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Tahar Djaout : le poète de l’intransigeance

DECRYPTAGE

Tahar Djaout : le poète de l’intransigeance

Homme de la contestation élémentaire. Rêveur, humaniste, il ne badinait pas sur l’homme. Sur ce qu’est l’essentiel : les œufs fragiles du vivre-ensemble. Car l’homme, lui, était une création. Un fruit. De la société. De l’école. Il est des villes qui inventent des fanatiques et d’autres qui forgent des poètes, des rêveurs, des artistes, des amoureux.  Les clôtures et le fer barbelé avant qu’ils ne soient visibles avaient été couvé d’abord dans les âmes…

28 ans. Depuis que le voleur de feu, Djaout, le poète, nouvelliste, romancier et journaliste, est parti. 28 ans déjà. Son côté mortel succombait à deux blessures : la blessure des hordes abêtis par le psaume et l’oraison et celle de l’indifférence caractéristique qui n’ose même pas le souvenir sur la place publique. L’indifférence, le charbon hautement inflammable de nos défaites. L’abjection avait été échafaudée un 26 mai, un printemps durant. L’islamisme venait de faire son entrée fracassante. Un rouleau compresseur de l’abolition de l’homme, n’en déplaise aux quituquistes, pour reprendre le chroniqueur.  

Parce qu’il avait préféré dire quand les élites se taisent ; dire quand le mot attente à l’aphasie endémique. Libertés ravalées, viols tus, crimes frappés du sceau de l’impensé. Et mourir pour un regard qui assumait déjà la postérité, une plume revendiquant les ponts et les bancs publics ; pour le débat, pour la discussion, pour secouer les certitudes au fer rouillé du fanatisme. Le verbe affûté comme une sagaie d’audace, Djaout atteignait l’absurde dans son épicentre.

Les hommes et les femmes vont et reviennent, passent leur chemin devant le génocide déifié, font comme si de rien n’était dans un pays, dans un continent, dans un monde qui pense, encore et toujours, que l’islamisme discute, partage, est humanisable, intégrable dans le vivre-ensemble.

Depuis le temps, la postérité ne réserve plus une place pour les cohortes terrées dans les maquis du silence, pour les amnésiques reconvertis, jadis laïques, chantres attitrés de tous les idéaux, théoriciens d’une Algérie qui se taillerait enfin une place parmi les pays pour qui il importe l’Autre. Depuis le temps, quand l’histoire a réservé pour les foules, ô foule mère de toutes les tyrannies !, une place dans la déchetterie de l’histoire, la mémoire collective, forgeronne des hauteurs et des déchéances, elle, sculptait, réécrivait, faisait encore voyager le cri anticipateur : « Avec ces gens-là, si tu parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs, alors parle et meurs! », était la clameur du poète taillé dans une argile d’altitude.  

Ainsi avertissait le barde, l’œil empli de cette lumière qui n’avait de cesse de déconstruire la nuit.  La vie ne valait pas un fétu si ce n’est pas pour durer et debout. Il avait lu sans doute Jean Sénac, le poète lui aussi assassiné pour avoir dégainé un autre possible : « Pour toucher les étoiles, il faut durer debout ! ».

Pour atteindre les étoiles… 

Et pour atteindre les étoiles, il faut d’abord chercher dans les sables abyssaux de chaque individu. En extraire la quintessence. Affranchir le Je des geôles du Nous de la castration. Fin de l’être autonome. Il faut se libérer de l’impensé, de l’indépassable, de l’indiscutable : « … Je donne une vision de l’histoire qui privilégie l’histoire individuelle au détriment de l’histoire collective, cette dernière étant souvent oppressive et falsifiée, disait Djaout dans son sulfureux L’exproprié,  le voyage sans destination, comme si l’Algérie souveraine du Je multiplié n’avait plus place dans l’histoire que pour recommencer le fait colonial ; car libérée de la colonisation de l’Autre, elle s’auto-colonisait désormais : au nom de la nation, des constantes, de la patrie, de la religion, de ce Nous avorteur de tous les élans. Un Nous qui a chassé de la tête et des cœurs, des yeux et du souvenir jusqu’à la mer. Qui se souvient de la mer ? s’interrogeait Mohammed Dib.

