La présente contribution de Salem Chaker, Professeur émérite des Universités (langue berbère), sur la répression en Algérie, et particulièrement en Kabylie, a été publiée en partie par le quotidien Le Monde. Nous la livrons dans son intégralité à nos lecteurs.
Il règne en Algérie depuis plus de deux ans un climat de répression, voire de terreur, généralisé. Arrestations arbitraires de militants de toutes sensibilités politiques et de journalistes, fermeture d’organes de presse, entrave à la liberté de circulation d’artistes et d’intellectuels, procès et condamnations expéditives en série… Bien sûr, cette situation concerne l’Algérie toute entière et toute expression politique, intellectuelle ou artistique autonome.
C’est que le régime a été sérieusement ébranlé par la fin chaotique du règne de Bouteflika (2019 – 2020). Mais elle a pris une tournure tout à fait extrême en Kabylie, principale région berbérophone d’Algérie.
Le tournant marquant date du printemps 2021 lorsque le pouvoir a classé comme « organisations terroristes » le MAK[1] (et le Mouvement Rachad[2]) et a arrêté des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».
La vague d’arrestations en Kabylie s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 sentences dont 54 condamnations à morts (5 par contumace) et de nombreux autres verdicts lourds allant jusqu’à la perpétuité. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression en Kabylie, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.
Ces pratiques n’ont en fait rien d’inédit en Kabylie. De l’intervention militaire directe contre le FFS de Hocine Aït Ahmed (1963 – 1965) à la répression sanglante de manifestations pacifiques (2001 – 2002 : 130 morts et des milliers de blessés), en passant par les innombrables condamnations de militants et de manifestants (1974, 1976, 1977, 1978, 1980, 1981, 1985 et 1998) et les assassinats ciblés de personnalités, on n’en finirait pas d’égrener les actes de répression violente qu’a subis la région.
Sans oublier l’ostracisme culturel structurel, pendant une trentaine d’années, inscrit officiellement dans les orientations idéologiques, les constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman. Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la Nation.
Il existe donc une relation de tension ancienne et multiforme entre la Kabylie et l’État central. Opposition qui n’a d’ailleurs pas eu que des formes paroxystiques : il suffit de se pencher sur la sociologie électorale de la Kabylie depuis 1963, pour constater, sur la base même des chiffres officiels, qu’il existe dans cette région une défiance tenace vis-à-vis du pouvoir politique.
Lors de toutes les consultations électorales, on a constaté en Kabylie des taux d’abstention très élevés dépassant souvent les 80 % et un rejet quasi-systématique des candidats officiels. A l’occasion de la dernière élection présidentielle (2019), la participation était quasi-nulle en Kabylie (0,001 % à Tizi-Ouzou et 0,29 % à Béjaïa). Ce quasi-boycott explique sans doute l’acharnement des autorités contre la Kabylie à laquelle on veut faire payer ce désaveu cinglant.
La Kabylie apparaît donc comme la cible privilégiée de la répression depuis l’indépendance du pays. Le régime algérien, comme tous les régimes autoritaires, a structurellement besoin d’ennemis, extérieurs et intérieurs, pour se maintenir et légitimer son autoritarisme et ses pratiques répressives.
Depuis 1963, l’ennemi extérieur principal est le frère et voisin marocain et ses alliés. Si l’on considère la longue durée, cet ennemi de l’extérieur est désormais un chiffon rouge que l’on agite pour mobiliser la fibre nationaliste de la population face au danger extérieur. Mais de fait, il s’agit plutôt d’une rhétorique sans implication concrète car on peut sérieusement douter que les généraux algériens prennent le risque de s’engager dans une guerre avec le Maroc. Ce pari militaire et politique serait très incertain et risquerait de mettre en cause la survie même du système.
En revanche, la Kabylie, l’ennemi intérieur, est une proie beaucoup plus facile que l’on peut aisément désigner comme ennemi de la Nation et de son Unité. C’est pour cela que ce ressort est systématiquement utilisé depuis 1963. Cette pratique anti-kabyle a des racines bien plus anciennes et remonte aux années 1930 au sein du mouvement nationaliste algérien radical. Au départ, il s’agissait moins d’un clivage ethnique que d’une opposition idéologique : certains militants nationalistes kabyles s’opposaient à la définition arabo-islamique de la Nation et manifestaient un tropisme marqué vers une conception laïque de l’État. D’où les condamnations et stigmatisations récurrentes de « berbérisme et berbéro-matérialisme ». Cette divergence idéologique évoluera rapidement vers une suspicion anti-kabyle largement répandue dans les milieux dirigeants.
On peut donc légitimement craindre que le régime en vienne à utiliser contre la Kabylie les méthodes répressives les plus extrêmes s’il est convaincu que cela lui permettrait de se maintenir et de se reproduire.
Certes, le combat contre la colonisation était légitime et nécessaire, mais le contexte socio-historique dans lequel s’est constitué le nationalisme algérien a induit des options idéologiques et des pratiques politiques pérennes : la référence obsessionnelle à l’identité arabe et musulmane de la Nation ; un nationalisme exacerbé ainsi qu’une tendance lourde à l’unanimisme et au refus de toute diversité.
Ces fondamentaux se sont traduits par un autoritarisme marqué n’hésitant pas à recourir à toutes les formes de répression, une Justice totalement soumise aux ordres du pouvoir exécutif, une presse en liberté surveillée dans le meilleur des cas, une omniprésence – voire une omnipotence – des services de sécurité et des partis politiques, depuis qu’ils ont été autorisés (1989), sous contrôle étroit de l’Exécutif.
C’est sans doute une illusion de penser que le nationalisme radical algérien ait été d’une nature progressiste et libératrice. Il est porteur dès l’origine d’un projet autoritaire, unanimiste, intolérant et, sur bien des aspects, rétrograde.
C’est pour cela que le combat berbère comme tous les combats démocratiques sont difficiles en Algérie. Difficile, voire désespéré, pour répondre au titre de l’ouvrage de Pierre Vermeren[3]. En fait, tant que la société algérienne ne prendra pas conscience de la nécessaire rupture avec l’héritage et le passé nationaliste, tant que l’on ne s’engagera pas dans une critique lucide des fondements de l’Etat-nation actuel, il est à craindre qu’il soit impossible de remettre en cause le pouvoir de l’oligarchie qui dirige, exploite, pille et détruit le pays.
Si l’on veut remettre en cause réellement un pouvoir « corrompu et corrupteur », comme le disait la plateforme d’El-Kseur[4] (2001), il faut nécessairement s’attaquer aux bases historiques et idéologiques qui fondent ce régime.
Salem Chaker
Notes
[1] Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie à sa création en 2001, il devient Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie en 2013.
[2]Rachad est un mouvement politique à tendance islamiste, fondé le 18 avril 2007 à Londres par sept Algériens dont certains sont issus du Front islamique du salut (FIS) interdit par les autorités algériennes en 1992.
[3] Maghreb, la démocratie impossible ? Paris, Fayard, 2004.
[4]Document élaboré par la Coordination du Mouvement qui a secoué la Kabylie à l’occasion des affrontements sanglants de 2001-2002.