80 ans après sa parution en 1942, que dire de plus sur L’Étranger d’Albert Camus ? Christian Phéline relève le défi dans son récent essai, en questionnant trois angles morts de ce récit de crime et de châtiment. Après avoir abordé dans la première partie de cette discussion « ce qui touche au lieu du meurtre », puis « au mouvement intérieur qui y mène son auteur », nous traitons ci-après de « la sanction qui lui est apportée ».
Faris Lounis pour Le Matin d’Algérie : Vous avancez que le style du narrateur de L’Étranger est influencé par celui des chroniqueurs judiciaires d’alors. Comment cela se traduit-il ?
Christian Phéline : Ayant suivi pour Alger Républicain plusieurs grands procès pénaux, l’écrivain était familier du rituel judiciaire ou des jeux de l’accusation et de la défense. Dans ses propres reportages, il use souvent de la façon d’écrire des chroniqueurs spécialisés, quitte à la tempérer d’ironie et à dénoncer dans une langue plus vive l’iniquité de la machine pénale. Nourrie de cette expérience, la seconde partie de L’Étranger emprunte certains épisodes à des affaires réelles, comme celui du juge d’instruction brandissant un crucifix. Et la narration de son affaire par Meursault se rapproche souvent de la langue dans laquelle les reporters judiciaires rendaient compte des procédures ou tentaient de transcrire les déclarations orales des prévenus. J’en donne pour exemple la manière parlée dont L’Écho d’Alger traduisit les propos réels à son procès du fameux « parricide », évoqué à plusieurs reprises dans le roman.
F. L. : Pourquoi avez-vous fait un retour détaillé sur la chronique criminelle algéroise des années 1930 ?
C. P. : Pour résister à la facilité qui est de ne voir dans ce récit qu’une pure « fable de l’Absurde », et donc dans le crime, une sorte d’acte gratuit, dont il n’y aurait pas lieu d’examiner plus précisément ce qu’il révèle du rapport à l’Autre dans la situation coloniale. À cet effet, j’ai passé en revue non seulement tous les meurtres interethniques jugés aux Assises d’Alger dans les années 1930, mais aussi la chronique des exécutions capitales en Algérie pendant tout le premier siècle de la colonisation. Il y apparaît d’abord que le geste de Meursault, dans sa violence aussi brutale qu’inopinée, est loin d’être exceptionnel dans l’Alger d’alors. Le port d’armes, revolver pour les Européens, couteau boussaâdi chez les musulmans, y était en effet fréquent dans la vie courante. Et il n’était pas rare que, sans préméditation, un différend très ordinaire tourne rapidement au drame meurtrier. En revanche, il ne s’est pas trouvé une seule fois pendant toute la période coloniale qu’un Européen soit condamné à mort quand la victime était un « indigène », les jurys retenant toujours la « provocation », « la légitime défense » ou les « circonstances atténuantes » pour s’en tenir à de simples peines de prison, voire prononcer l’acquittement. Si le crime irréfléchi de Meursault apparaît donc comme tristement banal, sa condamnation à la peine capitale par un jury algérois n’est en rien réaliste. Le fait que cette exécution soit publique n’est guère plus vraisemblable, puisque cette publicité avait été supprimée en juin 1939 suite aux réactions scandaleuses qu’avait suscitées la mise à mort à Versailles du sextuple assassin Weidmann.
F. L. : Ainsi resitué, le crime de Meursault pourrait symboliser une violence coloniale ordinaire, telle que des Européens, souvent armés, la perpétrait contre des « Arabes » toujours suspects d’être prêts à l’agression. Divers auteurs avancent aussi que la «source» près de laquelle le meurtre survient, figure le « Royaume » auquel la présence de « l’Arabe » l’empêcherait d’accéder. Ce qui se joue ici, est-ce l’impossibilité du partage ? d’échanger même quelques paroles ?
C. P. : En effet, et cela indique que l’écrivain n’ignorait pas la profondeur de l’antagonisme ethnique en situation coloniale. Mais l’interprétation que vous citez prend à la lettre la déclaration si peu convaincante de Meursault disant que c’était pour retrouver « l’ombre et le repos » de la source qu’il était retourné sur la plage. Cela conduit une lecture postcoloniale abrupte à soutenir que « l’Arabe » a été tué parce qu’il barrait l’accès à ce lieu, l’occupait illégitimement aux yeux de cet Européen qu’était Meursault – et donc à voir dans son meurtre le fantasme symbolique d’une appropriation coloniale exclusive de la terre algérienne. Il reste que ce n’était là en rien la représentation que Camus se faisait des rapports entre communautés dont, à l’inverse, il voulut préserver la possible coexistence envers et contre tout. À la fin des années 1930, non seulement il combattait pour une complète égalité des droits, mais il fut même le seul journaliste européen d’Alger à appeler à la libération de Messali et des dirigeants du PPA. Je décèle donc plutôt dans le crime de Meursault l’effet de la brutale déconvenue que subit une aspiration, bien différente même si aussi fantasmatique que celle visant à éliminer les « Arabes » : que ceux-ci et les Européens surmontent leur antagonisme en un idéal compagnonnage « méditerranéen ».
