La comparaison entre le combat du peuple kabyle et le mythe de Sisyphe est osé ; je vais néanmoins prendre le risque. L’histoire serait-elle un perpétuel recommencement ? Le peuple kabyle serait-il condamné à pousser éternellement le rocher imposé par une domination aussi absurde que peut l’être Sisyphe qui a accepté son sort ?
Le mythe de Sisyphe
Brièvement : Selon L’Iliade, lorsque Zeus, le roi des dieux, eut enlevé la fille du dieu-fleuve, Sisyphe dénonça le ravisseur au père de la jeune fille, s’attirant de la sorte la colère de Zeus qui décida de le tuer.
L’histoire de Sisyphe est celle d’une condamnation pour une faute commise : le héros a cru pouvoir duper la mort. Ceci rappelle la finitude de l’homme qui ne peut être un dieu. Sisyphe fut condamné, dans le Tatare (dans les enfers), à un supplice: il devait rouler un gros rocher au sommet d’une montagne qui dévalait immédiatement la pente une fois en haut, avant d’avoir atteint son but (Odyssée, chant XI). Un châtiment d’un sadisme et d’une cruauté sans pareille.
Si selon certaines interprétations, Sisyphe incarne les mouvements perpétuels de la nature, du cosmos, pour d’autres, Sisyphe personnifie le malheur de l’Homme, l’absurdité de la vie. C’est notamment la conception qu’en donne Albert Camus dans son « mythe de Sisyphe » (éd. Gallimard, Paris 1942) où le personnage de Sisyphe incarne cette répétition mécanique de la vie. Sisyphe devint, en sorte, un symbole de l’absurdité de l’existence de l’homme.
Sisyphe, dans cette tâche absurde, prend conscience de l’aspect tragique de son existence en accomplissant son châtiment. Il choisit de vivre en faisant de son rocher sa chose. Son attention porte sur l’accomplissement de la tâche qu’il entreprend et n’est pas dans la signification de la tâche, ce qui donne un aspect tragique au mythe dans la mesure où le personnage de Sisyphe en est conscient.
Il sait que son destin se heurte à un châtiment irrationnel. Mais cette prise de conscience de l’absurde, cette prise de conscience de l’existence du non-sens et de l’absurdité de la vie nécessite-elle le suicide ? L’écrivain répond : Non, il exige une confrontation et une révolte constantes. Mais cette prise de conscience de l’absurde, cette prise de conscience de l’existence du non-sens et de l’absurdité de la vie nécessite-elle le suicide ? L’écrivain répond : Non ; il exige une confrontation et une révolte constantes.
Ce que nous dit ce mythe, c’est que même si la vie est absurde, l’homme est en perpétuelle quête de cohérence, de sens à donner à sa vie. Mais quel sens et à quel prix! Du point de vue philosophique, on retient que ce supplice signifie que l’on vit une situation absurde répétitive dont on ne voit jamais la fin ou l’aboutissement. « Le rocher de Sisyphe » est une métaphore qui symbolise une tâche interminable alors même que Sisyphe appréhende sa capacité à supporter le châtiment comme une forme de victoire.
C’est là lanotion d’absurde empruntée à la philosophie de Kierkegaard qui est l’expression de l’impuissance de l’homme à trouver un sens à l’existence. On retrouve cette notion dans la pièce d’ »En attendant Godot » de Samuel Beckett, où les acteurs reprennent les mêmes situations, les mêmes conversations, autour de l’attente vaine de quelqu’un nommé Godot que les personnages ne cessent d’attendre et qui ne viendra pas.
Georges Bernanos écrit : « L’obéissance servile causera notre perte ». Dans « Le journal d’un curé de campagne » (1936), il écrit : « Je pense depuis longtemps que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause (…) mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public… »
Cette dernière vision nous ramène au combat du peuple kabyle. Sommes-nous donc Sisyphe ?
Pendant des décennies nous avons accepté un mouvement répétitif de domination, de mépris. Un cadre d’une naïveté infantile tracé par nos aînés. Le Kabyle victime de l’exclusion officielle, d’un racisme assumé, d’un ethnocide programmé a continué à rouler le rocher de Sisyphe pour bâtir un pays qu’il pensait être le sien, imaginé dans sa projection avec son modèle d’organisation socio-politique et son mode de vie. L’esprit de Sisyphe, ce lutteur de l’absurde se saisit de son âme.
Ni la violence d’un système pathologique, ni la haine viscérale dont il est victime, et qui peut entraîner son anéantissement ne le dissuadent. On l’a gavé de mensonges, il a vu avilir, déporter, torturer, tuer ses enfants. Il a tant essayé de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire ; mais peut-on persuadé un représentant d’une idéologie faite pour l’anéantir ?
Quelque chose en lui a été détruit par le spectacle des années de conditionnement. La tête collée contre la roche, à l’instar de Sisyphe, le regard fixé sur le sommet, Il a oublié que cette montagne n’était pas la sienne. Il lui fallait les affres de la haine sans limites de la kabylité par le régime militaro-policier algérien.
Il lui fallait le meurtre, le massacre de masse, la politique de la terre brûlée, la calcination de la faune et de la flore, l’embastillement, la terreur, l’encerclement militaire, la mise à mort de la libre pensée, la négation de la condition humaine pour comprendre que le dialogue est figé, que l’hydre ne peut être assouvie que par l’anéantissement de la kabylité qui lui renvoie l’image de ce qu’il ne pourra jamais être, voguant dans un brouillard de médiocrité, de non-sens, d’absurdité, de bestialité, d’absence d’identité, de légitimité et dont le royaume est le crime. Fallait-il atteindre ce stade pour prendre conscience de la réalité existentielle !
