Saïd Taleb, poète engagé et sensible, livre dans États d’âme un recueil d’une rare intensité, où chaque vers semble porter le poids d’une mémoire collective et intime. À travers ses poèmes, il se dévoile comme un homme habité par les douleurs du monde, les injustices sociales, les blessures de l’exil, mais aussi par une tendresse infinie pour les siens, pour sa terre, pour les mots.
L’écriture de Saïd Taleb est à la fois simple et profonde, accessible et bouleversante, comme s’il cherchait à parler à chacun, sans détour, avec la sincérité d’un cœur qui bat pour les autres.
Né à Ouadhias en Kabylie, après un baccalauréat littéraire, Saïd Taleb a poursuivi ses études à l’Institut de journalisme d’Alger. Très tôt, il s’est engagé dans le monde de la presse, collaborant à plusieurs journaux avant même d’avoir terminé son cursus universitaire : Le Matin, L’Actualité, El Watan, La Dépêche de Kabylie. En 2004, il quitte ce dernier pour poursuivre un master en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Grenoble, où il s’inscrit également en doctorat. Il vit et travaille à Grenoble depuis plus de vingt ans. Après États d’âme, il prépare un nouveau recueil de poésie ainsi qu’un roman.
Le recueil États d’âme s’ouvre sur une préface vibrante de Youcef Zirem, qui ne se contente pas de présenter l’auteur, mais en révèle la profondeur humaine et la portée politique. Zirem y décrit Saïd Taleb comme un poète de la nuit, un veilleur qui, dans l’obscurité, cherche les éclats de vérité et les visages aimés. Il insiste sur la force des mots de Taleb, leur capacité à dire l’indicible, à transformer la douleur en lumière, à faire du silence un lieu de partage. Cette préface agit comme une clé : elle prépare le lecteur à entrer dans un univers où la poésie n’est pas un ornement, mais une nécessité vitale.
Saïd Taleb ne se contente pas de peindre des paysages intérieurs ou de raconter des souvenirs : il interroge le monde, il le confronte à ses contradictions. Ses poèmes sont des actes de parole, des gestes de résistance, des appels à la conscience. Ils portent en eux la colère des opprimés, la tendresse des absents, la dignité des oubliés.
Chaque vers semble surgir d’un lieu blessé, d’une mémoire meurtrie, mais toujours avec une volonté de réconciliation, de transmission, de beauté. Il évoque la prison non seulement comme un lieu physique, mais comme une métaphore de l’enfermement politique et existentiel, comme dans le poème La plume et le papier comme compagnons : « Dans une cellule minuscule / Le crayon et le bout de papier lui tiennent compagnie / Ils lui rappellent qu’il est là pour ses opinions et ses écrits. » Il parle de la perte avec une pudeur bouleversante, notamment lorsqu’il s’adresse à sa sœur disparue dans Un anniversaire dans un cimetière, où l’amour fraternel devient une prière : « Je t’ai apporté / Ma prose et quelques roses / Pour continuer tes phrases inachevées. » Ce poème, dédié à sa sœur Ouiza, résonne comme un hommage intime et universel, où la douleur du deuil se transforme en acte d’écriture, en lien indélébile entre les vivants et les absents.
La solitude, chez Saïd Taleb, n’est jamais stérile : elle est peuplée de souvenirs, de voix, de visages. Elle devient un espace de création, un refuge pour les mots. La mémoire, omniprésente, est à la fois douleur et ressource, blessure et remède. Il écrit pour ceux que l’histoire a effacés, pour ceux que la société marginalise, pour ceux que le pouvoir réduit au silence. Il donne une voix aux enfants, aux mères, aux opposants, aux exilés, aux rêveurs. Il célèbre les marcheurs de la liberté, ces figures anonymes qui, par leur courage, redonnent sens à l’espoir collectif. Dans le poème Les marcheurs, il écrit : « Demain aussi nous irons marcher / Malgré les menaces, les entraves / Ces femmes et ces hommes braves / Se souviennent de ce jour en couleur / Où se brisent les chaînes de la peur. »
Chaque poème est une pierre posée sur le chemin de la dignité. Il ne s’agit pas de construire un monument, mais de tracer une route, de baliser un sentier pour ceux qui viendront après. Saïd Taleb écrit comme on plante des graines : avec la certitude que quelque chose poussera, même dans les terres les plus arides. Sa poésie est une forme d’engagement, mais aussi un acte d’amour. Elle nous rappelle que les mots peuvent consoler, éveiller, rassembler. Elle nous invite à marcher, à penser, à rêver, à ne jamais oublier.
