La situation reste incertaine, mais calme ce dimanche 10 juillet au Sri Lanka, où le président Gotabaya Rajapaksa a accepté de démissionner la semaine prochaine, après avoir été contraint de fuir sa résidence envahie par la foule samedi, dans le sillage des manifestations monstres à Colombo provoquées par la crise catastrophique frappant le pays.
Ce dimanche soir, la promenade maritime de Galle Face, le cœur du mouvement de révolte depuis sa naissance, est toujours occupée par une foule immense, rapporte l’un de nos correspondants régionaux, Côme Bastin. Pour beaucoup de participants, le combat ne prendra fin qu’une fois la démission du président effective.
Néanmoins, un calme relatif revient dans la capitale, où l’on n’a pas vu d’incendies ce 10 juillet. Trois hommes ont été arrêtés pour avoir mis le feu hier à la résidence du Premier ministre Wickremesinghe.
Le Premier ministre tente, lui, de trouver un débouché politique à la crise, même temporaire, en invitant l’opposition à former un nouveau gouvernement. Plusieurs parlementaires se sont dit prêts à y entrer pour faire entendre la colère des habitants.
Powerful peoples come powerful places 💪🏻🔥#SriLankaProtests #GoHomeGota pic.twitter.com/pfZ46rkkhl
— 𝒦𝑒𝑒𝓇𝓉𝒽𝓎 𝒮𝓇𝒾 (@luxesri03) July 9, 2022
Si elle voit le jour, cette nouvelle coalition gouvernementale devra composer avec une population chauffée à blanc contre la classe politique, un pays en faillite, et des pénuries dans tous les secteurs.
Pression américaine
Les États-Unis ont exhorté ce dimanche les futurs nouveaux dirigeants du pays à « travailler rapidement » à des solutions pour restaurer la stabilité économique et répondre au mécontentement populaire face à la dégradation des conditions économiques, « notamment les pénuries d’électricité, de nourriture et de carburant », a déclaré un porte-parole du département d’État.
De son côté, Antony Blinken a déclaré lors d’une conférence à Bangkok que « l’impact de l’agression russe avait peut-être contribué à la situation » d’inflation et de pénurie alimentaire au Sri Lanka. Le secrétaire d’État américain s’est dit « préoccupé que cette guerre ne déclenche d’autres crises similaires dans le monde ».
Les manifestants restent vigilants
« Pour assurer une transition pacifique, le président a dit qu’il allait démissionner le 13 juillet », a déclaré samedi à la télévision le président du Parlement, Mahinda Abeywardana. Deux proches du président ont, dès hier, démissionné : le chef du service de presse, Sudewa Hettiarachchi, et le ministre des Médias, Bandula Gunawardana, qui a également laissé son poste à la tête du parti présidentiel.
Si le Premier ministre et le président démissionnent effectivement, c’est le président de l’Assemblée nationale qui deviendra président du pays pour une période de trente jours pendant lesquels les députés devront alors élire un nouveau chef de l’État, note Sébastien Farcis, notre correspondant régional. Mais tant que ces départs ne sont pas officiels, les manifestants restent vigilants. Les jours qui viennent peuvent encore offrir des surprises. Les manifestants qui dans la soirée ont assiégé la résidence présidentielle et y ont mis le feu, sans faire de blessés.
Un peu plus tôt, le président Rajapaksa, sur la sellette depuis des mois, avait eu juste le temps de fuir quelques minutes avant que plusieurs centaines de manifestants ne pénètrent dans le palais présidentiel, un bâtiment symbole normalement réservé aux réceptions, mais où il avait déménagé en avril après l’assaut de son domicile privé.
