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Tibhirine, le monastère du silence et de la mémoire

Tibhirine

Le monastère de Tibhirine.

REPORTAGE. Il est des lieux que l’on porte en soi longtemps avant de les fouler du pied. Tibhirine était de ceux-là. Depuis que j’ai vu Des hommes et des dieux, ce film bouleversant retraçant la vie et le destin tragique des moines trappistes, l’envie d’aller sur leurs traces ne m’a jamais quitté. Ce souhait, trop longtemps différé, s’est enfin réalisé le 11 février 2025, lorsque j’ai entrepris cette visite.

Dès mon arrivée, un silence profond m’enveloppe. Non pas un silence vide, mais un silence habité, chargé d’histoire, de prières murmurées, de vies brisées et de souvenirs encore vivants.

Un monastère marqué par la lumière et l’ombre

Perché dans les montagnes de Médéa, à 100 km d’Alger, le monastère Notre-Dame de l’Atlas fut fondé en 1938. Pendant des décennies, il fut un havre de paix où les moines trappistes vivaient en harmonie avec la nature et les habitants du village voisin. Dom Christian de Chergé et ses frères avaient fait le choix de rester malgré la tourmente des années 1990, animés par leur foi et leur engagement envers cette terre qu’ils considéraient comme la leur.

Mais en 1996, l’Histoire les rattrape. Dans la nuit du 26 au 27 mars, un groupe armé pénètre dans le monastère et enlève sept moines. Pendant deux mois, l’attente est insoutenable, puis vient la nouvelle brutale : seules leurs têtes seront retrouvées, abandonnées en bord de route. Leurs corps, eux, n’ont jamais été retrouvés 

Une tragédie issue d’un malentendu

Ce que l’on sait moins, c’est que la communauté ne comptait pas sept mais neuf moines. Les ravisseurs, croyant qu’ils étaient sept, n’ont enlevé que ce nombre, ignorant l’existence de deux autres frères qui se trouvaient dans leurs cellules. Frère Jean-Pierre et frère Amédée, par un concours de circonstances tragique et absurde, échappèrent ainsi à la mort.

Cette erreur rend la tragédie encore plus troublante. Les bourreaux eux-mêmes ne savaient pas exactement qui ils venaient chercher. Comme si cette nuit funeste avait été marquée par une série d’aveuglements et de malentendus, qui aboutirent à l’un des drames les plus marquants de l’histoire contemporaine de l’Algérie.

Les sept moines assassinés sont :

Christian de Chergé, 59 ans, prieur du monastère.

Luc Dochier, 82 ans, médecin au service des habitants.

Christophe Lebreton, 45 ans.

Michel Fleury, 52 ans.

Bruno Lemarchand, 66 ans.

Célestin Ringeard, 62 ans.

Paul Favre-Miville, 57 ans.

Les survivants, frère Jean-Pierre et frère Amédée, furent ainsi les derniers témoins vivants de cette communauté brisée. Leur survie, bien qu’inattendue, n’effaça pas la douleur de la perte.

Frère Luc, le médecin du monastère

Parmi ces hommes de foi, Frère Luc Dochier est celui qui m’a le plus marqué. À 82 ans, il était le doyen du monastère, mais surtout un médecin dévoué corps et âme aux habitants du village voisin.

Arrivé en Algérie en 1947, après plusieurs années en Indochine, il soignait gratuitement les villageois, avec des moyens souvent précaires. Son dispensaire était toujours ouvert, et on raconte qu’il n’a jamais refusé personne.

Même lorsque la menace terroriste se faisait plus pressante, il refusa de partir. Il disait qu’il était trop vieux pour fuir, mais ceux qui le connaissaient savaient que son véritable attachement était aux gens qu’il soignait, à cette terre algérienne qu’il aimait profondément.

Quand je me suis arrêté devant sa tombe, une émotion particulière m’a saisi. Plus que celle d’un martyr, c’était celle d’un homme qui avait donné sa vie aux autres, sans bruit, sans éclat, avec une humilité rare.

Frère Luc n’était pas seulement un moine. Il était une main tendue, un sourire rassurant, une lumière discrète qui réchauffait Tibhirine.

Un parcours entre recueillement et Mémoire

L’église et le cloître ou le silence qui Parle. L’église, sobre et dépouillée, est un écrin de recueillement. C’est ici que résonnaient les chants grégoriens, que les moines priaient ensemble, dans cette vie simple qu’ils avaient choisie.

Le jardin : une vie qui persiste

Derrière les murs, un jardin d’herbes médicinales et de plantes aromatiques, entretenu par les moines, puis par ceux qui ont pris le relais. Parmi les allées ombragées, des arbres fruitiers étendent leurs branches généreuses : figuiers noueux aux fruits sucrés, grenadiers éclatants aux grains rubis, amandiers délicats annonçant le printemps de leurs fleurs blanches. La nature poursuit son œuvre, perpétuant ce lien si fort entre la terre et l’esprit, offrant à ceux qui s’y aventurent la douceur des fruits mûrs et le parfum des saisons.

