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Sainte-Sophie à la merci du nouvel empire ottoman

CONTE

Sainte-Sophie à la merci du nouvel empire ottoman

« L’homme politique qui a besoin des secours de la religion pour gouverner n’est qu’un lâche ! […] Or, jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l’État. »
Kemal Atatürk

« Sainte-Sophie, Sainte-Sophie ! »

Si la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb avait été télévisée en direct, j’aurais été le premier des téléspectateurs, c’est-à-dire ici dans mon salon, face à mon écran de télévision. Et j’aurais entendu en direct de la hune une voix crier : « Terre droit devant nous ! Terre, terre à l’avant ! ». Et j’aurais exulté.

Vous aussi, vous auriez jubilé. Vous auriez été un bon petit bourgeois blanc de moins de cinquante ans pour reprendre les termes essentialisants des nouveaux racialistes, un petit béotien, conquérant et naïf comme un citoyen payant ses impôts et ne profitant pas des mannes de la distribution sociale, espérant avec certitude le bonheur du progrès à venir.

Cette semaine, en revanche, il faudrait davantage que la transformation de l’ancienne basilique de Sainte-Sophie en mosquée pour soulever votre esprit inétonnable. Vous ressentiriez cette conversion comme une déchéance. Au lieu de vivre dans l’ivresse ce moment où l’esprit humain s’enkyste entre deux continents, vous croyez qu’il est plus sage d’expliquer et de ratiociner.

Vous trouvez ridicule une évocation de Colomb ? Je vous l’accorde, elle est stupide. Elle a surgi en moi, bêtement. Je reconnais qu’entre cet évènement de 1492 et cette transsubstantiation de 2020, aucune comparaison n’est possible. Jadis, l’européen découvrait le Nouveau Monde ; maintenant l’islamiste ne fait que prendre en otage l’Autre Monde.

Hier, l’amiral de leurs Majestés très catholiques rencontrait, de l’autre côté de l’Atlantique, d’autres hommes que l’on allait traiter comme d’autres hommes. On le leur fit bien voir. On les pilla, les asservit, les extermina. Aujourd’hui, le fruit du laisser-faire des pays des Lumières s’engouffre dans la lâcheté des Européens. 

Vous discutez de ma colère en m’invitant que l’humanité ne tirera pas de cette métamorphose une once de bonheur. Vous n’êtes pas le dernier à le prétendre. D’autres le diront sentencieusement demain. Et regretteront leur indignité. Vous n’êtes pas non plus le premier à le penser. Je ne doute pas qu’il se trouva quelque grand de France ou de Belgique ou d’Allemagne pour saluer le nouvel empereur ottoman d’un bon sens aussi irréfutable. Je vous donne une nouvelle fois raison. 

Vous constatez avec réalisme que tout cela n’est que propagande, feu d’artifice, poudre aux yeux des frères musulmans qui dirigent désormais avec dédain la République d’Atatürk. Et que le côté mise en scène méprisant n’est pas l’aspect le moins génial de cette transfiguration. Les descendants de Soliman le Magnifique sont de grands maîtres de ballet !

Vous croyez me mettre à la raison en m’énumérant tous les problèmes qui restent entiers. J’avoue qu’aucun de ceux-ci n’est résolu. La non reconnaissance du génocide des Arméniens, l’agression contre la Syrie, l’ingérence dans les affaires intérieures des pays occidentaux, le massacre des Kurdes et des Assyro-Chaldéens, la tentative de mainmise sur la Libye, les menaces en Méditerranée… La lecture des journaux qui viennent de tomber me le démontre à l’évidence. Le nouvel Mehmet II a encore une fois réussi la prise de Constantinople, dernier vestige de l’empire romain. 

Quant aux nations européennes, elles sont confrontées au problème le plus formidable qui puisse être posé à des gouvernements légalement constitués : « comment recevoir le diable en personne ? Que faire du diable lui-même ? »

Pourtant, je suis heureux, je vous l’avoue. Ce moment aurait pu ne pas exister et voici que nous avons eu la chance de le vivre. Ah, que notre époque est formidable ! c’est pourquoi je juge votre sagesse mesquine. Je préfère l’attitude de M. Trump : « Rien ne prouve que c’est le coronavirus qui ait atteint les USA. » Voilà une position d’homme d’État.

Probablement d’ailleurs — pardonnez-moi ma manie — qu’en apprenant la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, quelque homme de bien doit affirmer sans rire : « Rien ne prouve qu’Erdogan dirige la Turquie. » Or, cet homme a raison : Erdogan, vous le savez bien, ne dirige pas seulement la Turquie, il manipule toute l’Europe occidentale.

Auteur
Kamel Bencheikh, écrivain

 




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