Décidée et préparée dans le cadre emblématico-commémoratif du bicentenaire de la Révolution française, l’exposition Les Magiciens de la terre fut l’événement phare proposant en mai 1989 de placer sur un même pied d’égalité l’ensemble des expressions visuelles de la planète, de réduire la distance entre les productions de l’art contemporain européen et celles maintenues à ses frontières à cause de préjugés dépréciatifs et de persistantes approches ethnocentristes.
Confronté au risque potentiel d’uniformisation ou d’homogénéité de sa pensée dominante, à la banalisation annoncée et généralisée des signes ou encore à la perte d’idéaux mobilisateurs, l’Occident négociait six mois avant la chute du mur séparant les deux Allemagnes (novembre 1989), et la nouvelle vague globalisante qui suivra, le tournant éthique via lequel il accordait plus d’attention à la nature polysémique des sociétés séculaires dites « invisibles », leur concédait des singularités jusque-là insoupçonnées.
Prenant le contre-pied de la vision ethnologique administrée au XİXᶱ siècle, Jean-Hubert Martin, le curateur principal du vaste projet pluriracial et multiethnique souhaitait orchestré en phase avec la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen les conditions d’une altérité du spécifique faisant de Paris l’intersection des échanges postcoloniaux, le patchwork humaniste autorisant la labellisation de peintures et sculptures, d’artefacts et pratiques venus d’Afrique, d’Australie ou d’Océanie. Annihilant la distinction entre cultures populaires et savantes, pays industrialisés et du tiers-monde, il ouvrait un espace non comparatif au sein duquel devaient se côtoyer « (…) des artistes qui sont, chacun à leur façon, chacun dans leur genre et dans leur domaine, intéressants, créateurs, innovateurs ».
Épaulé par une équipe de missionnaires ou intermédiaires chargés d’investir les contrées reculées où résident des protagonistes éloignés des circuits conventionnels ou des autodidactes non formatés et en rupture avec les circuits habituels des commandes étatiques, l’ancien directeur de la Biennale de Paris (1985) disait à l’époque vouloir tenir compte de leur parcours ou tentatives internes de renouvellement et de diversion.
Focalisée sur les formes de ritualisation de l’art, sa perception cyclique de la spiritualité privilégiait les objets issus d’héritages magico-transcendants. Retrouver le sens du sacré et des émotions mystiques, c’était alors chez lui vouloir opérer le renversement mental indispensable au ressourcement d’une « Vieille Europe » qui s’enracinait à nouveau au cœur de l’humus métaphysique. Le ré-enchantement de l’art occidental ayant dans ce cas précis pour corolaire le transfert de vitalités sédimentées, il s’agissait de s’en remettre à « une pluralité de critères sur un fond de valeur esthétique ».
Une fois la question de l’Histoire et le mystère de la datation des œuvres évacués, ne restait plus qu’à entériner l’effacement de la distinction catégorielle et l’enrichissement mutuel de 450 médiums réunis comme représentations communes à l’humanité. Ce dessein holistique éliminant les schémas impérialistes et hiérarchiques d’un centre maintenant vis-à-vis des cultures périphériques la division rigoureuse de ses standards et taxinomies, aucune échelle de valeurs ne devait perturber l’entente cordiale instituée du 18 mai au 29 août 1989 entre cinquante hôtes « trempés » dans leur biotope et cinquante homologues occidentaux décontextualisés du prédominant dispositif mental. Pour conforter la notion d’équité ou la vision égalitariste, le commissaire en chef homologuait le principe de désenclavement via le dépassement des catégorisations établies et le reclassement des particularismes régionaux ou endogènes, optait en faveur d’une archéologie intemporelle de l’autre originel et de l’itinéraire personnel d’individus appréhendés comme hors du commun.
En recherche de pures trouvailles, Jean-Hubert Martin écartait les plasticiens du pourtour méditerranéen que ses proches collaborateurs tous terrains ou itinérants jugeaient géographiquement trop proches de l’Europe, donc trop en accointances avec l’empirisme de la culture européenne. Puisque les invités extra-occidentaux devaient ressembler aux « (…) héritiers de pratiques archaïques indemnes de toute contamination occidentale (…) », parmi les laissés pour compte de la session de rattrapage se trouvaient les Algériens Larbi Arezki, Ali Kichou et Denis Martinez.
Semble-t-il trop en vis-à-vis, c’est-à-dire territorialement pas suffisamment décalé, le trio fut victime de l’ignorance d’envoyés spéciaux ayant manifestement éviter le voyage « sur zone », fait à fortiori l’impasse sur la production de toiles, sculptures ou installations appréhendées comme des pastiches au lieu d’être mises en relation dialectique avec les stratigraphies d’une pensée artistique vivant par elle-même, en dehors et en « deçà » des expériences et influences supposées effectives. La notion de mimétisme était d’autant plus à réfuter qu’un processus de réappropriation (d’appartenance et/ou de reconnaissance) s’est manifestement accompli en Algérie à partir de « l’exploration fanonienne », de la séquence de re-singularisation spéculative assurant la récupération des archétypes immémoriaux.
