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Tazmalt : comment sortir de taseffit, le clanisme politique ?

Lettre de Kabylie

Tazmalt : comment sortir de taseffit, le clanisme politique ?

Comprendre le clan comme survivance institutionnelle coloniale réactivée, expliciter le clanisme comme pratique politique dominante et l’esprit de clan comme idéologie qui a prospéré avec les bouleversements sociaux induits par les affrontements économiques et culturels imposés par les colonisateurs successifs, notamment les deux derniers, l’empire Ottoman et la république française ; telle est la problématique de cet article.

Prenant pour exemple la tribu des At Melikèche dans le Djurdjura méridional, et Tazmalt son chef-lieu l’objectif de cette approche est d’étudier Taseffit dans son fonctionnement pour mettre en évidence, à partir de ses contradictions internes, des possibilités de dépassement et d’évolution vers sa propre mort.

Trois parties constitueront cette contribution. Une première partie historique traitera de l’origine du clanisme politique, de la mutation historique du clan sociologique en clan politique. La deuxième partie relatera l’histoire de la tribu des At Melikeche au temps où Tasefit n’avait pas de caractère politique, et une troisième partie expliquera la renaissance du clanisme du fait du pouvoir central et de son économie rentière et suggérera des propositions de dépassement du clanisme et de la construction d’un pouvoir local citoyen sur la base des institutions modernes inspirées de la collégialité kabyle ancestrale.

Première partie

De la genèse du clanisme comme pratique politique

Le clan sociologique est un phénomène démographique primitif, expression d’un particularisme culturel kabyle face aux menaces, aux prétentions ou aux dominations extérieures, rempart contre les agressions, défenseur du groupe et de ses particularités, mais aussi fixateur des mécanismes qui consolident la tribu et ses institutions ! De par sa propre spécificité et dans les rapports de forces avec les autres groupes, le clan sociologique perpétuait une culture fédératrice et unificatrice, même dans les moments difficiles, tout au long de l’histoire de la Kabylie. Les exemples d’unité sacrée des clans abondent.

Ce n’est qu’avec une alliance avec un adversaire externe qu’un clan trahit l’ordre tribal et arrive à s’imposer à l’autre !

Du clan sociologique au clan politique

De nombreuses versions de l’origine du clan en Kabylie sont retenues par la mémoire collective et transmises dans le patrimoine culturel immatériel comme explication à la naissance et la formation originelle du clan au sein de la tribu. La thèse spatiale est celle qui est encore relatée dans le Djurdjura méridional. Une tribu chassée de la plaine par une autre plus puissante se refugia en haute montagne. Pour sécuriser l’espace occupé, le chef de la tribu attribua à l’un de ses fils le haut de la montagne pour surveiller au loin toute venue d’étranger et à l’autre fils le bas du domaine où coulait la rivière et son eau précieuse pour la vie du village ! Avec le temps, deux ensembles de familles associées par la parenté se formèrent sur ces deux espaces distincts. Les siècles passant, les membres de chaque clan donnèrent à leur origine un caractère mythique autour de l’image symbolique de l’ancêtre éponyme ! Un clan est donc un ensemble de familles associées par une parenté réelle ou fictive, fondée sur l’idée de descendance d’un ancêtre commun.

Le clan d’en haut et le clan d’en bas, sous l’autorité du chef de la tribu et de son agora, se partageaient le travail, les richesses et le pouvoir à parts égales dans le cadre des institutions villageoises primitives. Tout se régulait et se décidait dans l’agora de la tribu, Tajmaat, jusqu’au jour de la disparition du patriarche !

A la mort du chef, les deux clans se disputèrent le pouvoir sur la tribu. La lutte pour la chefferie finit par diviser la tribu en deux groupes antagoniques, ceux d’en haut et ceux d’en bas ! Mais l’agora arrivait toujours à trouver un équilibre pour la survie de la tribu. La rivalité clanique ne dépassait pas le cadre tribal, tout ce qui touchait la tribu de l’extérieur était géré en commun par les deux clans.

