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Tamazight, une langue et un patrimoine à défendre…

ECLAIRAGE

Tamazight, une langue et un patrimoine à défendre…

La langue est, d’après le philosophe allemand Heidegger (1889-1976), »la maison de l’être » et l’être ne peut avoir plusieurs maisons.

Même pour les polyglottes, l’être n’a qu’une seule maison « principale » dont dépendent plusieurs maisons « secondaires ». Le poète Jean Amrouche (1906-1962) par exemple, du haut de son piédestal d’écrivain de grande renommée, quoiqu’excellant dans la langue de Molière, affirmait qu’il ne pouvait pleurer qu’en Kabyle, son dialecte d’origine dérivant de la langue de ses ancêtres berbères.

Loin de toute métaphore, la langue, la nôtre, c’est notre esprit, notre bien commun, notre maison ! Mais, peut-on imaginer une maison sans fondations, ni piliers ni toit? C’est de l’ordre de l’impossible sans aucun doute! C’est pareil pour la langue. Cela dit, dès que l’on s’attaque à la langue de l’Autre, c’est sa « maison de l’être »qu’on voulait, en vérité, détruire. Tous les impérialismes, militaires, politiques ou culturels soient-ils, font de l’outil de la langue leur cheval de Troie pour absorber de l’intérieur le génie des peuples et les déposséder, de façon machiavélique, de leur personnalité ainsi que de leur force de résistance.

Dans le cas de la langue berbère, submergée par les différentes langues d’invasion, de colonisation et de conquête (en particulier l’arabe et le français), elle n’a pu résister à une disparition programmée que grâce à la femme (la mère, la sœur, l’épouse, etc). Cette dernière a puisé dans les traditions, les chants, les us et les coutumes locales, matière à cimenter la langue, en la transmettant à sa progéniture, son entourage, les générations futures…

En ce sens, la femme fut le pont civilisationnel par excellence dans la transmission du legs culturel berbère à la postérité. L’oralité, pourtant souvent destructrice du fondement linguistique des cultures savantes, a joué par effet inverse, un rôle déterminant dans la pérennité du Berbère tout au long des siècles.

Contrairement à ce que pensent certains revanchards aigris, le kabyle, le chaoui, le tragui, etc, soit les dialectes du Berbère, n’ont jamais bénéficié du soutien des anthropologues coloniaux, lesquels ont mis en place, pour rappel, une stratégie de démontage systématique des langues des pays colonisés, qu’ils considèrent comme arriérées, figées et inefficaces. Autant dire, mortes.

En même temps, ils sublimaient les parlers et les dialectes régionaux, qu’ils décrivaient alors comme vivants. Il faut reconnaître qu’à cette époque-là (la colonisation), les adeptes du Jacobinisme en Europe en général et en France plus particulièrement, ayant tendance à la centralisation excessive, soutenus par ces anthropologues-là, ont poussé nombre de dirigeants européens, fervents de l’unité, à la codification des langues, lesquelles ont vite accédé au statut de l’écrit (standardisation et officialisation). Au passage, ils se sont efforcé d’éradiquer les parlers et les dialectes régionaux, au nom du principe suivant : « Etat central unique, langue centrale unique » (citons dans ce cadre-là les modèles linguistiques promus par l’unité italienne et l’unité allemande au XIX e siècle).

Pour résumer, ils ont fait tout le contraire de ce qu’ils voulaient accomplir dans leurs colonies, donc chez nous. Or, dans ces colonies-là, comme tout un chacun le sait au demeurant, au génocide humain s’est ajouté le génocide culturel, vu que le socle identitaire des peuples sous domination coloniale est détruit. Personne parmi les colonisés n’a échappé à cette calamité.

La langue berbère-mère fut frappée, nous concernant en Algérie, au même titre de l’arabe mais à plus fort degré, d’une sorte d’oubli séculaire, dû à des facteurs anthropo-historico-sociologiques, en rapport, d’un côté, au travail de sape des multiples conquérants et leurs relais locaux, et de l’autre, à la nature des Imazighen (Berbères), connus pour leur amour excessif de la liberté et de l’autonomie, l’hospitalité, l’oubli de soi au profit de l’autre, le refus du chef ainsi que de l’autorité, la sublimation de l’étranger, etc.

