Tahar Djaout (1954-1993), figure emblématique de la littérature algérienne contemporaine, a marqué son époque par une œuvre aussi profonde que tragiquement interrompue. À travers ses romans, notamment « Le dernier été de la raison » (1999), « Les chercheurs d’os » (1984) et « L’invention du désert » (1987), Djaout explore les tensions inhérentes à l’identité algérienne post-coloniale. Cette étude se propose d’analyser la dynamique entre centre et périphérie dans ces œuvres, en s’appuyant sur les théories sémiotiques de Youri Lotman et la grammaire tensive de Claude Zilberberg.
Notre hypothèse est que Djaout utilise cette dialectique comme un outil narratif et conceptuel pour interroger les fondements de l’identité algérienne et les défis de la modernité. En examinant comment Djaout manipule les notions de centre et de périphérie, nous espérons mettre en lumière non seulement la complexité de son œuvre, mais aussi la façon dont elle reflète et interroge les tensions socioculturelles de l’Algérie post-indépendance.
1. Cadre théorique
La notion de centre et périphérie, telle que développée par Youri Lotman dans « La Sémiosphère » (1999), offre un cadre pertinent pour analyser l’œuvre de Djaout. Lotman conçoit la culture comme un espace sémiotique où le centre représente les normes dominantes, tandis que la périphérie est le lieu de l’innovation et du changement. Cette dynamique est complétée par la grammaire tensive de Zilberberg (2006), qui permet d’analyser les variations d’intensité et d’extensité dans le discours narratif.
Lotman argue que la frontière entre centre et périphérie est un espace de création intense, une zone de traduction et de négociation entre différents systèmes sémiotiques. Cette idée est particulièrement pertinente pour comprendre l’œuvre de Djaout, qui se situe à l’intersection de multiples influences culturelles et linguistiques.
La grammaire tensive de Zilberberg, quant à elle, nous permet d’analyser comment Djaout module l’intensité émotionnelle et l’étendue conceptuelle de ses récits. Cette approche est particulièrement utile pour comprendre comment l’auteur gère la tension entre tradition et modernité, entre identité individuelle et collective.
2. « Le dernier été de la raison » : la résistance de la périphérie
Dans ce roman posthume, Djaout inverse la relation traditionnelle entre centre et périphérie. L’idéologie fondamentaliste, bien que dominante, est présentée comme une force destructrice, tandis que la librairie de Boualem, marginalisée, devient le véritable centre moral et intellectuel. Comme le souligne Malika Hadj Naceur (2014), cette inversion reflète la résistance de la société civile algérienne face à la montée de l’intégrisme dans les années 1990.
La librairie de Boualem peut être vue comme une métaphore de la résistance culturelle. En tant qu’espace périphérique, elle devient un lieu de préservation et de transmission du savoir, s’opposant à l’obscurantisme du nouveau centre idéologique. Cette tension entre centre et périphérie se manifeste également dans la structure narrative du roman, où les moments de réflexion et de résistance de Boualem contrastent avec la progression implacable de l’idéologie dominante.
Selon Charles Bonn (2001), cette inversion centre-périphérie dans « Le dernier été de la raison » peut être interprétée comme une critique de la notion même de centre culturel unique. Djaout semble suggérer que la véritable richesse culturelle réside dans la pluralité et la diversité, représentées par la librairie, plutôt que dans l’uniformité imposée par le fondamentalisme.
3. « Les chercheurs d’os » : le voyage comme redéfinition du centre
Le voyage du protagoniste à travers l’Algérie peut être interprété comme une exploration de la périphérie qui redéfinit le centre. Chaque étape du voyage devient une frontière au sens de Lotman, générant de nouvelles significations. Selon Charles Bonn (2001), ce processus symbolise la quête d’une identité nationale complexe, oscillant entre tradition et modernité.
Le déplacement physique du personnage principal de son village natal (centre initial) vers les différentes régions de l’Algérie (périphéries) peut être lu comme une métaphore de la construction de l’identité nationale algérienne post-indépendance. Chaque lieu visité apporte de nouvelles perspectives, remettant en question l’idée d’un centre fixe et immuable.
Rachid Mokhtari (2010) souligne que ce voyage initiatique permet à Djaout d’explorer la diversité culturelle et linguistique de l’Algérie, remettant en question l’idée d’une identité nationale monolithique. Le roman devient ainsi un espace de négociation entre différentes conceptions de l’algérianité, illustrant parfaitement la théorie de Lotman sur la frontière comme lieu de création de sens.