«Djaout s’insurge sans doute d’abord contre tous les opiums – et il le fait avec une précision féroce. Mais son impatience de l’amour fait surtout éclater les murs, bouscule les tergiversations et les formules convenues. Lui aussi veut vivre en joie et en gloire. (…) La poésie de Djaout est enfin très enracinée dans le terroir africain. Ses racines et ses adhérences viennent à bout du macadam de la Ville; elles plongent dans l’humus ancestral du grand continent et dans ses rythmes. », disait sur le poète Jean Déjeux, le grand spécialiste de la littérature algérienne francophone.

Des opiums, Djaout savait que celui prompt à jeter ses racines vénéneuses au plus profond de l’être c’est celui de la religion quand elle ne se contente plus de son intériorité, car quand elle passe outre ses espaces tréfonciers, elle devient un monstre dont la mort de l’Autre est une offrande aux cieux.

Dans L’invention du désert (1987), un roman comme un présage qui augurait de la nuit à venir, Djaout racontait la vulnérabilité de la lumière devant les assauts de la nuit, quand les lampadaires et les chandelles n’ont plus leur pesant dans les cœurs pour éclairer les sentiers et les routes du destin. C’est à Paris que ça se passe. Pour le symbole, sans doute. La ville des Lumières s’ensable donc. Symboliquement. Par le désert en l’homme ; Ibn Toumert, l’illuminé d’un autre âge,  y réinstaure la mémoire mortifère de l’assentiment, de l’impossibilité de l’Autre. Il y jette la hantise des hommes incapables de réserver une place pour l’altérité.

«Ecrire dans les villes froides… Ma tête est semblable à ces outres où les Indiens transportent, au gré de leurs migrations, les os de leurs ancêtres. L’histoire almoravide clignote dans un lointain assoupissement, elle cliquette à l’intérieur de mon crâne, avec des remontées brutales qui allument un feu sous l’occiput. Alors, le désert et son été perpétuel crèvent l’écorce du monde. Une enclume infatigable s’installe dans le ciel, allumant des étincelles dans l’atmosphère en kermesse. C’est quelque chose de propre au désert, cette désolation qui rit». Le narrateur se joue, ici, des clichés.  Au Sahara de l’inquisition d’Ibn Toumert, il oppose l’autre Sahara : celui de l’imaginaire, des mille et une nuits, du silence fondateur du poème, le désert des possibles ; celui des poètes libres qui ont toujours résisté face aux tyrans, aux vicaires, aux autoproclamés du ciel et de la terre.

Le poète quand ses rêves sont plus grands que ses peurs 

Tahar Djaout rêvait les yeux grands ouverts. Il voyait son Algérie de demain. Ses rêves étaient plus grands que ses peurs. Il écrivit dans Ruptures, (le numéro du 27 avril-3 mai 1993), le journal hebdomadaire démocrate et laïc qu’il avait fondé avec des amis : « Dans la ville oppressante où il vivait et où il vit encore, le Rêveur avait échafaudé – oh! Il n’ose plus le faire – des rêves sur la cité idéale où il aimerait vivre et voir s’épanouir ses enfants. Il y aurait d’abord de la verdure – arbres et pelouses -, beaucoup de verdure qui fournirait l’ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des fleurs et les gîtes d’amour. Il y aurait des créateurs de beauté, de rythmes, d’idylles, d’édifices, de machines. (…) Mais la vie avait continué, avec son masque de laideur et de désillusion.

Puis le rêve lui-même devint interdit. Des hommes, se prévalant de la volonté et de la légitimité divines, décidèrent de façonner le monde à l’image de leur rêve à eux et de leur folie. Le résultat est là, sous les yeux : couples forcés, attelés sous le même joug afin de perpétuer et multiplier l’espèce précieuse des croyants. Les femmes réduisent leur présence à une ombre noire sans nom et sans visage. Elles rasent les murs, humbles et soumises, s’excusant presque d’être nées. Les hommes devancent leurs femmes de deux ou trois mètres ; ils jettent de temps en temps un regard en arrière pour s’assurer que leur propriété est toujours là : ils sont gênés, voire exaspérés, par cette présence à la fois indésirable et nécessaire. »

Le propos se passe – presque –  du commentaire. L’intransigeance. L’utopiste qui se frayait un chemin dans l’erg des sables idéologiques, dans le spectacle risible des humanités déchues. La plume est incisive, les mots puisés dans l’encrier de l’insoumission.

