Comme toujours, si je fais référence à cette ville c’est que je connais mieux les lieux et les anecdotes qui sont les vecteurs d’un sens perçu en toute ville et village d’Algérie. Chaque lecteur né dans ce pays, pourrait s’y retrouver.
Tirigou, prononcé ainsi pour désigner le nom du quartier Victor Hugo était devenu un usage de longue date des personnes qui n’ont pas eu la chance de l’instruction ou si peu. C’est-à-dire toutes nos générations précédentes de grands-parents. L’usage s’était étendu à tous et demeure encore de nos jours.
De loin on voit mieux, c’est plus clair, mais à première vue (jeu de mots involontaire) c’est contre-intuitif. Demandez à ceux qui portent des lunettes, en commençant par moi-même, si le lointain est plus net. Demandez aux astronomes si l’image de la lune au télescope est plus floue que celle de la galaxie de l’Œil de la Méduse (là, c’est recherché).
Dans cette chronique il faut regarder du loin des décennies qui sont passées, on verra effectivement plus clair sur les mauvais usages et accents du français dont celui de Tirigou, le plus célèbre. C’est ce qu’on appelle claritas distentiae en latin. On emploie souvent cette phrase en latin en cours d’histoire.
La question posée, après des décennies de réflexion, peut-on considérer que l’instruction massive des années qui ont suivi n’entraîne plus des rigolades comme celle de Tirigou ? Pas du tout, on pourrait peut-être dire que c’est pire mais je m’en tiendrai à la constatation que c’est pareil.
Pourquoi ? Parce que le niveau d’instruction est toujours une donnée relative. La définition de l’illettrisme évolue avec le temps car le nombre d’illettrés au sens premier est une statistique extrêmement faible de nos jours.
On ne peut donc plus parler d’illettrisme mais de manque d’instruction qui, à notre époque, fait correspondance avec eux. Sont-ils plus futés lorsqu’ils ne savent même pas conceptualiser un pourcentage et, pire, le calculer ? J’en ai vu pourtant des centaines dans ce cas.
Dans le monde si rapide de l’évolution des sciences et de la communication, ne sont-ils pas les nouveaux illettrés du monde moderne ? Sont-ils plus en avance que notre si tendre Tirigou.
Au moins, nos braves grands-parents savaient localiser le quartier et ce qu’on peut y rechercher. Le sens pratique leur permettait de trouver en ce mot de Tirigou une utilité et une référence.
De très nombreux jeunes ne peuvent même pas vous dire ce qu’est une chose ou un concept, ni ce qu’ils signifient ni comment les retrouver. Eux, ce n’est pas Tirigou mais un gouffre de réponses aussi comiques, même à en pleurer de désespoir. Pour eux c’est plus grave car ils sont éjectés aux rangs inférieurs d’une société de plus en plus exigeante en niveau cognitif et de compétences.
Nos grands-parents n’avaient pas le challenge de rêver à ce niveau de haute compétition. Ce n’était pas eux qui étaient confrontés à l’ambition d’accéder aux postes les plus élevés. Ces derniers étaient réservés aux représentants de la puissance coloniale.
Que Tirigou soit le nom de Victor Hugo ou de n’importe qui ou quoi, cela importait peu à nos grands-parents car leur intelligence propre était adaptée au monde dans lequel ils vivaient.
Et si nous en restions à Victor Hugo, nous serions encore plus surpris qu’à notre époque nous trouverions encore des gens qui nous fascineraient de leur ignorance. Et même si nous prenions des lycéens instruits, en Algérie comme ailleurs, combien pourraient aller au-delà de « heuu, ce n’est pas un écrivain ou j’sais pas qui, non ? ».
Allons plus loin, vers ceux qui sont capables de dire son nom, de qualifier son origine et qu’il était de plus un poète, combien iront-ils plus loin pour raconter l’histoire à son époque, ses œuvres, son combat dans sa fonction de député, son exil ou le titre et le sens de deux ou trois romans des plus connus qu’ils ont lus ? Encore trop peu au regard de l’effort considérable de l’éducation nationale et des divers canaux de connaissances.
Et je ne vais pas vous épouvanter par la réponse de trop nombreux autres lorsqu’on leur demande qui était Napoléon et son époque ? Pourquoi les objets tombent à terre si on les lâche ou ce que signifie une plaque tectonique ?
Et pourtant, je vous l’ai déjà dit, l’enseignant en rencontre des centaines dans sa vie professionnelle, élèves comme étudiants. C’est grâce à son habitude et sa grande expérience avec le temps qui lui évitent une crise cardiaque.
Bien entendu il faut relativiser mon propos qui est extrême. Beaucoup sont largement au très haut niveau mais la proportion est la même qu’à l’époque de Tirigou car, je l’ai déjà dit, les exigences ont changé. (Tiens, encore les inévitables pourcentages !).
Notre Tirigou ne disait pas des monstruosités car il n’avait pas l’intention de passer son doctorat. Il vous saluait de son beau sourire lorsque vous le visitiez et vous le lui rendiez par votre bonheur d’y être.
Tirigou, ce n’était pas de l’illettrisme, c’était la vie de notre merveilleuse jeunesse.
Boumediene Sid Lakhdar