Le cimetière : une absence présente

Je m’arrête devant les pierres blanches portant les noms des moines et la date du 21 mai 1996. Il n’y a pas de croix, seulement cette sobriété qui invite au recueillement. Ce n’est pas la présence des tombes qui frappe, mais l’absence des corps, l’injustice de ce destin brisé.

Et puis, il y a cette rencontre que je n’avais jamais imaginée. Je les avais vus seulement à travers les images, dans un film, dans des souvenirs gravés sur des photos, mais jamais en face-à-face. Les sept moines, ici, dans ce cimetière. Pourtant, il n’y a pas de corps. Seules leurs têtes reposent, figées dans la pierre, semblables à des statues inertes, comme des âmes perdues, sans les corps qui les animaient. Ce fut un choc de les voir ainsi, morts, réduits à des têtes sans vies. Une tristesse profonde m’envahit, un vide immense, comme si la mémoire elle-même avait été brisée. Ces visages que j’avais vus en couleurs, en mouvements, étaient maintenant figés, éteints à jamais.

Le vent effleure les pierres, chuchotant des prières oubliées, et dans l’air flotte un parfum mêlé de romarin et de terre humide. Ici, au cœur du silence, la mémoire demeure vivante, gravée dans la roche, comme un écho indélébile du passé.

Une rencontre marquante

Notre guide, frère Yves, nous accompagne avec un respect profond et une humilité discrète. Dès les premiers mots, il se définit clairement :

« Je suis un religieux, pas un moine. »

Cette distinction, loin d’être anecdotique, nous invite à une réflexion subtile. Un moine, dans la tradition chrétienne, se retire du monde pour se consacrer totalement à la prière et à la contemplation, souvent dans un monastère ou une abbaye, loin des préoccupations terrestres. Un religieux, en revanche, fait vœu de servir Dieu tout en restant engagé dans le monde, souvent dans des missions concrètes et en lien avec la communauté. Frère Yves ne se voit pas comme un moine retiré, mais comme un homme de service, attaché à une vie active de dévouement et d’engagement envers les autres.

Son récit est sobre, épuré, sans l’ombre de l’emphase. Il nous parle de la vie des moines, de leur quotidien fait de silence et de prière, de leur attachement sincère à ce lieu, à ses murs, à ses habitants. Il évoque également la tragédie qui a marqué cet endroit, mais toujours avec une retenue remarquable, comme si le poids du passé ne devait pas alourdir la mémoire. Pas de colère, juste un rappel nécessaire, une transmission de l’histoire sans sombrer dans le ressentiment.

À la fin de la visite, lorsqu’il prend congé de nous, il s’incline légèrement, un geste presque imperceptible, et d’une voix douce, il conclut simplement :

« Je n’étais que votre serviteur. »

Des mots simples, mais d’une puissance inattendue. En prononçant cette phrase, il n’exprimait pas seulement son rôle de guide, mais aussi une forme de dévouement et de respect profond pour ceux qu’il accompagnait, une humilité qui laisse une trace bien plus profonde que de simples paroles.

Un héritage qui perdure

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Tibhirine n’est pas un lieu figé dans le passé. Aujourd’hui encore, il continue de vivre, habité par un esprit de fraternité qui perdure malgré la tragédie.

À ce jour, une petite communauté y réside : deux frères, Eugène et Yves, et trois sœurs, Félicité, Brigitte et Clémence. Avec humilité et dévouement, ils accueillent les visiteurs, tout en maintenant le travail du verger et du potager, perpétuant ainsi la relation intime des moines avec la terre.

Ainsi, le monastère Notre-Dame de l’Atlas n’est pas un lieu de deuil, mais un espace où la lumière de la fraternité continue de briller, entre mémoire et présence.

Tibhirine, une lumière qui persiste

En quittant le monastère, un poids lourd se pose sur mon cœur, mêlant tristesse et une paix profonde. Tibhirine n’est pas un simple lieu de mort. C’est un espace où, malgré le silence, la vie murmure encore, discrète et persistante. En m’éloignant, une étrange sensation m’envahit, comme une promesse silencieuse, envoûtante, qui me lie à ce lieu. Ce havre de paix, où chaque pierre, chaque souffle semble suspendu dans le temps, m’appelle à revenir. Tibhirine, dans sa simplicité, est un sanctuaire de sérénité où l’âme trouve refuge. Et même dans cette quiétude presque irréelle, la vie, tout de même, murmure encore.

Djamal Guettala

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