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Slimane Azem, la disparition d’un géant de la pensée kabyle

EVOCATION

Slimane Azem, la disparition d’un géant de la pensée kabyle

Le 28 janvier 1983 disparaissait Slimane Azem figure emblématique de la poésie kabyle chantée du XXe siècle.

Je me suis rendu à Moissac, ce jour-là, avec des chauffeurs de taxis parisiens qui l’adulaient. Il faisait un froid glacial. Beaucoup venaient également du Nord et de l’Est de la France tandis que d’autres arrivaient d’un peu partout, éparpillés qu’ils sont dans l’hexagone.

Tous ceux qui l’entouraient là avaient un visage livide où se lisait à la fois rage, tristesse et impuissance. Une inquiétude des lendemains planait dans cette maison du Tarn-et-Garonne où le poète a vécu ses dernières années avant de s’éteindre.

Ce jour-là, le monde a basculé pour les Kabyles. Je revois Achour Daroul (décédé depuis), chauffeur de taxi, originaire des Ouadhias (Iwadiyen). Il avait les yeux larmoyants, affecté qu’il était par la disparition, dans l’anonymat, du géant de la pensée kabyle contemporaine. Il sanglotait pudiquement dans un coin. Quant aux autorités algériennes et françaises, elles ont ignoré avec mépris l’événement qui venait de se produire.

Une secousse de forte intensité dans le cœur de ceux qui, comme le poète, ont vécu les affres de l’exil, du rejet. Indésirables en France et importuns en Algérie, ils ont accouru vers l’homme dont ils ont toujours apprécié la douceur de dire, un homme qui, comme eux, a mené une vie tourmentée, déchirée entre l’ici et l’ailleurs. Un ici bercé d’illusions, empli de souffrances, un ailleurs fait de rêves, de nostalgie et d’espoirs déçus.

La vie de tous se mélangeait à celle, singulière, du poète. Elle s’inscrit tout au long d’une œuvre considérable dans laquelle le fabuliste, le dramaturge, le philosophe, le comédien, 40 années durant, a raconté son exil, exprimé ses états internes, vidé son cœur.

À chaque vers, il nous livre son âme, son Moi dans une rêverie sans fin, une imagination féconde qui dévisagent avec pertinence sa société. Une société qui a dû laisser partir les siens vers des rivages inconnus et souvent hostiles, des rivages d’où ont surgi ses envahisseurs des deux siècles passés.

Le poète habite un exil sans fin avec les fantasmes, les peurs, la procrastination qu’il suscite : « Lpari tehkem fell-i waqila tesea lehruz. …di lɣerba walfeɣ dayen ma d ul-iw ibɣa tamurt » ! « ul-iw baqi yettxemim ma ad iqim neɣ ad iruh… ». D’où venait-il ?

Slimane Azem est né en 1918 à Agwni g-eɣran dans un petit village au pied du Djurdjura dans la daïra (arrondissement) des Ouadhias (Iwadiyen). Agwni, plateau pour désigner cette placette du village qui sert aujourd’hui de lieu de ralliement de ses contribules. Iɣir, pluriel Iɣran qui veut dire, selon le linguiste Ramdane Achab, « rocher », « épaule ».

Or le village est entre deux rochers comme une tête enfoncée entre deux épaules. Mais ça peut être aussi lɣiran, grottes, ces espèces de cavités dans le rocher où, il n’y a pas si longtemps encore, les villageois y entreposaient leurs denrées périssables et des réserves d’eau pour garder leur fraîcheur.

Si l’on veut jouer avec les mots, on peut imaginer que agwni soit le masculin de tagwnitt (le temps, l’époque, le moment). On obtiendrait donc le temps des grottes, des ratières « daxel uderbuz » comme il se décrit lui-même lorsqu’il travaillait comme aide-électricien à la RATP, dans les souterrains. Il y côtoyait ses compatriotes kabyles qui creusaient les tunnels du métro. C’était aussi le temps des ratonnades, de la chasse à l’homme, au faciès, épisodes de décivilisation de la République …

J’étais à peine adolescent quand je parcourais cette région d’une exceptionnelle beauté et j’y ai découvert, à ma grande surprise, la culture de cacahuètes. Jusqu’alors, j’ignorais que cette arachide poussait comme des pommes-de-terre dans le sol !

Agwni g-geɣran est un lieu de grands espaces à partir duquel la vue se perd dans un horizon sans fin. De là, on domine toute la plaine Iwadiyen et de l’autre côté s’étale, imposante, la chaîne montagneuse mythique du Djurdjura chantée par toutes les générations de poètes kabyles, comme s’ils y lisaient les traces généalogiques qui manquent tant à leur culture. Une culture pourtant portée sur la valorisation du lien transgénérationnel.

Alors, lorsqu’on a vécu dans ces lieux lumineux et enchanteurs dont la précarité économique a forgé un solide sens de solidarité et une grande luxuriance des rapports humains, on comprend ce que peut ressentir le poète acculé à l’exil, loin des siens et contraint de vivre et de travailler dans la promiscuité «deg umitṛu daxel uderbuz » ! 

L’exil devient, pour l’auteur, comme un lieu carcéral. Un piège absolu qui se referme sur le poète et lui révèle sa fragile condition « lɛebd ḍaɛif ». Séjour affreux pour Slimane Azem coupé de son pays d’abord par l’irruption violente de la France conquérante dans son environnement, puis par la volonté politique cruelle des siens que le hasard et l’usage de la force brutale ont porté au pouvoir.

Du coup, sa composition magistrale «Ffeɣ ay ajrad tamurt-iw » (criquet sort de mon pays) inspirée par une Algérie sous le joug colonial concerne tout à fait l’Algérie de l’ordre de l’après-guerre et de celui d’aujourd’hui.

À force de vivre les scénarios dramatiques qui se reproduisent et l’accablent, l’Algérie se confond avec sa tragédie recommencée.

Le poète a mal et ne trouve pas d’issue « aqli am win ihelken, ttṛajjuɣ ad telli tebburt ». Son pays, son village deviennent un rêve obsessionnel et inaccessible. Captivité et désir de délivrance alternent sans cesse dans les complaintes de l’auteur « ul-iw baqi yettxemmim m’ad iqim neɣ ad iṛuḥ ». On y lit, ou y écoute les accusations contre le sort, la providence, les chefs… Slimane Azem dresse un sévère tableau clinique : ay ul-iw henni yi …thelkeḍ iyi terwiḍ iyi….

L’auteur voit sa vie osciller en un mouvement de balancier et se demande où puiser sa force, où trouver réconfort ? Il échappera au désespoir par l’exploitation d’une verve insondable et le naufragé « di lɣerba ɣerrqeɣ dayen » s’agrippe avec ténacité aux idéaux de liberté de son peuple. Une liberté jusque-là contrariée pour laisser s’installer le trouble à l’échelle nationale et internationale. C’est ce qu’il dénonce dans «Amek ara nili ssusta » (comment vivre dans la quiétude ?) ou dans «Terwi tebberwi » (tout est confusion et embrouille), poèmes dans lesquels il prévoyait déjà la dissuasion nucléaire et l’émergence de la puissance chinoise « zik d Rrus d Marikan, tura yerna d Cinwa » (après les menaces russes et américaines, voilà celles des Chinois). 

Mais Slimane Azem n’a pas chanté que l’exil ou la géopolitique. À l’instar de son mentor Si Muhend u Mhend, il est aussi philosophe « Acu i-yexdem yefker meskin mi iɛebba s ṭṭul », politologue « Imqerqer bb-wemdun », psychosociologue « Ddebza u ddmeɣ ». Simane Azem a également chanté l’amour « Kem ukk d nek ; Aṭas i ṣebreɣ ». Sur ce sujet, nous avons d’ailleurs assisté à la naissance d’un mythe du vivant même du poète à l’instar de son mentor Si Muhend.

On raconte que si Slimane Azem avait continué de chanter l’amour, plus aucun Kabyle ne se mettrait au travail, ils réserveraient tout leur temps à tayri !! C’est pourquoi il se serait limité à deux compositions sur ce thème. C’est peut-être une manière pour l’inconscient collectif de la société kabyle de classer Slimane Azem comme un aède Si Muhendien, Si Muḥend le poète de l’amour !

Aujourd’hui, 38 ans après sa disparition, le moment est venu pour nous de nous mobiliser pour honorer la mémoire de Slimane Azem en encourageant celles et ceux qui militent toujours pour sa réhabilitation en France et dans le pays de ses rêves, l’Algérie, la Kabylie !

Près de quatre décennies ans déjà, c’est trop mais pas trop tard ! Sa réhabilitation officielle dans les deux pays peut être un lien d’amitié, un geste fort pour apaiser les tensions des deux côtés de la Méditerranée comme l’appelle de ses vœux le Président Macron. Une façon collective d’empêcher la résurgence de nouveaux drames, d’éviter que d’autres vies se brisent ! Un acte à la fois symbolique et concret pour dire plus jamais les ratonnades, plus jamais les crimes de guerre, plus jamais les crimes contre l’humanité infligés par les plus forts aux plus faibles et que le rapport de Benjamin Stora a, malheureusement, choisi d’occulter.

La fin de « la communautarisation des mémoires » passe par la reconnaissance sans calcul de toutes les souffrances pour en faire « un merveilleux malheur ».  L’horreur vaincue, on pourra ensemble s’occuper enfin du beau, on pourra ensemble faire de la relation franco-algérienne un axe de coopération stratégique majeur. C’était le vœu de Slimane Azem. Sinon, tout le reste est de l’histoire !

Hacène Hirèche, consultant et militant associatif.

Auteur
Hacène Hirèche

 




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