L’impact du recueil États d’âme de Saïd Taleb est immédiat, presque viscéral. Dès les premiers vers, le lecteur est saisi par une émotion brute, une sincérité sans fard qui ne cherche ni à plaire ni à impressionner. Taleb ne joue pas avec les artifices du langage : il les écarte pour laisser place à une parole nue, vibrante, essentielle. Ce dépouillement stylistique est précisément ce qui rend sa poésie si puissante. Elle ne s’encombre pas de métaphores alambiquées ou de figures rhétoriques spectaculaires ; elle va droit au cœur, avec des mots simples qui portent des vérités complexes.
Ce choix de la justesse plutôt que de la joliesse est un acte poétique en soi. Taleb refuse l’esthétisation de la souffrance, il ne maquille pas les blessures du monde. Il les expose, les nomme, les partage. Et ce faisant, il transforme la poésie en un espace de résistance. Résistance contre l’oubli, contre l’injustice, contre l’indifférence.
Ses textes sont des cris retenus, des murmures de révolte, des chants de mémoire. Ils rappellent que la poésie n’est pas un luxe, mais une nécessité, surtout dans les temps troublés. Elle devient un outil de survie, un moyen de dire ce qui ne peut être dit autrement. Dans le poème Murmures, il écrit : « Le silence / Est la présence / De ceux qui nous ont quittés / Ceux que l’on veut entendre parler. »
Mais Saïd Taleb n’est pas seulement un témoin lucide ; il est aussi un rêveur invétéré. Sa poésie ne se limite pas à dénoncer : elle propose, elle imagine, elle espère. Elle cherche des oasis dans le désert, des éclats de lumière dans les ténèbres. Elle croit encore en l’humain, en la fraternité, en la beauté des instants partagés. Cette tension entre lucidité et espérance donne à son œuvre une profondeur rare. Elle ne sombre jamais dans le désespoir, même lorsqu’elle évoque la perte, la solitude ou l’exil. Elle garde toujours une porte ouverte, un souffle d’avenir. Dans le poème Joie, il écrit : « Ces petits moments de joie / Comme des oasis / Dans cet immense Sahara. »
L’apport de Saïd Taleb à la poésie contemporaine est donc double : il redonne aux mots leur pouvoir de guérison et leur force de rassemblement. Il montre que les mots peuvent consoler, unir, éveiller. Que la poésie peut être un lieu de rencontre, un refuge pour les âmes blessées, un espace de dialogue entre les vivants et les morts, entre le passé et le présent, entre le réel et le rêve. États d’âme est un recueil qui ne se contente pas d’être lu : il se vit, il se ressent, il se partage. Il nous rappelle que, même dans les silences les plus profonds, il y a toujours des mots pour dire, pour aimer, pour espérer.
États d’âme de Saïd Taleb dépasse largement le cadre du recueil poétique traditionnel. C’est une traversée humaine, une immersion dans les méandres de l’existence, où chaque poème devient une halte, une respiration, une méditation sur ce que signifie vivre, aimer, perdre, résister. Taleb ne se contente pas d’écrire : il accompagne, il tend la main, il partage ses états d’âme comme on partage du pain, avec générosité et humilité. Il ne cherche pas à imposer une vision du monde, mais à en révéler les failles, les beautés cachées, les douleurs enfouies. Sa poésie est celle d’un homme qui a vu, qui a vécu, qui a compris que les mots peuvent être des refuges, des armes, des ponts.
Dans ce recueil, Saïd Taleb apparaît comme un poète de l’essentiel. Il ne s’égare pas dans les détours de l’ego ou les jeux de style : il va à l’essence des choses, à ce qui touche, à ce qui relie. Il est un artisan du verbe, un sculpteur de silences, un tisseur de mémoire.
Ses vers sont sobres mais chargés de sens, comme des pierres gravées par le temps. Il parle pour lui, mais aussi pour les autres, pour ceux qui n’ont pas les mots, pour ceux que l’on n’écoute pas, pour ceux que l’on oublie. Il est le frère de tous ceux qui cherchent encore un peu de beauté dans le chaos, un peu de lumière dans l’obscurité, un peu de chaleur dans le froid du monde.
Son œuvre est une invitation. Une invitation à lire, bien sûr, mais aussi à écouter, écouter les murmures du passé, les cris du présent, les promesses du futur. Une invitation à se souvenir, des êtres aimés, des luttes menées, des instants précieux. Une invitation à espérer, malgré tout, malgré la douleur, malgré les absences. États d’âme est un livre qui ne se referme pas : il continue de résonner, de questionner, de consoler.
Il nous rappelle que la poésie peut être un acte de résistance, un geste d’amour, une manière de rester debout quand tout vacille. Et dans cette époque troublée, cette voix est précieuse. Elle nous dit que, même au cœur des ténèbres, il est encore possible de chercher la lumière, et de la trouver.
Brahim Saci