80 ans après sa parution en 1942, que dire de plus sur L’Étranger d’Albert Camus sinon paraphrase ou commentaire de commentaire ? Christian Phéline relève le défi dans son récent essai, en questionnant trois angles morts de ce récit de crime et de châtiment. Pour reprendre ses mots, cette discussion en deux parties abordera « ce qui touche, tour à tour, au lieu du meurtre, au mouvement intérieur qui y mène son auteur, et à la sanction qui lui est apportée ».
Faris Lounis, pour Le Matin d’Algérie : Que sont donc ces « trois questions restées obscures » qu’à l’issue d’une longue fréquentation de ce roman si célèbre, vous avez souhaité réexaminer de plus près ?
Christian Phéline : La richesse de significations qui a valu à L’Étranger son exceptionnelle audience mondiale tient à ce que ce roman, s’il est inscrit de façon très fidèle dans l’Alger de son temps, a su figurer l’absurdité de toute existence humaine, immanquablement vouée à la mort. Cette dualité d’ambition se traduit cependant, dans le texte lui-même, par des points de tension qui m’ont semblé avoir été insuffisamment interrogés. Qu’il s’agisse d’« invraisemblances » au regard du réalisme ordinaire, s’agissant du lieu du crime ou de la condamnation à mort dont son auteur fait l’objet, ou des raisons pour lesquelles Meursault fait ce dernier retour sur la plage qui se conclut par le meurtre de « l’Arabe », comme dit ce narrateur. Les deux premiers points ne sont pas des « bévues » de l’écrivain, mais relèvent, selon moi, d’impératifs de la symbolisation romanesque. Quant au troisième, il m’a conduit à explorer cette « part obscure » que l’écrivain, en 1959, invitait la critique à davantage interroger dans son œuvre de fiction.
L. F. : Votre lecture confronte de manière particulièrement serrée le récit au contexte géo-historique dans lequel il se place, ainsi qu’à de multiples matériaux imagés : cartes postales, film, bande dessinée… Et d’abord à propos de cette plage du crime dont vous pointez qu’elle serait tout à fait « introuvable » dans la banlieue d’Alger…
C.P. : Il ne s’agit en rien chez moi d’un parti-pris de vérisme qui exigerait d’une fiction qu’elle concorde en tout aux réalités du temps ou du lieu. Tout à l’inverse, ce qui m’intéresse ce sont les écarts que l’imaginaire et les exigences du récit imposent par rapport à la réalité vécue ou documentée. Ainsi, tout familier d’Alger reconnaît d’emblée dans L’Étranger l’ancienne rue de Lyon, la grande jetée du port, le vieux palais de justice ou la prison Barberousse… En revanche la plage du crime telle qu’elle est décrite, encore agreste, fermée par un cap massif, déserte en plein midi un dimanche d’été, ne pourrait en aucune manière exister dans la toute proche banlieue sud de la ville comme le narrateur l’affirme. Une étude tant de la micro-géographie des côtes algériennes que des Carnets de l’écrivain établit en revanche qu’elle fusionne dans une image mentale unique, plusieurs lieux du littoral oranais fréquentés par Camus et le paysage de Tipasa et du mont Chenoua auquel il était si fortement attaché. Bel exemple de la manière dont l’imaginaire romanesque, à l’instar du travail du rêve, peut condenser des éléments de la mémoire visuelle en une sorte d’icône symbolique qui n’existe que par et dans la littérature…
F. L. : Selon vous, cette plage imaginaire représenterait chez Camus une sorte de figure archétypale du territoire algérien ?
C. P. : Les photos de l’époque aident en effet à le comprendre : ces lieux différents de la côte algérienne présentent la même topographie d’un puissant promontoire rocheux plongeant dans la mer. Et Camus a donné des descriptions d’un aussi grand lyrisme du paysage du Chenoua et de ces sites oranais. Si bien que cette grandiose rencontre entre masse minérale et étendue aquatique finit par résumer en un paysage emblématique la vision qu’il avait du territoire algérien lui-même, comme d’un formidable îlot rocheux enserré entre les deux « mers » de la Méditerranée et du Sahara.
F. L. : Vous suggérez aussi que cette plage de L’Étranger installe une sorte de scène de théâtre, avec un temps et une topographie qui lui sont propres, où la tragédie se jouerait à huis clos ?
C. P.: Oui, toute sa vie, Camus s’est interrogé sur la manière de donner sa forme moderne à la tragédie. Paradoxalement le drame symbolique de L’Étranger me paraît participer de cette interrogation, même si c’est par des moyens exactement opposés à ceux du théâtre : en l’absence de tout public et sans recours à aucune parole, dans un lieu silencieux et désert où tout survient dans l’affrontement des regards, des corps et des armes. Je le démontre d’ailleurs, la configuration imaginaire prêtée à la plage du crime correspond assez précisément à l’architecture d’un théâtre grec, ouvert à la présence fatidique du soleil et de la mer. Et même ce repli de rocher où se consomme le crime obéit à la règle antique qui exigeait de tenir hors du regard la violence du sang.
