Les troupes de Vladimir Poutine sont accusées d’avoir commis des « crimes de guerre » contre des civils à Boutcha et dans plusieurs villes ukrainiennes. Ces exactions feront l’objet d’enquêtes qui devront déterminer, entre autres, les chaînes de responsabilité.
Le monde est encore sous le choc de la découverte d’innombrables cadavres de civils à Boutcha, après le retrait de l’armée russe. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a exhorté les Nations unies, mardi 5 avril, à agir « immédiatement » contre la Russie au regard des « crimes de guerre » commis en Ukraine. Dans l’entourage du chef d’Etat, certains évoquent également une « zatchistka » – mot signifiant littéralement « nettoyage » – un terme qui inspire la crainte depuis les guerres de Tchétchénie. Ce nouveau conflit armé, en tout cas, semble réveiller de vieux démons dans l’armée russe. Reste à savoir si ces exactions font partie d’un plan militaire.
Ce « nettoyage » consiste à éliminer méthodiquement chaque homme en âge de porter une arme, maison après maison, tout en livrant l’ensemble des habitants à diverses exactions. L’un des cas les plus célèbres remonte à février 2000, quand une soixantaine de civils avaient été retrouvés morts à Novye Aldi, dans la banlieue de Grozny (Tchétchénie). Quelques jours après la prise de la ville, les forces armées russes avaient traqué sans relâche les combattants rebelles. Des femmes, des enfants et des vieillards avaient également été « abattus de sang-froid, avec des armes automatiques, à bout portant », concluait une enquête de terrain de l’ONG Human Rights Watch (en anglais). Sans compter les incendies, les pillages et les viols.
« Plusieurs rapports avaient alors alerté sur cette stratégie de nettoyage », explique Carole Grimaud Potter, professeure de géopolitique spécialiste de la Russie. « Tout habitant était suspecté de terrorisme et arrêté, avant d’être interrogé dans des centres de détention. » Certains étaient torturés jusqu’à l’obtention d’aveux. La Russie, déjà, avait dénoncé « une provocation dont le but est de discréditer l’opération des forces fédérales ». Et Vladimir Poutine, déjà, avait sous-estimé les forces adverses.
Un état-major qui ne fixe aucune limite ?
Le siège de Kiev a échoué, mais les villes aux alentours ont sombré dans le chaos. Gostomel, Boutcha, Irpin, Motyzhin… Le retrait russe, une nouvelle fois, fait apparaître l’ampleur des violences commises contre les populations. Ces images de cadavres alignés ont fait replonger Raphaël Pitti dans l’horreur. L’urgentiste de guerre a effectué une trentaine de missions en Syrie. En 2013, à Alep, plus de 200 personnes avaient été tuées par l’armée syrienne, les mains liées, avant d’être jetées dans la rivière. Pour le médecin, aucun doute, « il s’agissait vraiment de terroriser les populations à titre d’exemple ».
Sur le terrain, l’armée russe avait installé un état-major près de Damas en 2015, laissant les basses besognes au groupe Wagner et aux supplétifs tchétchènes. En Syrie, du moins, elle n’est pas mise en cause directement dans des exactions commises contre les civils. Encore faudrait-il connaître les règles d’engagement qu’elle avait fixées aux unités sous ses ordres. En d’autres termes : ces exactions commises en Syrie relèvent-elles « d’un modus operandi ou sont-elles la conséquence d’un laisser-faire ? » s’interroge Raphaël Pitti. « A tout le moins, cela veut dire que l’état-major russe n’a pas fixé de limites, et qu’il peut être tenu pour responsable. »
Sans détour, l’amiral Michel Olhagaray livre la même analyse dans le cas ukrainien :
« La façon dont se conduisent les Russes est typiquement dans le sens de ce qu’ils savent faire. Si ces exactions ont été commises en Ukraine, c’est qu’il n’y a pas eu d’ordre contraire. » L’amiral Michel Olhagaray à franceinfo
Reste à savoir si de tels actes sont isolés ou délibérés. « Nous savions que les plans d’invasion de Poutine incluaient des exécutions sommaires par ses militaires et ses services de renseignement », a simplement commenté Richard Moore, le directeur des services secrets britanniques, sans livrer davantage de détails.
L’hypothèse d’une unité qui se venge
Il est difficile de trancher sur ce point, car les règles d’engagement de l’armée russe sont bien entendu secrètes. Certains experts préfèrent donc rester prudents à ce stade. « La première hypothèse, c’est celle d’une unité qui s’est mal comportée », analyse ainsi le général François Chauvancy, interrogé par franceinfo. « A-t-elle été étrillée par l’armée ukrainienne et des civils armés ? A-t-elle fait payer à la population ce qu’elle a subi ? » L’un des rôles des enquêteurs sera donc d’identifier les différentes unités engagées dans un même secteur. Evidemment, « si plusieurs unités ont commis des massacres dans une même ville, il faudra en déduire le caractère systémique ».
