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Tunisie : la justice instrumentalisée pour réduire au silence les défenseurs des réfugiés

Des réfugiés africains en Tunisie

Des réfugiés africains malmenés et expulsés. Crédit photo : DR.

La Tunisie s’enfonce depuis deux ans dans une spirale répressive qui touche en premier lieu les acteurs de la société civile. La nouvelle étape de cette offensive vise directement le Conseil tunisien pour les réfugiés, partenaire officiel de la HCR, dont plusieurs employés sont poursuivis pour des accusations que Human Rights Watch qualifie d’« infondées » et « absurdes ».

Dans la Tunisie de l’autocrate Kaïs Saied, il ne fait pas bon d’être réfugié africain. Ni Tunisien libre.

L’affaire, devenue emblématique de la fermeture du champ civil dans le pays, révèle jusqu’où les autorités sont prêtes à aller pour dissuader toute initiative indépendante.

Le 24 novembre 2025, cinq employés du Conseil ont comparu devant la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis. Parmi eux, le fondateur Mustapha Jemali et le directeur des projets Abderrazak Krimi, tous deux détenus depuis plus de dix-sept mois. Ils risquent jusqu’à 23 ans de prison pour « facilitation de l’entrée et du séjour illégaux d’étrangers en Tunisie ». Une accusation jugée dénuée de sens par les ONG internationales : le Conseil ne faisait qu’honorer, selon elles, son mandat de soutien aux réfugiés inscrits auprès de la HCR*

D’après HRW, la procédure révèle une criminalisation inquiétante du travail humanitaire. Les éléments retenus à charge – distribution d’aides, hébergement d’urgence, accompagnement social – constituent en réalité le cœur des programmes menés par la HCR dans la plupart des pays. Le Conseil tunisien n’était qu’un partenaire d’exécution, opérant ouvertement, financé quasi exclusivement par l’agence onusienne. La décision des autorités d’en fermer les locaux, de geler ses comptes et de poursuivre ses responsables, porte donc la marque d’une volonté politique assumée : tarir toute forme d’assistance indépendante aux populations vulnérables.

Pour Bassam Khawaja, directeur adjoint pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à HRW, « ce procès transforme le travail humanitaire en délit » et prive les réfugiés de l’unique filet de protection qui leur restait. Il rappelle que la Tunisie a en parallèle demandé à la HCR de suspendre l’enregistrement des demandes d’asile depuis juin 2024, sous prétexte de préparer un système national d’asile… qui n’existe toujours pas. En conséquence, des milliers de personnes se retrouvent livrées à l’arbitraire administratif, menacées d’expulsion ou de détention, sans aucune procédure de protection.

L’affaire du Conseil pour les réfugiés n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une vague de répression plus large. Entre mai et décembre 2024, au moins six militants associatifs ont été arrêtés pour leur action en faveur des droits humains : la figure anti-raciste Saadia Mosbah, la présidente de Droit à la différence, Salwa Ghrissa, le responsable des Enfants de la Lune, Abdallah Saïd, ainsi que trois cadres de l’association Tunis Terre d’Asile. Tous sont en détention préventive prolongée.

Depuis juillet dernier, pas moins de quinze associations légalement enregistrées ont vu leurs activités suspendues par décision judiciaire, parfois sans notification préalable.

Les organisations locales dénoncent un climat de peur croissant, alimenté par des enquêtes financières intrusives, des restrictions bancaires et une surveillance administrative permanente. Les autorités cherchent, selon elles, à remodeler totalement le paysage associatif tunisien, jadis considéré comme l’un des plus dynamiques du monde arabe.

À l’audience du 24 novembre, la défense de Jemali et Krimi a dénoncé une procédure menée « à marche forcée », alors que des éléments essentiels n’ont pas été examinés. La stratégie judiciaire semble claire : obtenir rapidement une condamnation et donner un signal fort à toutes les organisations encore actives.

La Tunisie traverse une période où les défenseurs des droits humains deviennent des accusés, et où l’aide aux réfugiés se transforme en motif d’inculpation. Au-delà des individus, c’est l’idée même de solidarité civile qui se retrouve sur le banc des accusés. Le verdict attendu dans cette affaire dira bien plus que le destin de six travailleurs humanitaires : il dira quel espace, s’il en reste, la Tunisie veut encore accorder à ses libertés fondamentales.

Mourad Benyahia

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