4. « L’invention du désert » : la périphérie comme nouveau centre
Dans ce roman, Djaout pousse plus loin la subversion en faisant du désert, espace périphérique par excellence, le centre de la réflexion et de l’exploration identitaire. Cette inversion, analysée par Rachid Mokhtari (2010), représente une tentative de recentrer l’identité algérienne sur ses racines sahariennes, loin des influences coloniales et post-coloniales.
Le désert, traditionnellement considéré comme un espace marginal, devient dans ce roman le lieu d’une quête existentielle et identitaire. Djaout utilise la figure historique d’Ibn Toumert pour créer un dialogue entre passé et présent, centre et périphérie. Ce faisant, il remet en question les notions conventionnelles de centralité culturelle et historique.
Beïda Chikhi (1997) argue que cette centralisation du désert dans « L’invention du désert » peut être lue comme une tentative de Djaout de redéfinir les fondements de l’identité algérienne. En faisant du désert le lieu de l’invention et de la réinvention, Djaout suggère que l’identité nationale est un processus continu de création et de recréation, plutôt qu’une essence fixe et immuable.
5. La langue comme ultime centre de signifiance
À travers ces jeux de centre et de périphérie, Djaout semble suggérer que la véritable centralité réside dans la langue elle-même. Comme l’observe Beïda Chikhi (1997), la langue française devient paradoxalement, chez Djaout, l’outil d’une résistance culturelle et le lieu d’une réappropriation identitaire.
L’utilisation du français par Djaout, une langue qui pourrait être considérée comme périphérique dans le contexte algérien post-indépendance, devient un acte de résistance et de création. Selon Malika Hadj Naceur (2014), Djaout transforme la langue française en un espace de liberté, où il peut explorer et exprimer les complexités de l’identité algérienne moderne.
Cette centralité de la langue se manifeste dans la richesse stylistique et la complexité narrative des œuvres de Djaout. Comme le souligne Charles Bonn (2001), l’écriture de Djaout devient elle-même un lieu de négociation entre différentes influences culturelles et linguistiques, reflétant ainsi la complexité de l’identité algérienne contemporaine.
Concluons :
L’analyse de la dynamique entre centre et périphérie dans l’œuvre de Tahar Djaout révèle une utilisation sophistiquée de ces concepts comme outils narratifs et métaphores de l’identité algérienne. En subvertissant constamment la relation entre centre et marge, Djaout interroge les fondements de cette identité et propose une vision complexe et nuancée de la culture algérienne contemporaine.
Cette approche permet de mettre en lumière la façon dont Djaout utilise la littérature comme un espace de résistance et de réinvention. En faisant de la périphérie un nouveau centre, que ce soit à travers la librairie de Boualem, le voyage à travers l’Algérie, ou l’exploration du désert, Djaout remet en question les notions conventionnelles d’identité et de culture.
De plus, l’utilisation de la langue française comme un outil de résistance et de création souligne la complexité de l’héritage colonial et post-colonial en Algérie. Djaout transforme cette langue, traditionnellement associée au centre colonial, en un espace de liberté et d’expression de l’identité algérienne.
Cette étude ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre non seulement l’œuvre de Djaout, mais aussi les défis auxquels fait face la littérature maghrébine dans son ensemble. Elle souligne l’importance de considérer la littérature comme un espace de négociation et de création d’identités, plutôt que comme le simple reflet d’une réalité sociale ou culturelle préexistante.
Said Oukaci, sémiotique du centre et de la périphérie chez Djaout
Références bibliographiques :
Bonn, C. (2001). Lectures nouvelles du roman algérien. Paris: Classiques Garnier.
Chikhi, B. (1997). Littérature algérienne : Désir d’histoire et esthétique. Paris: L’Harmattan.
Djaout, T. (1984). Les chercheurs d’os. Paris: Seuil.
Djaout, T. (1987). L’invention du désert. Paris: Seuil.
Djaout, T. (1999). Le dernier été de la raison. Paris: Seuil.
Hadj Naceur, M. (2014). Tahar Djaout ou l’écriture de la tragédie algérienne. Paris: L’Harmattan.
Lotman, Y. (1999). La Sémiosphère. Limoges: PULIM.
Mokhtari, R. (2010). Tahar Djaout, la langue de l’exil. Paris: L’Harmattan.
Zilberberg, C. (2006). Éléments de grammaire tensive. Limoges: PULIM.