Apprenant à piocher au plus près des mémoires hypostasiées, quelques grapheurs de l’ « École du Signe » surent ouvrir une brèche dans un substratum qu’exploiteront également des « Aouchemites » confrontés aux relents protectionnistes et assignations à résidence du système de pensée unique. Décidés à desserrer les nœuds gordiens de la sacro-sainte authenticité culturelle, à échapper aux corsetages de ses lancinantes répercutions rhétoriques, d’autres artistes surferont dès la décennie 1980 sur le concept ou paradigme de nomadisme cher à Achille Bonito Oliva, emprunteront l’itinéraire postmoderne du « Retour à » (sur lequel repose le principe des emprunts partagés) avec l’assurance de s’accaparer les effets réparateurs et vivifiants du totémisme, soufisme ou néo-primitivisme.
Bien que l’expérience critique de la seconde hybridation moderniste permettra à Larbi Arezki, Ali Kichou et Denis Martinez de répondre négativement à la question : « (…) est-ce que quiconque d’entre nous voudrait réellement que la porte restât fermée ? », ils subiront cependant la méconnaissance hautaine d’un curateur général qui, ignorant les particularités du terrain algérien, ne retiendra de l’endogène champ pictural qu’une « (…) tendance disposée à concilier la calligraphie traditionnelle avec la peinture de l’École de Paris », c’est-à-dire conditionnée à transposer « de la calligraphie dans la technique de la peinture de chevalet occidentale».
Aussi, révoquera-t-il des expressions teintées de maraboutisme et de primitivisme spiritualiste, des médiums selon lui altérés par des implications engoncées dans le carcan d’une version identito-patrimoniale.
Dépossédé du titre de « Magiciens de la terre », les trois exclus cités subissaient d’emblée les préjugés et assertions d’un planificateur davantage conquis par les intervenants des ex-pays du bloc de l’Est, de l’Australie ou de certains pays d’Afrique, d’Amérique Latine ou d’Extrême Orient, tous appréciés en tant que néo-gisements promotionnels et valeurs émergentes de la transaction économique mondialisée.
L’ailleurs, ce n’était désormais plus le pittoresque loukoum des chimériques odalisques mais le féérique le plus excentré, ce qui se trouvait diamétralement à l’opposé du convenu, c’est-à-dire planté dans l’au-delà exotique. Selon Joëlle Busca, cela attestait encore de « (…) la toute puissance occidentale qui élit ou repousse avec le même arbitraire. ». L’exposition Les Magiciens de la terre ne contribuera donc pas à activer la singularité méditerranéenne de trois plasticiens algériens enfermés dans les coulisses du « hors-jeu » artistique puisque appréhendés comme inauthentiques et pervertis par l’art occidental. Cette « exclusion » maintiendra encore à distance des plasticiens locaux subissant déjà de plein fouet les carcans d’une identité nationale supposée menacée, les allégeances commémoratives inhérentes à l’affectif patriotique ou aux compromis politico-diplomatiques.
Demeurés à la marge de la Grande histoire, ils continueront à végéter dans le hors champ du marché de l’art international parce que la sélection de l’ex-conservateur du Musée océanien et africain de Paris (et de ses commissaires Aline Luque, Mark Francis et André Mangin) n’offrira pas aux locomotives Larbi Arezki, Ali Kichou et Denis Martinez la possibilité de «Participer à la conceptualisation d’instruments théoriques d’analyse et d’appréciation de propositions artistiques. », de s’inscrire au cœur de la constellation d’étoiles susceptibles de refléter « (…) la nouvelle géographie de la création.».
Faute de critiques d’art suffisamment charismatiques pour exercer le pouvoir de controverse en mesure de chambouler ou perturber les raccourcis et aprioris du nouvel ordre des choses, ils n’avaient qu’à prendre acte de la conclusion hâtive d’agents prescripteurs les éliminant de l’extension de l’offre, faisant d’eux les marginaux de la « montée en objectivité.
Vingt-cinq années plus tard (2014), invité par Jack Lang à placer « Le Maroc contemporain » « dans le sceau du préambule de la Constitution marocaine », Jean-Hubert Martin repartait en mission distinctive pour, en compagnie de Moulim El Aroussi et Mohamed Metalsi, « Sillonner le Maroc au plus près des œuvres », pour cette fois ne plus «tomber dans le piège du conventionnel et aller questionner le terrain », pour opérer et initier «une philosophie critique qui refuse d’accepter les idées reçues ».
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture