« L’espace public est une nécessité pour la constitution de la société non seulement sur le plan institutionnel, mais également pour instaurer la légitimité de l’ordre établi, de l’éthique partagée par les sujets et du sens de « vivre et travailler ensemble ». Il permet d’établir un consentement et le développement de projets d’avenir.[i]»
Introduction : l’offrande pourrie
« La politique se présente (…) comme la mise en regard de deux mondes, celui de l’exigence égalitaire et celui de l’injustice propre à l’ordonnancement policier du monde commun.[ii] »
Voilà notre place, notre position dans notre processus révolutionnaire : nous sommes face à nos responsabilités historiques. Les espoirs nés un certain 22 février se sont heurtés aux décideurs de l’ombre et à certains acteurs qui ont nourri des attitudes de droite au nom de ce qu’ils appellent science. Et le temps accomplit son œuvre, l’usure. Qu’est-ce qui empêche la convergence des aspirations ? Les concepteurs de la Cité Algérie n’ont pas, malgré les grandes tragédies que le peuple algérien avait endurées, compris la psyché collective issue de la libération du pays. Ces décideurs voulaient fuir la responsabilité historique en confisquant la tâche d’écriture du roman national. Le héros a doublement payé dans ce récit : la tragification inhibitrice et le départ (voire l’exil) angélisant.
1° Parachèvement de la lutte ?
Un certain affect marque une gauche qui veut échapper au temps. Les politicistes sont discrédités par ce qu’ils fixent comme centricité politique. On reproche le culte de la théorie à ceux qui tentent de se comprendre par des outils dont l’emploi n’intéresse qu’une minorité. La solitude est une mauvaise compagne quand elle cesse d’être mélancolique. Les militants du 22 février recréèrent le politique par une sorte de révolution anthropologique. Matoub aurait-il été un mélancolique de gauche ? Cet affect charrie toutes sortes de névroses (sans nous soumettre à la raison médicale) et réussit à transcender la matrice du politique.
Le théoricisme sauverait certains acteurs politiques de leurs errances idéologiques, car leurs lectures seraient vaines s’ils n’arrivaient pas à les mettre en œuvre contre toutes les aspirations des masses qu’ils prennent pour des foules, voire pour des hordes primitives. Cette idée de suspicion et de mépris envers les théoriciens (en fait, envers les lettrés) est le produit de la pensée nationaliste.
Ecrire, ce ne serait autre chose que révoquer le jour pour recruter le soleil. Les théoriciens sont pris pour des moralisateurs, alors que leur travail de pédagogie n’a jamais été ni réfléchi, ni opéré dans les composants essentiels du discours : l’ethos, le logos, le pathos.
Le populisme avait ce dernier composant comme soubassement. L’ethos n’a pas eu sa compagne, à savoir l’idéologie. Les partis qui disent vouloir le changement n’ont pas d’ancrage originel pur dans l’Histoire. Il leur manque la littérature politique qu’ils ont produite pour faire leurs bilans et écrire leurs récits. Ironie du sort, les partis radicaux ont décidé de rompre avec l’angélisme politique (par une sorte d’auto-essentialisation) qu’ils ont observé depuis leur naissance. Ils ont intégré les institutions de l’Etat (parfois pour des instances exécutives, notamment dans les APC). A l’APC, les pouvoirs, exécutif et délibératif, ne sont pas séparés. « Participer, même de loin, au jeu des forces qui meuvent l’histoire n’est guère possible sans se souiller ou sans condamner d’avance à la défaite. [iii]»
L’amour de la dissertation (ou de la prose) politique devient un frein à la cogitation katébienne de l’univers socio-existentiel. Kateb Yacine aurait dû être linguiste au lieu d’être poète. Il construit des régimes verbaux essentiellement poétiques rebelles aux formes poétiques et aux schémas intellectuels mineurs. Mais, pour éviter le théoricisme, il s’accusa poète du peuple et se prit pour un prophète de la parole errante qui défie la syntaxe et qui protège de la certitude fasciste. Kateb Yacine terrifie les militaristes et autres promoteurs du sécuritisme.
2° L’archive-autodafé
Plutôt coincée que libérée de l’idéologie, la technique à laquelle recourt le politique pose des problèmes concernant la matérialité de l’acte militant.
Les techniques d’organisation ont été reléguées au second rang contre des alliances archaïsantes contractées par des partis dont la majorité a un problème doctrinal. Jouer sur l’ethnicisme est d’autant plus dangereux qu’il libère les pulsions grégaires et qu’il rouvre les névroses originelles. La pédagogie politique devrait être menée par la bourgeoisie du parti qui, en agissant sur l’éthique, s’en est bouleversé les mœurs politiques. Certes, il y a risque de bureaucratisation de la lutte, mais il faudrait un SMIG juridique pour que le militant ne soit pas pourri par l’opportunisme. Techniciser la lutte, c’est la démettre de ses procédés modernes, c’est-à-dire les moyens de verbalisation historique. L’écrit politique est une nécessité que devrait maitriser tout militant. Cela mettra fin à l’hégémonisme des intellectomanes et donnera naissance aux lettrés (qui pourraient tomber dans le piège de la bureaucratisation de la révolution). « À tous les niveaux, le pouvoir exécutif doit faire appel à une lourde bureaucratie pour faire appliquer la loi. Cependant cette bureaucratie peut aussi servir de tampon, en filtrant l’information, en définissant les problèmes, en apportant des solutions de remplacement, ce qui a pour effet de couper les leaders politiques des citoyens. [iv]»
L’organisation du mouvement n’a pas de substrat moral basé sur une psyché qui échappe à l’épistémè de l’Instant historique que demande naturellement toute révolution. Les terreurs administratives ont conduit les militants à se refuser à toute marque bio-civile pourtant impérative. Les classes ne sont plus sociales, mais raciales, ethniques, tribales, régionalistes et religieuses. Et espérer organiser la société sur des éléments sociaux et échapper aux entraves reconnues qui se dressent contre la socialité, ce n’est qu’une descente aux enfers (les enfers sentimentaux).