F. L. : Il y a d’abord dans le roman deux promenades sur la plage où Meursault et ses compagnons rencontrent par hasard les deux « Arabes » : la première s’est conclue pour Raymond[1] par une estafilade sans gravité ; lors de la seconde Meursault a convaincu son ami de ne pas tirer… Alors pourquoi donc y est-il retourné une troisième fois, seul, à l’heure la plus chaude de cette journée ?
C. P. : Pour l’accusation cette décision prouvait bien que le meurtre était intentionnel et prémédité. La réponse de l’inculpé pour qui tout ne serait arrivé qu’à cause du « hasard» et du «soleil » fait rire la salle, mais l’empathie avec le narrateur fait que nombre des lecteurs s’en satisfont. Le récit de Meursault lui-même m’a paru cependant suggérer une troisième interprétation toute différente…
F. L. : À ce sujet, avez-vous appliqué aux fictions de Camus, ce que dernier disait à propos des récits de Kafka : que « le plus sûr moyen » de saisir leur symbolique était « d’entamer l’œuvre avec un esprit non concerté et de ne pas chercher ses courants secrets» ?
C. P.: Ici Camus ne nie en rien qu’une fiction puisse recéler des « courants secrets» : il déconseille plutôt de les « chercher » avec un esprit trop « concerté ». Le risque alors est en effet de ne trouver que ce qu’on y a soi-même « cherché ». Comme voir dans L’Étranger, un récit « œdipien » pour les psychanalystes orthodoxes des années 1970-80, ou le prototype d’un récit « pro-colonial » pour certains lecteurs « postcoloniaux » d’aujourd’hui qui, confondant Camus avec son héros et narrateur, l’accuse de, lui-même, dénier aux colonisés le droit à un nom, voire de vouloir tous les éliminer de la terre algérienne… Pour mieux comprendre ce qui conduit Meursault au meurtre, j’ai donc « entamé » son récit dans une sorte de lecture « flottante », mais restant attentive à ses non-dits autant qu’à ses dits, à ce qu’il comporte « d’aveugle et d’instinctif », comme Camus le disait de toute son œuvre.
F. L. : À quelle interprétation cela vous a donc conduit ?
C. P. : Je suis parti de la seconde rencontre avec les « Arabes » où Meursault et son ami les surprennent allongés, en bleu de chauffe, au soleil auprès du rocher et de la source : ils sont « calmes et contents », l’un d’entre eux joue de la flûte, et le seul défi de leur part est, face aux deux Européens, de ne pas sortir de cette attitude d’indifférence heureuse. Loin de confirmer son intention vindicative, les termes presque élégiaques dans lesquels Meursault rend compte de ce spectacle suggèrent plutôt une sorte d’identification en miroir avec ces deux autres « Méditerranéens », unis dans un même accord physique avec la splendeur du jour. Un tel vis-à-vis entre individus donnerait ainsi corps à cette aspiration socio-politique à une vaste « culture méditerranéenne» où, dans un texte de 1937, le jeune Camus ne voyait « pas de différence entre la façon dont vit un Espagnol ou un Italien des quais d’Alger, et les Arabes qui les entourent ».
F. L. : Mais alors pourquoi Meursault retourne-t-il ensuite sur la plage ?
C. P. : Tout en se disant trop épuisé par la chaleur pour « monter l’étage» du cabanon, il prétend curieusement être allé tout au bout de plage pour retrouver « la source fraîche derrière le rocher ». Mais j’y entends plutôt comme l’aveu à demi-mots qu’il cherchait plutôt à se confronter à nouveau à cette nonchalance hédonique des deux jeunes « Arabes » qui l’avait si vivement frappé. Près de la source, un nouveau hasard le met en présence de l’un d’eux. Mais il suffit que celui-ci dresse son couteau dans le soleil pour que Meursault se voit rappeler d’un coup que la querelle avec Raymond n’était pas vidée. Et, de manière plus générale, qu’il ne suffisait pas de vivre sur une même terre ni d’y être liés par un même rapport « méditerranéen » à la vie, pour que puisse s’y établir une relation d’humanité partagée. Le geste convulsif par lequel Meursault tue alors l’« Arabe » serait aussi une manière quasi suicidaire de détruire en lui-même l’illusion un temps caressée d’un tel voisinage fraternel.
F. L.: Selon vous, les « quatre coups brefs » que le meurtrier frappe « sur la porte du malheur», signeraient donc le deuil d’un vivre ensemble entre Algériens et Européens d’Algérie, débarrassé du joug du colonialisme ?
C. P. : En 1942, la question restait ouverte de savoir si une rupture avec l’ordre colonial pourrait ou non se concilier avec une coexistence à égalité de droits entre communautés. Mais je lis dans la symbolique de cette scène, une première prise de conscience de l’impossibilité, tant que ce « joug » restait en place, de surmonter la fracture ethno-sociale entre leurs membres. Cette évaluation lucide de la finitude d’une telle société se confirmera dans le témoignage que deux des nouvelles algériennes de L’Exil et le Royaume : « La Femme adultère » et « L’Hôte » donnent de l’état des relations entre les communautés peu avant le 1ernovembre 1954.
À suivre…
[1] Ami et voisin avec qui Meursault, ce dimanche, se rend à la plage où ils retrouvent, par hasard, les deux « Arabes », dont celui avec qui Raymond est en conflit, pour avoir violemment corrigé la « Mauresque » dont il est le frère.