Le poids du clan dépend de sa population et des alliances interfamiliales avec l’autre clan de la tribu. Si la démographie est un paramètre crucial de la force d’un clan dans la conduite de la tribu, c’est souvent l’utilité d’une ou d’un groupe de personnes, d’un corps de métier, qui fait sa valeur. Aucun clan n’avait le pouvoir politique à lui tout seul, la Tajmaat fonctionnant toujours à l’unanimité des membres délégués par les familles, cellules de base du village. Une seule voix discordante et l’assemblée se trouvait contrainte à de nouvelles délibérations.

Défensif dans son essence et défenseur d’un ordre immuable, le clanisme sociologique se voulait le garant conservateur d’une société simple, immobile, dont l’organisation et les structures millénaires garantissaient la reproduction, la pérennité et la sécurité face à l’agression extérieure. La tribu, avec ses clans familiaux, a traversé des siècles d’Histoire sans grands bouleversements ! Aucun clan ne pouvait survivre en dehors de sa tribu originelle.

Le clanisme et les alliances externes

A l’arrivée des Turcs ,au début du 16ème siècle, chaque Arch kabyle était composé d’au moins deux clans sociologiques, ensembles de lignages familiaux formés de générations successives, cohabitant dans les villages, partageant sur un espace socio-économique vital l’ingratitude de la terre , une origine commune, souvent un ancêtre éponyme ou un guide spirituel mythique et l’imaginaire cosmogonique et culturel

Les affrontements militaires avec la régence Turque d’Alger et les bouleversements radicaux introduits par la colonisation française de peuplement ont profondément altéré l’ordre tribal médiéval dans son essence. Le nouveau mode de production capitaliste avec l’introduction de la propriété privée de la terre, celle du salariat et de l’émigration, la généralisation des valeurs marchandes avec l’usage de la monnaie, a transformé de fond en comble la société Kabyle.

Ces deux colonisations vont induire une mutation du Clanisme d’un fonctionnement social vers un fonctionnement politique, dans le sens où un clan de la tribu aidé par cette force coloniale externe sort de l’ordre collégial tribal pour imposer l’hégémonie sur la confédération villageoise. La culture de cette hégémonie et sa transmission comme culture politique s’appelle le Clanisme ! Système immobile et paralysant, le clanisme s’est longtemps imposé à un peuple exsangue, sous-développé, dans un pays sans perspectives économiques, à forte tertiairisation et où la réussite passait immanquablement par l’exil.

Tasseffit ou l’esprit de clan

L’esprit de clan est un ensemble d’idées qui concourent à instaurer et perpétuer le règne d’un clan sur toute la tribu, en s’appuyant sur un allié externe ! La recherche de cet allié puissant et protecteur est l’essence même de la culture clanique. Durant la colonisation turque, le clan politique au pouvoir dans une tribu kabyle était l’allié du Beylik protégé par l’Odjak (armée turque).

Durant les 132 ans de présence française, la même règle plus affinée était de mise. Le clan allié du colonisateur régnait et soumettait le clan adverse à l’oppression du colonisateur.

Après l’indépendance le parti unique avait adopté le clanisme comme culture politique, il l’enroba des oripeaux d’un nationalisme sectaire pour en faire son idéologie au niveau local. Le FLN avait organisé un semblant d’alternance pour ne pas voir se structurer une opposition sur le sentiment d’exclusion ! Depuis 1967, ce fut le régime de l’alternance sous le règne externe du parti unique. Du simulacre électoral résultait un mandat pour le clan A et le suivant pour le clan B. Un contre-pouvoir interne est désigné en la personne du chef de la kasma, cellule politique de base du parti unique au pouvoir ! Quand le maire est du clan A, on désigne le chef de la kasma dans le clan B et inversement.

