du XIIe siècle, un certain Averroès (1198), juriste et philosophe andalou – Ibn Rushd en arabe –, par son courage et son intelligence, a proposé une défense de la philosophie consistant à faire lever les accusations qui l’accablent. 

Face aux attaques du théologien Al-Ghazâlî (1058-1111) à l’encontre de la philosophie, Averroès tâche d’y répondre, tout en s’efforçant de réhabiliter la tradition philosophique. Al-Ghazâlî reprochait aux philosophes ceci :

1) Les philosophes enseignent l’éternité du monde et développent ainsi l’incroyance (Kufr).

2) L’homme ne peut ressusciter qu’avec son âme, et non avec son corps. 

Averroès récuse ces attaques avec fermeté, en faisant valoir les arguments suivants : 1) Le Coran ne dit jamais que le monde a été créé à partir de rien et dans le temps. Si on y trouve des énoncés sur l’origine du monde, ils indiquent plutôt qu’il a été produit à partir d’une matière éternelle. Exemple : « Et c’est Lui qui a créé les cieux et la terre en six jours, alors que Son Trône flottait sur l’eau » (sourate 11, verset 7). Ici, les accusations doivent céder la place à l’interprétation. 2) Il n’est pas possible d’interpréter les passages du Coran où il est question de la résurrection ni au sens littéral ni au sens figuré. Ce qu’enseignent les philosophes à ce propos ne se place pas en contradiction avec le Coran. Face aux ambiguïtés du Coran sur la résurrection, celui qui donne une autre interprétation ne peut pas être tenu responsable de l’incroyance des uns et des autres. 

De ce fait, la philosophie aide les hommes à trouver le chemin de la vérité. La connaissance est identique pour tous les hommes et il suffit de retourner à la pratique de la philosophie pour comprendre la nature qui nous entoure. Averroès va même jusqu’à justifier la nécessité de philosopher en matière de religion par des versets coraniques : 

  1. « Apprenez donc, vous qui êtes doués de clairvoyance » (sourate 59, versets 2).

  2. « N’ont-ils pas médité sur le royaume des cieux et de la terre, et toute chose qu’Allah a créée ? » (sourate 7, verset 185).

  3. « Par la sagesse et la bonne exhortation appelle (les gens) au sentier de ton Seigneur. Et discute avec eux de la meilleure façon » (sourate 16, verset 125). 

Selon Averroès, ces versets apportent la preuve que les hommes doivent réfléchir à la structure du monde et à leur propre origine. Et bien plus, cette réflexion doit s’effectuer de la meilleure manière qui soit. Or, la meilleure forme de pensée est celle qui peut prouver ses résultats, c’est-à-dire la philosophie. De la sorte, le Coran prescrit aux hommes la pratique de la philosophie comme nécessaire (wâjib) (4).

La démarche de Saïd Djabelkheir vis-à-vis de certains textes problématiques qui relèvent de la tradition islamique n’est autre que celle d’Averroès. Sur sa page Facebook, ce dernier a invité l’Education Nationale à faire entrer, au sein de ses programmes, Averroès et faire sortir Ibn Taymiyya. Abderrazak Bouidjra n’est visiblement pas de cet avis. Au débat rationnel et argumenté, il préfère les tribunaux de l’inquisition.  

Le Hirak doit soutenir solennellement Saïd Djabelkhir

Aujourd’hui plus que jamais, la majorité écrasante des algériens réclament un état démocratique et laïc. Si les islamistes usent du népotisme qui leur est accordé par le « régime », les marches et les militants démocrates du Hirak doivent se saisir l’ « Affaire Djabelkheir » pour en faire un emblème de lutte anti-islamiste et antidictatoriale. La liberté de conscience et la liberté des chercheurs, des journalistes, des artistes et des écrivains doit être intangible. Un tel procès de la honte, intenté à un libre penseur par une horde d’obscurantistes, ne doit plus se répéter.

Avec les marches hebdomadaires du Hirak, nous avons une chance historique, nous autres démocrates et libres d’esprit, pour défaire les mécanismes de l’intimidation islamiste. Si les entrepreneurs de la pensée unique et des fariboles religieuses n’hésitent pas à s’afficher de manière abjecte et grotesque, les partisans de la démocratie et de la liberté de conscience doivent, à leur tour, se manifester dans l’espace public et éditorial de manière solennelle et sans aucune concession face aux ennemis de l’Algérie démocratique. 

Ce n’est pas avec l’idéologie d’Ibn Taymiya, du wahabisme et des résidus du FIS et du GIA que l’Algérie va retrouver son « indépendance confisquée » (Ferhat Abbas). « D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition » (5). Ainsi parlait notre ancêtre Albert Camus. 

F. L.

Notes

1-  Voir Jean Bottéro, Lorsque les dieux faisaient l’homme : Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989.

2- L’Epopée de Gilgamesh, Le grand homme qui ne voulait pas mourir, trad. Jean Bottéro, Paris, Gallimard, 1992, p.184-185.

3- L’Epopée de Gilgamesh, Le grand homme qui ne voulait pas mourir, trad. Jean Bottéro, op.cit., p. 193-194.

4- Ulrich Rudolph, La philosophie islamique, « Chapitre X. Le retour à Aristote : Averroès », Paris, Vrin, 2015, p.92-99.

5- Albert Camus, Noces suivi de L’Eté, « L’exil d’Hélène », Paris, Gallimard, 1959, p. 140.

Auteur
Faris Lounis

 




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