 Tahar Djaout était un Homme de la contestation élémentaire. Rêveur inconditionné, humaniste jusqu’à la moelle, il ne badinait pas sur l’homme. Sur ce qu’est l’essentiel : les œufs fragiles du vivre-ensemble. Car l’homme, lui, était une création. Un fruit sociétal. De l’école. Il est des villes qui inventent des fanatiques et d’autres qui élèvent des poètes, des rêveurs, des artistes, des amoureux.  Les clôtures et le fer barbelé avant qu’ils ne soient visibles avaient été couvés d’abord dans les âmes.

Aussitôt, les prémisses de l’apocalypse, il savait déjà qu’il y avait La famille qui avance et la famille qui recule. C’est le titre de sa dernière chronique avant le lâche assassinat des islamistes qui, pour avoir vanté le pluriel et le multiple comme essence de la vie, le trouvaient intolérant !  Salle époque des égorgeurs Tolérants, accueillis en grandes pompes dans les salons de Occident. De leurs métropoles, ils revendiquaient les carnages, les exactions collectives, les viols à la chaine. Ils étaient des révolutionnaires aux yeux des naïfs. Des géostratèges. Autres temps, autres mœurs. C’était avant que la déferlante génocidaire atteigne leurs côtes…

L’islamisme : Le dernier été de la raison 

Dans les dernières semaines de sa vie, Djaout écrivait le roman qui le disait pleinement. L’intransigeant. Le poète, le grand rêveur. Le pays égarait alors sa raison, roulé dans la farine wahhabite et ses fumigations doctrinaires. L’idéologie du ressentiment avait le vent en poupe, le pamphlet spécieux propagé à coups de pétrodollars, d’aubades et de sérénades de chefs occidentaux.

«On n’a pas encore chassé de ce pays la douce tristesse léguée par chaque jour qui nous abandonne. Mais le cours du temps s’est comme affolé, et il est difficile de jurer du visage du lendemain. Le printemps reviendra-t-il ?», disait-il dans le roman que l’on découvrira six ans après son assassinat.  

Un roman comme une échographie de l’apocalypse. Les bibliothèques fermées, brûlées ; les intellectuels, les poètes, les réalisateurs assassinés ; les femmes, énième erreur de la nature ! Le théâtre, l’art, la calligraphie, la peinture, la botanique, le sport, la photographie, tout devait être voué aux fins dernières ; la vie est funambule dans la corde raide des chutes tonitruantes ; tout était eschatologique, pour Allah ou contre Lui, pour l’islam ou contre l’islam. Et comme ça ne suffisait  pas que l’on niât la vie, les hommes pensèrent que c’était comme ça et pas autrement ; les femmes étaient ou voilées musulmanes ou libertines dévoilées ; la planète est une Oumma ou alors elle ne valait même pas la peine de continuer d’exister. 

Tahar Djaout était un cri, un libre penseur,  un libertin philosophe comme disait Mohamed Balhi : « C’était, au sens philosophique du terme, un libertin. Cheveux de jais, regard malicieux derrière ses lunettes, il aimait à lisser ses moustaches. Il avait le sens de la repartie, celle qui désarçonne les bonimenteurs. Son humour agira, dans son œuvre, tel un claquement de fouet. En ce sens, il était fondu dans le même moule que le Marocain Driss Chraïbi. Djaout, donc ? Il commence par la poésie. »[1]

         Ma richesse,
         C’est la neige,
         Et sa lumière aurorale.

