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Salim Zerrouki : un regard graphique sur les fractures algériennes

Salim Zerrouki

Photo Rita Scaglia

Salim Zerrouki est un artiste algérien né à Alger. Diplômé de l’École des Beaux-Arts de la capitale, il commence sa carrière dans le domaine de la publicité avant de se consacrer à la caricature et à la bande dessinée. Il crée le blog Yahia Boulahia, où il critique avec humour les dérives religieuses à travers un personnage salafiste fictif. L’année suivante, son œuvre Superman Barbu, exposée au Printemps des Arts de Tunis, provoque une vive controverse.

Son travail aborde des sujets tels que la migration, l’identité et le racisme, mêlant satire et expression graphique pour questionner les normes sociales et déconstruire les discours dominants. Parmi ses publications, on trouve 100% Bled, qui tourne en dérision le quotidien maghrébin, et Comment réussir sa migration clandestine, une œuvre ironique sur les parcours des migrants. En 2023, il s’installe en France et rejoint l’atelier des artistes en exil.

À travers ses créations, Zerrouki joue un rôle important dans la transmission de la mémoire collective algérienne. Dans Rwama, il retrace l’évolution sociale et politique du pays à travers l’histoire d’un immeuble emblématique, symbolisant le passage de l’utopie socialiste des années 1970 à la désillusion des décennies suivantes. L’artiste met en lumière les fractures sociales profondes qui traversent la société algérienne.

La bande dessinée devient pour lui un outil de réflexion et de témoignage, à la fois personnel et collectif. En mêlant éléments autobiographiques et approche documentaire, il impose une voix singulière dans le paysage artistique contemporain.

À travers ses dessins et récits, il met en évidence les travers des sociétés maghrébines. Yahia Boulahia illustre les absurdités de certaines interprétations religieuses à travers des fatwas fictives, tandis que Superman Barbu provoque le débat par sa posture irrévérencieuse. L’humour noir est une composante essentielle de son travail. Dans 100% Bled, il moque les comportements et les habitudes du quotidien – du mariage aux règles de conduite – avec une ironie mordante destinée à faire émerger une prise de conscience critique.

Les thèmes de la migration et de l’identité traversent l’ensemble de son œuvre. Comment réussir sa migration clandestine dépeint avec cynisme les épreuves rencontrées par les exilés et les barrières visibles ou invisibles auxquelles ils sont confrontés.

Depuis son arrivée en France, Zerrouki poursuit son engagement artistique dans un cadre nouveau. Il collabore avec d’autres artistes, anime des ateliers, notamment aux Saisies, et œuvre auprès des réfugiés, renforçant sa volonté de donner une voix aux marginalisés.

Dans Rwama, il documente les transformations profondes de l’Algérie en se servant de l’immeuble comme métaphore des mutations sociales, politiques et idéologiques du pays. Cette fresque témoigne à la fois des espoirs passés et des désillusions présentes, tout en soulignant les tensions persistantes de la société.

Le parcours de Salim Zerrouki est marqué par une combinaison subtile entre humour, critique sociale et mémoire. Sa pratique de la bande dessinée en fait un observateur incisif de son époque, engagé dans une démarche artistique à la fois personnelle et universelle.

Salim Zerrouki est une figure incontournable de la scène artistique algérienne contemporaine. Il interroge avec intelligence et ironie les réalités d’hier et d’aujourd’hui.

Dans cet entretien, il revient sur son parcours, ses engagements, et la manière dont il utilise la bande dessinée pour faire entendre des voix trop souvent oubliées.

Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a incité à choisir la bande dessinée comme moyen d’expression artistique ?

Salim Zerrouki : Je ne pense pas l’avoir vraiment choisie. Je suis tombé dedans à l’adolescence — je le raconte d’ailleurs dans Rwama. Depuis, je dessine.

Le Matin d’Algérie : Votre personnage Yahia Boulahia vous a offert une certaine visibilité, mais il a également suscité des réactions contrastées. Comment gérez-vous les critiques et les controverses autour de votre travail ?

Salim Zerrouki : Yahia est fait pour déranger. Les critiques, je les écoute quand elles sont sincères, même si elles piquent. Mais je ne vais pas lisser ce que je fais pour plaire à tout le monde. Si tout le monde vous aime, c’est probablement que vous ne dites pas grand-chose.

Le Matin d’Algérie : L’humour occupe une place essentielle dans votre œuvre. Selon vous, quelles sont ses limites lorsqu’il s’agit de dénoncer des problématiques sociales et politiques ?

Salim Zerrouki : C’est vrai, j’ai beaucoup utilisé l’humour jusqu’ici, mais je ne suis pas certain de continuer dans cette voie. Je fais partie de ceux qui ne rigolent pas de tout. Je ne pense pas qu’il existe des règles précises ou des lignes à ne pas franchir. Au contraire, s’il y a bien une chose à faire, c’est transgresser. Mais il faut savoir doser.

Le Matin d’Algérie : La migration et l’identité sont des thèmes récurrents dans vos bandes dessinées. Qu’est-ce qui vous pousse à les explorer aussi fréquemment ?

Salim Zerrouki : Ce sont des questions que je vis depuis toujours. Je suis confronté à ça constamment. En Algérie, on vit une crise identitaire profonde qu’on refuse souvent d’admettre, mais un jour ça explosera.

Le Matin d’Algérie : Votre installation en France a-t-elle modifié votre perception artistique ou influencé votre processus de création ?

Salim Zerrouki : Je ne suis pas installé en France depuis très longtemps, donc je n’ai pas encore assez de recul pour mesurer l’impact. C’est le pays de la BD, la culture a une vraie place, et l’artiste est considéré. Ça ouvre forcément des perspectives.

Le Matin d’Algérie : Avec Rwama, vous faites le récit de l’Algérie à travers l’histoire d’un immeuble. Pourquoi avoir choisi cette approche, et en quoi reflète-t-elle les évolutions de la société algérienne contemporaine ?

Salim Zerrouki : Cet immeuble, c’est l’une de mes plus grandes désillusions. J’étais super fier d’y habiter quand j’étais gosse. On avait eu de la chance : il était beau, moderne, hors du temps, hors cadre. Puis, je l’ai vu se dégrader sous mes yeux, lentement. Je l’ai vu agoniser. Exactement comme l’Algérie.

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Salim Zerrouki : Oui. Je travaille sur une nouvelle BD autour des explosions nucléaires françaises dans le Sahara algérien. Mais… avec plein de surprises !

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Salim Zerrouki : Liberté pour tous les détenus d’opinion algériens. Et que tombe le règne de l’armée. 

Entretien réalisé par Brahim Saci

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