F. L. : Alors que l’écrivain n’ignorait pas qu’une condamnation à mort publique pour un tel crime était doublement invraisemblable dans le contexte de l’époque, vous voyez dans cet épilogue « un coup de force » imposé par une nécessité proprement romanesque. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C. P.: La vigueur avec laquelle, dès 1939, Camus dénonçait dans ses chroniques d’Alger républicain, le parti-pris de la justice coloniale en faveur des Européens a alors été saluée par la presse tant des Oulémas que du PPA. On ne saurait donc suspecter l’écrivain de vouloir idéaliser l’institution judiciaire algéroise en lui prêtant un verdict qu’elle n’aurait jamais prononcé dans de telles circonstances. Il s’agit bien là d’un choix d’écriture, s’écartant délibérément du réalisme immédiat, pour un besoin propre à la fable philosophique qu’est également ce récit : il fallait que Meursault soit lui-même livré à un sort aussi monstrueusement inhumain que son crime lui-même – la mort infligée à un homme – pour qu’au terme d’une existence dominée par l’absurde, il trouve, devant l’inévitable, à s’ouvrir « pour la première fois à la tendre indifférence du monde». Et gageons que, si le roman s’était conclu par le verdict plus réaliste d’un bref emprisonnement, il se serait réduit à une banale chronique de fait-divers et n’aurait guère revêtu l’exceptionnelle force de symbolisation que lui ont reconnue les lecteurs du monde entier…
Trois angles morts dans la lecture de L’Étranger : discussion avec Christian Phéline (1)
F. L. : Serait-ce là un exemple de cette « morale de l’écriture » propre au travail romanesque et qui, selon vous, obéirait à des principes différents de ceux qui s’imposent au journalisme ?
C. P. : Camus, dans un texte de 1943 qui se réclamait de la haute tradition du récit à la française, « L’Intelligence et l’Échafaud », assignait pour seule obligation aux romanciers de savoir « mener imperturbablement leurs personnages au rendez-vous qui les attend ». Aussi peu réaliste soit-elle, la condamnation de Meursault obéit à cet impératif tout symbolique. L’éthique du journalisme, telle que Camus l’a si bien illustrée à Alger républicain ou à Combat, s’assigne en revanche de tout autres devoirs : critique des sources, vérification des faits, séparation de ceux-ci et du commentaire subjectif… Au regard de ces deux régimes opposés de l’écriture, L’Étranger est donc à lire comme une fiction et non pas comme un nouveau « J’accuse ! ». Dès lors, la seule question littéraire n’est pas de s’indigner que Meursault puisse tuer un Arabe dont il ne connaît même pas le nom, ou de reprocher à l’auteur de ne pas dénoncer explicitement cette manière de dire et d’agir, mais de savoir, par-delà la pure factualité documentaire, avec quelle justesse ou non cette manière symbolise l’ordinaire des relations d’alors entre Européens et colonisés.
F. L. : Sur l’épilogue, Camus n’a-t-il pas, lui-même, « résumé» ce roman en disant que «dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort » ?
C. P. : Figurant dans la préface à une édition américaine, cette formule est souvent citée sans mesurer ce que l’écrivain y a mis d’ironie un peu provocatrice, si bien qu’on en retient trop vite que Meursault aurait été condamné « non pas pour avoir tué un Arabe, mais pour ne pas avoir pleuré à la mort de sa mère ». Certes, le roman montre longuement comment la machine judiciaire lui reproche surtout de ne pas satisfaire à des convenances sociales comme d’être triste à un enterrement, de ne pas y fumer de cigarette, ou de ne pas nouer dès le lendemain une nouvelle relation amoureuse… Ces griefs peuvent certes expliquer pour une part la sévérité du verdict final. Mais, comme le faisait remarquer René Girard dès 1964 en proposant de « rejuger L’Étranger», aucun de ces comportements peu conformistes n’aurait conduit le jeune homme aux Assises, et encore moins à l’échafaud, s’il n’avait pas d’abord tué un homme ! Dans son exagération « très paradoxale», la formule-choc de l’écrivain trahit donc la difficulté qu’il y avait, dans le cas d’un meurtrier, à réussir à mobiliser toute l’empathie du lecteur en sa faveur, fût-ce en poussant quelque peu à la caricature le fonctionnement de la justice. Quinze ans plus tard, les manquements moraux plus ordinaires que pourront se reprocher les personnages des divers récits de L’Exil et le Royaume s’avéreront, à vrai dire, plus propices à soutenir le paradoxe philosophique du « coupable innocent » et à illustrer ce que serait une éthique de la mesure, se gardant de tout jugement précipité ou définitif. Mais il faudrait là un autre livre et une autre discussion…
Christian Phéline, L’Étranger en trois questions restées obscures, Pézenas, Éditions Domens, 2023.