         J’accumule les fruits
         D’arbres scellés de blanc
         Et j’envoie mes oiseaux
         Ausculter les cimaises.
(Dans L’arbre blanc)

L’assassinat de Djaout était-il vraiment le crime sans coupables, comme disait son ami et collègue Arezki Metref ? Le criminel était cet État dont l’omerta est fondatrice, ces islamistes bourrés au souffre des certitudes débiles. Les assassins sont tous ces gens nourris dans la haine de soi et de l’Autre, dans le bannissement de la différence, dans les prêches des chouyoukhs manchots et ventripotents, hissés savants et érudits, dans des pays où la Roukiya, le talisman et la sourate rivalisent avec le scalpel et le bistouri ; où un islamiste, au nom d’Allah, a droit de vie et de mort sur tous les êtres.

Le crime suprême était le silence, l’indifférence des hommes : « Quand ils sont venus chercher les communistes», disait le pasteur Martin Niemoller, « Je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas communiste. Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas Juif. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas catholique. Et lorsqu’ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester. »

Huis-clos, silence, on meurt

Ailleurs, avant le 11 septembre 2001, on se disait encore que ça n’arrivait qu’aux autres. Au reste, ils l’auront voulu ; ils ont couvé le meurtre et  le génocide… 200 000 morts ! Elle, elle avait refusé de porter le voile ; lui, il avait couru, et seul, dans la forêt ; l’autre, il avait chanté toute honte bue ; et lui ? Il a déclaré que la Charia n’était pas de Dieu ? Et le réalisateur, acteur, dramaturge, journaliste, artiste, chanteur, boulanger, étudiant, etc.,? Mécréant, apostat, païen, renégat, dépravé, libertin, luciférien, licencieux, pécheur, débauché, négateur, associateur… La lexicologie nouvelle pour la topographie idéale du génocide tu, de l’hécatombe vouée à Allah et à ses vicaires.

Mourir alors. Le rire est outrage. Le sourire offense. Critique ô calamité. Aimer? La géhenne. Le feu. Le rôti éternel… Nous mourrions, les yeux écarquillés. Et la mort n’expirait plus dans une mare blanche de silence, comme dirait Césaire, mais dans un fleuve putride de ce sang du déshonneur et de la félonie. L’Algerianocide. Silence ! Morts solennelles. Au nom de Dieu le Clément Miséricordieux! Tu parles tu meurs, tu ne parles pas tu meurs, alors parle et meurs. Des mots qui sonnaient déjà le glas du réveil.  

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers… Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés… Ainsi pleurait Jean Ferrat les siens, les êtres aimés, dans sa chanson qui dénonçait le Judéocide perpétré par les nazis.
                  

Tahar Djaout, lui, ne pleurait pas. Il semait. Il semait les mots de demain. Car un pays, n’importe quel pays, est celui d’abord pensé, dit et écrit par les mots. Il semait les jonquilles du vivre-ensemble pour l’azur citoyen. Il propageait le Kabyle de l’orgueil, des luttes charnières, des hommes et femmes qui ne plient jamais le genou, parce que comme l’olivier, la métaphore des cieux, ou il dure debout ou il est arraché, quand la tempête est de taille à emporter un pays.  Et la mémoire ensuite, se charge de le fier à la postérité des hommes qui enfourchent leurs chevaux de l’espace-temps, et non à celui de la chimère eschatologique.

        Tu chercheras les chiens acrobates du rêve
        Entre les draps étonnés,
        Tu secoueras un à un les poudroiements de la lumière
        Et la vie se réinstallera.

        Tu te réveilles
         Et la maison devient un carnaval
(Poème pour Nabiha)

Qui se souvient de Djaout donc? Toutes et tous ceux qui marchent vers la lumière, car il était de toutes les causes qu’ils pensaient justes. Il était berbériste convaincu, démocrate et laïc intransigeant, poète humaniste, égalitariste, libertaire, ami des opprimés, des minorités effacées, ennemi de l’indifférence et du silence du consentement et de l’expiation. 

Somme toute, il ne nous reste qu’à inventer le pays déjà assis dans son verbe, hissé vers les cimes dans son poème. Apprenons à nos enfants les mots comme égalité, fraternité, laïcité, démocratie, vivre-ensemble, pluralité, différence… et le pays sera rassasié de demain sera comme celui rêvé par Djaout.

Auteur
Louenas Hassani (écrivain-romancier)

 




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