Certains survivants de Boutcha interrogés par la BBC (en russe) ont évoqué des comportements variables selon les soldats russes rencontrés – d’une certaine forme de compassion à la brutalité la plus crasse – ce qui suppose des comportements non uniformes selon les unités ou au sein d’une même unité. L’Ukraine accuse notamment la 64e brigade des fusiliers motorisés d’avoir commis les exactions, et tous ses soldats ont été placés sur une liste de « criminels de guerre ». Le renseignement militaire ukrainien affirme que cette brigade sera renvoyée sur un autre front, après un retrait temporaire en Biélorussie le 4 avril. Selon cette source, il s’agirait pour Moscou de les envoyer vers une mort certaine, et de supprimer les éventuels témoins des atrocités.
Une culture typique de l’armée russe
Le chercheur britannique Jack Watling oppose (en anglais) d’ailleurs une « tradition russe de la guerre antipartisane » – réprimer la population en la tenant collectivement responsable des actes de résistance – et une « doctrine occidentale de contre-insurrection » – qui consiste à séparer (et punir, parfois en commettant des exactions) les insurgés du reste de la population.
« Je pense que c’est ancré profondément dans la culture de l’armée russe », acquiesce Carole Grimaud Potter, qui reprend volontiers cette trame historique. « L’Armée rouge avait été créée au départ pour réprimer les guérillas antibolchéviks. Dans cette longue tradition, un civil peut être un ennemi ou représenter une menace. » Et si la « zatchistka » n’a pas valeur de doctrine militaire, la chercheuse rappelle toutefois que de récents exercices de l’armée russe ont été orientés sur les conflits urbains et la guérilla. Elle rappelle également que l’ONG Memorial, qui avait grandement documenté les crimes commis en Tchétchénie, a été dissoute peu avant cette invasion. « Un scénario est donc en train de s’écrire. »
Le général François Chauvancy, lui, s’interroge sur la formation des soldats, car le droit de la guerre prime en toutes circonstances – y compris sur les ordres de la hiérarchie. « Dans les armées occidentales, les règlements de discipline imposent la désobéissance aux ordres quand ils sont illégaux – tirer sur des civils, par exemple. Je ne suis pas certain que cette formation soit totalement dispensée aux soldat russes. » Il serait également instructif, selon lui, de connaître la nature des représentations de la population ukrainienne qui a été « mise dans la tête des soldats russes » et qui peut conditionner leur comportement sur le terrain. D’autant que la narration de Moscou, justement, a évolué depuis le début de la guerre.
Des soldats endoctrinés par la propagande
Au début de la guerre, selon le récit du Kremlin, les troupes russes devaient libérer la population en chassant les « nationalistes » et des « nazis » du pouvoir. Les Ukrainiens étaient vus « comme des sortes de Russes avec des idées bizarres sur leur identité et une langue ridicule », résume le sociologue russe Grigory Ioudine. Mais « cette conception a échoué lorsque les Ukrainiens ont commencé à résister courageusement », poursuit ce chercheur opposé à la guerre. Ancré dans ses représentations idéologiques, le Kremlin a tiré ses propres conclusions et décrété que « les Ukrainiens [étaient] profondément infectés par le nazisme ». Puisqu’il est question d’affronter le mal absolu, conclut Grigoryi Ioudine, une logique de « purification » a remplacé la logique initiale de « libération ».
Les médias russes, d’ailleurs, ont opéré leur virage vers la nouvelle doxa. « L »ukronazisme’ représente une bien plus grande menace pour le monde et la Russie que la version hitlérienne du nazisme allemand », ose le polémiste russe Timofey Sergueïtsev – fort peu connu – dans un article publié par l’agence Ria Novosti. Le propagandiste Vladimir Soloviov, lui aussi, bat le rappel dans son show quotidien sur la chaîne Rossiya 1. Selon lui, « rien ne nous empêche de réduire en cendres le monde entier » et « pour négocier avec les nazis, il faut leur mettre le pied sur la gorge ».
Cette sémantique du Kremlin « galvanise le commandement de l’armée et les esprits, ouvrant la voie à une tentative de ‘désukrainisation' » du pays, ajoute Carole Grimaud Potter. « Ce qui s’est passé à Boutcha n’est pas un acte isolé et j’ai très peur de ce que nous allons découvrir à Marioupol ou Kharkhiv. » Mais dans le même temps, fait observer l’amiral Michel Olhagaray, « on ne trouve pas autant de cadavres dans les rues de Bodoryanka qu’à Boutcha. L’armée russe a été en réaction et je pense qu’ils ont pris soin de ‘nettoyer’, ce qui entraîne un impact moindre sur les opinions internationales. » Francetvinfo