Une journée historique. Très fatigué émotionnellement. Franchement, c’est un grand soulagement. C’est comme un grand nuage noir qui est passé, mais ce grand nuage noir n’est pas complètement passé, il est toujours là jusqu’au 13, mercredi prochain. Vous avez vu, il y avait des gens pas seulement de Colombo, ils ont pris les autobus, les trains, ils sont venus à Colombo, il y avait une grande foule de gens et ils ont découvert comment le président passait ces jours tout en climatisation. Il y avait des crabes, des crevettes dans les frigos, du beurre, il y avait du lait, il y avait du pain, il y avait aussi une trentaine de voitures, nouvelles voitures de luxe garées dans le jardin du palais présidentielle. L’homme qui travaillait dans ma maison, il est allé là-bas, il a nagé dans la piscine, il a mangé, ils ont aussi regardé le match de cricket Australie-Sri Lanka, grand écran dans le palais présidentiel. Pour eux, c’était un rêve. Dans le village, ils mangent repas par jour ! Il y a des gens qui meurent de faim.
« Le président a été escorté en lieu sûr », a indiqué samedi une source de la Défense à l’AFP. Les soldats gardant la résidence officielle ont tiré en l’air pour dissuader les manifestants d’approcher du palais jusqu’à ce qu’il soit évacué. Selon cette source, le président a embarqué à bord d’un navire militaire faisant route vers les eaux territoriales au sud de l’île, estime Kumar de Silva, consultant en médias à Colombo Jelena Tomic.
Un État en faillite
C’est un soulèvement populaire historique pour le Sri Lanka, qui a en plus été mené samedi sans faire de mort, pour l’instant les policiers utilisent surtout du gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc pour repousser les manifestants.
Cette crise est donc sans précédent depuis l’indépendance en 1948 de cette île de 22 millions d’habitants. Voilà des mois que le Sri Lanka ne peut plus protéger sa population des effets de l’inflation. L’un des moteurs de la contestation, c’est aussi la corruption qui gangrène le système politique et économique depuis des décennies. Le Fonds monétaire international, appelé à la rescousse par les autorités en avril dernier, a exigé d’abord de Colombo des réformes pour mettre fin à la corruption.
C’est le grand espoir du pays parce que la famille, pas seulement lui-même, la famille a brûlé des millions de roupies et il faut qu’ils les rendent à l’État. Depuis les 75 ans de l’indépendance, on n’a jamais vécu une période comme ça, ces quatre ou cinq derniers mois. Il y a des gens qui dorment trois, quatre, cinq jours dans leur voiture, pour le pétrole et le diesel. Les petits enfants ne peuvent pas aller à l’école, ils habitent avec leur papa dans le touk touk, ils font leurs études avec une bougie. Ces scènes, on les voit dans un film d’horreur, on n’a jamais pensé qu’on allait vivre… Tout ce qui s’est manifesté hier, c’est le fait que le chef de l’État et le Premier ministre savent qu’ils ne peuvent pas blaguer avec les gens parce que les gens ont parlé, le peuple a parlé. Maintenant, ils sont sous surveillance. Les Rajapaksa n’ont jamais cru qu’on pouvait le chasser comme ça, mais le peuple sri-lankais a réussi, c’est une révolution.
Les foules dont le quotidien est devenu invivable dénoncent les choix économiques désastreux de leur président et les dérives des équipes dirigeantes. En fait, des décennies de mauvaise gestion des ressources publiques, de mauvaise gouvernance et d’absence de transparence qu’il faut à tout prix réformer. Juste derrière l’inflation, le Fonds monétaire international, dont les équipes étaient au Sri Lanka le mois dernier, a pointé du doigt des « failles » dans le système qui permettent à la corruption de perdurer.
Ces failles, voilà des années que les ONG les dénoncent. Des choix politiques ont été faits pour ne pas lancer de réformes et au contraire brider les rares institutions à même de contrôler l’action des gouvernants. Ainsi, par exemple, le 20e amendement, décidé par un président au pouvoir renforcé. Ce texte a mis fin à la Cour des comptes et à la commission d’enquête sur les faits de corruption.
Ces dernières semaines, les discussions étaient encore en cours entre le FMI et l’équipe dirigeante désormais en fuite. Quels que soient les prochains interlocuteurs, les appels se multiplient pour mettre la lutte contre la corruption au cœur du prochain accord entre le pays et les experts du FMI.
Autrefois pays à revenu intermédiaire avec un niveau de vie envié par l’Inde, le Sri Lanka a été laminé par la perte des recettes touristiques consécutives à un attentat jihadiste en 2019 et à la pandémie de Covid-19.