L’organisation (la police) de la Cité n’a jamais été une préoccupation des gouvernants, ni des élites qui louent honteusement l’abstractionnisme dont ils devraient pourtant s’éloigner. L’université ne pense le sujet algérien que par le prisme de la technicité et de l’intra-disciplinarité qui ne profite qu’au système dont le logiciel idéologique est un syncrétisme qui vacille à chaque fois qu’une idéologie tente de s’installer. Cela freine les réflexions et rend les espaces pensables flous.
L’enjeu principal : la répartition équitable des richesses du pays. Cela n’a jamais été défendu clairement par les actants politiques. Les ruraux sont les victimes expiatoires de l’économie nationale ; alors que les citadins sont les victimes préférées des administratifs bédouinisés par l’évolution historique des espaces collectifs.
Conclusion : sons altérés
En gros, la convergence des aspirations est censée être la jonction de concessions douloureuses accordées par toutes les parties pour créer un espace-temps algérien à la fois transitoire et refondateur. Transitoire, parce que nous devrons nous fixer sur notre épistémè. Refondateur, pour ne pas rater les capitalisations majeures que nous avons réalisées. S’ils espèrent fuir la condamnation historique, les décideurs se trompent : l’Histoire a été récupérée par les promoteurs du récit bourgeois (moral). Désormais, le manichéisme dont se sert le pouvoir joue contre lui. Il y a, malheureusement, des bons et des méchants, avec tous les prolongements que ces deux postures génèrent. Les penseurs officiels, à la différence des intellectuels organiques, organisent l’espace des idées par un administrativisme laxiste, mais très impactant sur l’espace social. De type libéral, ils manient les logiques de gauche en en fabriquant des clichés et des stéréotypes. Ces penseurs ont créé l’islamisme algérien, les culturalistes algériens et certains courants de gauche qui s’offrent à cette épistémè en condamnant la centrité comme mouvement radical du réformisme. Bourdieu a loué, dans certains de ses propos, le réformisme politique, vraisemblablement par rapport à ce qui s’est passé un certain mai 68.
La poésie fait reculer les ressassements qui font joindre le pathos à un logos péri-historique. « La poésie est d’abord politique parce qu’elle est au cœur des processus de construction identitaire. [v]» Cet identitarisme ne peut nullement fonder un politique tel que réclamé par l’ère post-idéologique.
L’usure est l’arme fatale des libéraux, des existentialistes de droite et des conservateurs mélancoliques. C’est le point fort des militaro-sécuritaires, par ailleurs, directeurs de la conscience stationnaire des masses converties en foules. Il semble, par-là, que ceux qui veulent changer le système représentent une minorité. Si l’on ne touche pas la structure pure de la logique commune, on ne pourra pas espérer un changement radical. Les scandales sont les moteurs des tyrans. L’intimidation par la morale profite à la bourgeoisie conservatrice.
Des pensées des détenus politiques et d’opinion jailliront le projet national et la conscience qui doit l’accompagner. Pour les oublier, il faut être un adepte de la politique ambiante et du politique bourgeois fascisant. Leur libération est un impératif éthique et pratique pour le succès des militants à refonder la République. Leur statut moral joue pour la révolution à laquelle croit le peuple dont les composants sont éparpillés par des marques qui profitent à la matrice idéologique du régime.
Abane Madi
[i] Jan Spurk, « Mouvements de masse, espaces publics et contre-espaces publics », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 28 | 2016, mis en ligne le 14 juillet 2016, consulté le 21 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/emam/1272 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.1272
[ii] Guay, E. (2016). L’art et la politique : une réflexion sur l’oeuvre de Jacques
Rancière. Nouveaux Cahiers du socialisme, (15), 61–66.
[iii] DEVETTE Pascale, « Simone Weil, les héros tragiques et le politique. Entre l’amour et la force », Tumultes, 2016/1 (n° 46), p. 177-196. DOI : 10.3917/tumu.046.0177. URL : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2016-1-page-177.htm
[iv] ARTERTON, F. Christopher. La technique est-elle au service de la démocratie ? In : Internet et politique [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2012 (généré le 21 avril 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/15361>. ISBN : 9782271121950. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.15361.
[v] Christian Le Bart, « Terrain, n° 41, Poésie et politique », Mots. Les langages du politique [En ligne], 74 | 2004, mis en ligne le 07 mai 2008, consulté le 22 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/mots/5053 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.5053