Les exemples dans l’histoire sont légion, même parmi les élites : Le Berbère Apulée de Madaure (125-170), le premier romancier de l’humanité et Saint Augustin d’Hippone (354-430), le fils de Thaghast n’ont-ils pas pondu leurs plus belles œuvres en Latin? De même, Ibn Khaldoun (1332-1406), l’historien du génie, pionnier de la sociologie urbaine « ilm el-umran », n’a laissé de traces écrites qu’en arabe. Il est inutile de rappeler que les Aguellids berbères, eux aussi, tels que Massinissa (238-148 av. J.-C.), Juba II (52 av. -23ap. J.-C.) , pour n’en citer que ces deux, ont fait du punique pour le premier et du latin, pour le second, les langues officielles de leurs royaumes! Mais pourquoi « cette honte de soi » fut-elle si forte, au point que la tendance au reniement de ses racines se poursuit jusqu’au jour d’aujourd’hui?

Est-ce un syndrome atavique, corollaire de cette mentalité défaitiste héritée de génération en génération? Ou est-ce la résultante de cet esprit de paix, dont furent réputés les Berbères, lequel a fait d’eux un peuple de résistants et non pas un peuple de conquérants? La réponse à ce questionnement est difficile et l’état des lieux laisse entendre que, quelque part, il y a eu un maillon manquant dans la chaîne civilisationnelle ! La langue berbère a, en fait, presque disparu, de nos jours, dans plusieurs pays de l’ancienne Numidie, à l’exception notable du Maroc, de l’Algérie et de la Libye. Coincée entre l’arabe et le français, elle se trouve, hélas, amoindrie et affaiblie, même si elle a sauvegardé son propre dictionnaire, si riche, façonné par la vie de tous les jours, et fonctionnant au moyen de la métaphore.

Il est vrai que la langue parlée (ou dialecte) occupe une autre sphère sociale et communicative, considérée comme primordiale et coexistant avec la langue du savoir, mais n’en reste pas moins peu efficiente sur le plan de la production artistique, intellectuelle, civilisationnelle. Cette tare a été portée par la langue berbère elle-même, réduite à son tour par certains de ses détracteurs au statut du dialecte, incapable d’être standardisée. Ce qui remet à l’ordre du jour la thèse de la non-existence d’un Etat politiquement unifié et unificateur sur le plan linguistique, depuis l’aguellid Massinissa.

« L’histoire berbère, écrit Mouloud Mammeri (1917-1989), est une espèce de bouillonnement en vase clos; au fond, le Berbère n’a jamais su sortir de lui-même. De toute éternité, la société kabyle n’a jamais connu de pouvoir fortement organisé pour imposer les règles d’une nation ; les forces destructives, que partout ailleurs, une forte organisation sociale parvient à éliminer ou à neutraliser, y trouvent donc un champ libre à leur expansion. Le premier soin d’une telle société, qui sans cesse menace de se désagréger, est de chercher à survivre le plus longtemps possible. » (1)

Cette incapacité des premiers Numides à se réunir sous le même toit, explique en partie l’effondrement de « la maison de l’être » algérienne actuelle, pour emprunter l’expression heideggerienne dont j’ai fait usage au début de cette chronique. Le malaise identitaire dont souffre notre société n’est donc qu’un vieil héritage des temps anciens. La fragmentation, disait un auteur du terroir, est tellement importante qu’il suffit d’interroger les jeunes d’où qu’ils viennent, et chacun s’identifie à son quartier, sa ville, sa région : je suis de Bab El Oued, je suis de Soustara, je suis de l’Est, de l’Ouest.

Personne n’a été instruit de penser qu’il est avant tout Algérien! Et, bien entendu, qui dit Algérien, se réfère, de manière inclusive, à tout ce vaste patrimoine culturel et identitaire multidimensionnel, enrichi de toutes parts, dont la racine est berbère.

Kamal Guerroua

1) « La société kabyle », la Revue Aguedal, n° 5; 1938-1939, Rabat, Maroc.

Auteur
Kamal Guerroua

 




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