Quelle est la réaction de l’Inde, principal partenaire économique du Sri Lanka ?
Depuis le début de la crise, l’Inde soutient le Sri Lanka, qui est un pays ami, en envoyant des denrées alimentaires notamment du riz, rapporte notre correspondant régional Côme Bastin. Elle a également octroyé des prêts à hauteur de 3 milliards d’euros.
Mais le parti BJP, au pouvoir en Inde, se trouve aujourd’hui dans une position délicate car il a longtemps soutenu le camp des Rajapaksa, aujourd’hui honnis par les Sri Lankais. Pour donner une idée, il y a quelques semaines, certains cadres du parti nationaliste hindou proposaient même d’envoyer l’armée sur place pour rétablir l’ordre.L’Inde avait signé d’importants contrats avec les Rajapaksa, insistant pour placer des groupes industriels proches du BJP comme Ambani dans des projets d’énergie renouvelable. Le 14 juin, le président du Conseil de l’électricité du Sri Lanka a d’ailleurs démissionné suite à des révélations sur ces affaires.
Il n’y a donc pas encore de réactions officielles du gouvernement indien, qui selon le média Economic Times serait néanmoins préoccupé par la situation. Le député d’opposition Shashi Tharoor a, lui, parlé d’une escalade de l’anarchie chez un peuple réduit au désespoir par l’effondrement économique. Il a appelé les Sri Lankais à surmonter leur différence pour l’avenir du pays.
The jump to the President's pool #SriLankaProtests pic.twitter.com/kvnmZ0BGqQ
— NewsWire 🇱🇰 (@NewsWireLK) July 9, 2022
Delon Madavan : On peut considérer que c’est la fin. Depuis le début des manifestations, les manifestants avaient pour mot d’ordre « Gota go home » et c’était plus largement la famille Gotabaya qui était visée. Là, il va certainement être question dans les semaines de l’argent détourné par cette famille, qu’elle le rende. En tout cas, des procédures vont être certainement lancées pour mettre définitivement fin à la corruption. Et désormais les Rajapaksa sont synonymes surtout de corruption, de mal gestion, ils sont vraiment haïs par l’ensemble de la population sri-lankaise quelle que ce soit sa communauté ethnique ou religieuse.
Samedi, le Premier ministre a tenté d’ouvrir la voie à un gouvernement d’union nationale. L’union nationale, est-ce que c’est la seule solution acceptable en ce moment pour les manifestants ?
C’est la seule solution et c’était une solution qui était voulue par les manifestants. Malheureusement, le Premier ministre Wickremesinghe a décidé de donner une dernière chance à Gotabaya, il y a de ça presque un peu plus d’un mois et demi, en acceptant d’être son Premier ministre, ce qui a un peu retardé l’échéance et rendu encore plus difficile la situation. Mais, oui, ce qui est intéressant, c’est que très vite Wickremesinghe a annoncé qu’il souhaitait ce gouvernement d’union nationale, tout en précisant qu’il se tiendrait à l’écart et qu’il démissionnerait du poste. Donc, il y aura certainement un gouvernement d’union nationale avec, il faut l’espérer, des techniciens qui vont vite travailler pour remettre le pays dans une bonne situation sociale et économique.
La crise économique que traverse le Sri Lanka est une crise multifactorielle. La dette actuellement est abyssale. Qu’est-ce que les futures autorités vont pouvoir faire ? Est-ce qu’il y a un risque de mise sous tutelle du pays ?
Là, il est un peu trop tôt pour le dire. Ce qui est sûr, c’est que l’aide du FMI va être indispensable, mais là, la question va être aussi : dans quelles conditions est-ce que la population va devoir encore plus souffrir d’un certain nombre de réformes que le FMI exige ? Et, dans le même temps, quelle va être l’attitude des différents créditeurs ? Notamment de la Chine auprès de qui désormais les Sri Lankais doivent beaucoup d’argent. Et pas sûr que la Chine soit d’accord pour que les Sri-Lankais s’éloignent des pays qui désormais lui sont soumis par leur dette. RFI