Le clan au pouvoir dans la localité (APC) était toujours sous la protection de l’Etat central avec pour mission de contenir et réduire toute opposition politique au parti Unique, le FLN.

Le clan politique, une création coloniale

L’Etat colonial turc qui vivait de la rapine et de l’impôt avait réussi avec le temps à fractionner les tribus par le harcèlement militaire et une politique fiscale discriminatoire. Dans une même tribu un clan était taxé alors que le clan rival n’était pas concerné par cet impôt. Pour prévenir toute alliance horizontale des clans soumis à l’impôt, les stratèges de la Régence, inversaient le choix du clan à soumettre à l’impôt dans la tribu voisine ! Durant près de quatre siècles, la Régence d’Alger avait cultivé et exacerbé les contradictions claniques à l’intérieur des tribus par des techniques d’alliances fractionnelles. Les tribus avaient été systématiquement coupées en deux. L’une des deux parties, alliée et gardienne locale des intérêts de la Régence, était désignée par tribu makhzen, l’autre partie soumise au séquestre et à l’impôt rejoignant les tribus résistantes, désignées par tribus Siba.

La conquête militaire française totale de la Kabylie, après la défaite des troupes de Fadhma N Soumer à Icheridhen en 1857, fut suivie de la mise en place d’une administration hiérarchisée en remplacement des institutions horizontales kabyles suspendues puis interdites. Le phénomène clanique sera progressivement érigé en système de gouvernance villageoise. Il fut construit, en perfectionnant les méthodes turques, sur la désignation de notables et de lettrés locaux à la place des représentants élus par les quartiers villageois dans Tajmaat n’Taddart et des élus des villages dans Tajmaat n Laarch interdite en 1868. L’administration coloniale sapera définitivement les fondements millénaires de l’indépendance tribale après la grande insurrection de 1871 qui, signe des temps, avait vu les chefs Kabyles défaits déportés en Nouvelle Calédonie en même temps que les Communards de Paris.

Une des caractéristiques essentielles du clanisme politique est d’être né contre l’ordre tribal égalitariste et collégial comme le serviteur et le protecteur zélé du nouvel ordre établi par la puissance coloniale qui l’utilisera dès lors comme force-tampon et courroie de sa politique en Kabylie.

Le clanisme : un fonctionnement peu connu

Après avoir été utilisé par la colonisation française pour figer la Kabylie dans la résignation, le fatalisme et le pessimisme après la défaite de 1871, le clanisme a survécu aux grandes transformations historiques connues par la Kabylie, notamment, la guerre de libération, dont les forts bouleversements n’ont pas touché la nature clanique de la tribu. Il est très peu connu dans ses mécanismes et son fonctionnement soumis à la loi du silence et au secret des initiés.

Le clanisme est une domination d’une famille puissante sur un ensemble de familles partageant le lignage et l’ancêtre mythique. La puissance de cette famille est acquise par alliance avec des centres du pouvoir central et par introduction de ses enfants dans l’administration locale voire centrale. Au nom de L’Anaya, le devoir tribal de protection, la famille puissante protège les autres membres du clan contre toute agression externe. Elle leur offre emploi et logement et autre assistance de nature sociale tout comme elle les accompagne dans leurs déboires face à la justice aux ordres et dans les démarches administratives .Contre cette protection, les demandeurs doivent obéir politiquement à la famille dominante et appliquer ses choix et ses directives.

Le chef du clan lié au pouvoir central

Le clan politique est constitué d’un chef, véritable potentat lié au pouvoir central, assisté d’un cercle d’initiés gardiens de l’esprit de clan, et d’une clientèle structurée en cercles concentriques autour du premier cercle savant.