Nonobstant l’anéantissement programmé de leur être, une catégorie de Kabyles poursuit le fantôme qui lui exprime clairement son exclusion dans un jeu pervers d’influence, de mensonges et de soumission, du pervers narcissique et de sa victime. Ces gens-là sont sortis de l’imaginaire kabyle ; ils sont sortis du socle de l’ancestralité, des fondements de la kabylité. Je vais plus loin, je dirais qu’ils sont hors d’eux-mêmes. Comme l’exprime cette métaphore dans la langue kabyle : « d aɣyul yeččen di tavarḍa ines ». C’est leur complicité active qui a ouvert les portes à l’idéologie meurtrière d’un système aux mains de psychopathes.
C’est à se demander si ces Kabyles ne seraient pas frappés de cécité, devenus amnésiques ou frappés du syndrome de Stockholm. « La folie, disait Albert Einstein, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». La tâche absurde les dépossède de leur être raisonnable, affaiblit leur esprit et confisque le contrôle de leur propre destin.
Le peuple revit de nouveau un drame nauséabond d’une forme de colonisation, cette fois interne, de l’injustice, de la misère, de la dépossession, de l’atteinte à l’histoire et à la mémoire, du meurtre, du massacre, de la mort.
Une forme de colonialisme intérieur, pernicieux, plus féroce et aveugle, plus tyrannique qui n’hésite pas à abattre avec des balles explosives une jeunesse aux mains et à la poitrine nues, à mener une politique de la terre brûlée, à calciner les humains, à éradiquer bétail, faune et flore.
La tragédie d’une histoire qui se répète de manière plus insolente, plus incompréhensible, plus intolérante, plus intolérable. Ce qui révolte encore, c’est l’oubli volontaire, le fait que les victimes fassent en sorte que rien ne filtre de leur blessure. Ces gens-là, faut le répéter, seraient-ils frappés de cécité ? Seraient-ils devenus amnésiques? Ou seraient-ils à ce point masochiste ? Il a suffi que quelques marionnettes soient lancées au-devant de la scène politique pour que les habitants calcinés, les enfants emprisonné(e)s, la faune et la flore réduites en cendres soient mis sous séquestre, au silence complice.
La montagne éternelle, ce Mons Ferratus aux reflets argentés qui nous renvoyait force et espoir, serait-il devenu « le rocher de Sisyphe », et le Kabyle le personnage condamné par les dieux! Le Kabyle qui combat éternellement un envahisseur, un colon, un tyran qui, une fois le combat terminé, rentre dans sa tanière pour se voir à nouveau agresser par un autre.
Sisyphe se sent partir petit à petit, s’éloigner à chaque tour d’un résultat probable de sa vie antérieure, de sa grandeur, de sa force et de sa vitalité. Sa chaire est déchirée, son esprit est usé, son âme est éprouvée. Autour de lui, des oiseaux de mauvais augure crient sa perte tandis que des prédateurs le guettent et des charognards attendent la curée.
Ereinté, au bord de l’abandon, il tourne son regard et le reflet argenté de sa montagne sacrée, ce Mons Ferratus indéracinable, ce Djurdjura éternel le rappelle soudain à lui. L’attitude amorphe peut mettre sur la voie de la disparition.
Il ne supporte plus l’idée du bonheur dissous dans une autre pensée que celle qui l’habite au plus profond de lui-même. Aussi, en appelle-t-il à la prise de conscience de l’absurde afin de dépasser sa condition d’encerclement par une pensée mortifère et retrouver la plénitude de son amour de la liberté en puisant dans cette racine qui le nourrit, dans l’histoire qui a façonné son être, dans la mémoire dans laquelle il est inscrit.
Les cris stridents des femmes poursuivies par les flammes, les gémissements et les larmes des hommes, les mains nues face au brasier, les visages déformés par la douleur, les regards hagards des enfants, toutes ces images d’un crime orchestré tournent dans son esprit à broyer son crâne. Elles le hanteront et resteront à jamais gravées dans sa mémoire.
Défiant les dieux de l’Olympe, il se redresse et, d’un coup balaie le sort maudit qu’il avait revêtu. Il fonce droit dans l’histoire de son peuple qu’il promet de conduire à la victoire. L’appel de sa montagne éternelle l’atteint au plus profond de son être. La seule voie viable qu’il perçoit réside dans le respect du droit de son peuple de décider de son propre avenir, de s’exprimer librement sur son destin.
Ainsi en est-il du combat kabyle qui passe après atermoiements, hésitations des décennies durant, du stade folklorique et culturaliste animé aussi bien au niveau individuel, des groupes, d’associations, que des partis politiques qui en ont fait leur fonds de commerce au stade de combat politique d’un peuple et d’une nation historique.
Des monts du Djurdjura des millions de voix s’élèvent dans le firmament, résonnent comme un tonnerre que le vent amène aux oreilles de l’intelligence, du cœur et de la raison. L’histoire a montré que les peuples opprimés, menacés ne peuvent continuer d’exister qu’en prenant en main leur destinée.
Non, nous ne sommes pas Sisyphe ! Nous accomplirons notre destin ; nous irons vers la liberté ; nous vivrons libres sur la terre de nos ancêtres n’en déplaise aux oiseaux de mauvaise augure, aux charognards, aux prédateurs, aux manipulateurs narcissiques, aux malades du pouvoir, aux gloutons financiers.
Nous réaliserons la part de labeur qui nous incombe dans la saga de l’histoire de l’Humanité. Le sermon de Fadma N Summer rencontre son écho qui revient comme un boomerang porter au monde la renaissance de son être, la résilience de son peuple. Ainsi lit-on dans « le livre du 20 avril »
Raveh Urahmun