Le chef de clan se prévaut de la connaissance des tenants du pouvoir central, des décideurs du pouvoir réel et règne sans partage sur une population asservie, de plus en plus aliénée et totalement subjuguée par les jeux politiciens et les mirages du pouvoir que lui renvoie le maître qu’elle aimerait bien imiter, le cas échéant. Ayant été le récipiendaire de l’esprit de clan que lui ont inculqué «les caciques initiés», il utilisera et exploitera toutes les ressources de l’antique cellule communautaire kabyle, la tribu, par la perversion de ses valeurs, imposera progressivement à la place des lois ses lois non écrites de la tribu, des règles nouvelles fondées sur l’obéissance, la reconnaissance et la fidélité à vie, de génération en génération, au potentat local.

Le clanisme politique s’est édifié sur la confusion de l’intérêt général avec des intérêts très particuliers, le mépris du bien public, l’individualisme et le particularisme diviseurs. De véritables dynasties se sont constituées au fil des décennies, qui ont régné et continuent de sévir par le népotisme, la prévarication, le chantage, la corruption et l’opportunisme politique en méprisant les oppositions idéologiques. Encouragés par l’État central algérien qui tient là un moyen de domination déjà expérimenté par les derniers colonisateurs turcs et français, le système clanique et ses représentants n’ont jamais été inquiétés, bien au contraire.

Le néo-clanisme

La vulgarisation d’un discours politique critique diffusé avec l’irruption des médias dans le paysage politique depuis la décennie 1990 avait quelque peu jugulé le clanisme traditionnel. Mais, avec la suprématie de l’économie rentière et la mainmise de l’idéologie arabo-islamiste fataliste sur la société, la désaliénation culturelle entamée dans les années 80 marque le pas. Bien que toujours présent, le clanisme politique traditionnel mue progressivement en néo-clanisme clientéliste ! Le clan ne se forme plus uniquement autour du mythe de l’ancêtre commun mais autour d’un chef intronisé par le pouvoir central tenant les manettes de la distribution de la rente. Ce sont les clans des Kabyles de service !

Les tenants du néo-clanisme, moins enracinés culturellement, sont d’abord des alliés du pouvoir central. Jouissant de la légitimité historique en héritage (fils d’un colonel de la révolution ou d’un chef politique du parti unique ) ou de l’aura technocrate acquise dans le sérail algérois, ils recourent à certains des mécanismes anciens, mais offrent un profil beaucoup plus actuel, et surtout plus souple, perméable à la constitution de clientèles hors clan pouvant conforter leur assise. Cultivant l’illusion de la modernité, ces néo-clanistes sont beaucoup plus pernicieux que leurs aînés.

Le développement du mouvement berbériste à travers la Kabylie depuis la décennie 80/90 a certes permis d’ébranler le système clanique mais l’Etat jacobin a progressivement développé et fidélisé une clientèle qui a normalisé le paysage politique.

Clanisme et multipartisme

Avec l’avènement du multipartisme à l’entrée de la décennie 1990, le clanisme politique s’est immédiatement adapté aux nouveaux contenants politiques. En Kabylie, les deux partis rivaux, FFS et RCD, ont été squattés respectivement par les familles des clans rivaux. Quand dans une commune le clan Nord occupe le récipient FFS, le clan sud s’accapare le contenant RCD et inversement dans la commune d’à côté ! Dans de nombreuses communes et durant la période électorale le parti politique cède le pas à une famille maitresse d’un clan, pour lui servir de couverture moderniste, de tremplin ou de tapis rouge pour accéder au pouvoir local. Une fois les élections passées, les partis reprennent une activité végétative comme gardiens de l’esprit de leur clan, loin des statuts de leur formation politique. Leurs adhérents les considèrent comme des mausolées inertes où ils viennent par convenance rituelle déposer des oboles appelées cotisations. Les partisans gardent et nourrissent le cheval de bataille, en attendant les prochaines élections et sa mise en service pour le triomphe du clan et de son candidat. (A suivre)

R. O.

Auteur
Rachid Oulebsir

 




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