Cette jeune étudiante, je l’ai eue pendant deux ans. Née en France, d’une famille algérienne, je ne saurais plus vous dire de quel endroit. Je ne saurais pas vous dire non plus ni l’auteur ni le titre du livre dont il s’agit, cela fait si longtemps.
Par obligation déontologique, je ne dirais pas également son nom ni n’invoquerais le lieu, l’année et la filière d’études.
Vous me direz qu’au fond, je ne sais plus rien et que je ne peux rien dire sur le reste, alors pourquoi nous faire perdre notre temps dans cette rubrique ? En fait cela n’a pas d’importance car c’est une aventure humaine qui va vous être racontée, très étonnante mais tellement touchante et pleine de vérité.
La jeune étudiante se rendait chaque semaine prendre un livre à la bibliothèque de l’établissement. Ravi de ce comportement mais hélas, je ne pouvais m’empêcher d’être surpris car je me demandais pourquoi l’amour de la littérature ne transparaissait pas suffisamment dans l’écrit comme dans l’oral.
Alors, j’ai demandé discrètement à la collègue de la bibliothèque ce que l’étudiante lisait. « Le même livre, Boumédiene. Chaque semaine elle rend le livre et le reprend immédiatement pour la semaine suivante ».
Pourquoi ce curieux comportement ? De semaines en semaines j’ai fini par comprendre. Il y a d’abord le commentaire de la jeune fille qui m’avait dit un jour « Monsieur, je lis un livre sur le voyage en Algérie d’une personne française. Je le découvre, il est merveilleux ».
Deux éléments transparaissent. La jeune fille était fascinée par l’histoire d’un voyage en Algérie où les parents ne l’emmenaient plus depuis sa prime jeunesse, ils n’étaient plus de ce monde. Elle lisait et relisait le livre comme nous revoyons très souvent nos albums de famille avec nostalgie et tendresse.
C’était un peu le souvenir de ses parents qui revenait à travers le personnage du livre. Puis ensuite, on sentait bien qu’elle avait découvert ce qu’est le plaisir de la lecture car, comme beaucoup d’étudiants, c’est un exercice perdu dans le temps.
« Je le découvre », a-t-elle dit alors que manifestement la découverte durait depuis plusieurs mois. Il y a là une autre explication. Elle avait besoin de dire à son entourage qu’elle était consciente de la nécessité de lire. Et si elle en avait conscience et voulait dissimuler son insuffisance c’est que le livre était à ses yeux une référence première.
Si ce n’est que cela, c’est déjà beaucoup et ce livre, même exclusif, aura accompli son œuvre. La littérature ne demande pas une compétence qui exclut une partie de la population mais seulement l’amour de vouloir y trouver l’une des clés du bonheur et d’ouverture au monde de l’être humain.
Dans ce livre, elle a puisé tout ce qui lui permet de s’évader dans le monde de ses parents tout autant que découvrir la sensation unique de le faire comme aucune autre voie ne le pourrait. Elle voulait retrouver, chaque semaine, la même sensation et reprenait le même, de crainte de ne plus la retrouver dans un autre.
Par le hasard de la vie, cette jeune étudiante devenue femme, est venue habiter dans mon quartier même si l’emplacement ne permet qu’une très rare rencontre.
Avec son jeune enfant dans une poussette, nous avons eu le plaisir réciproque de nous revoir. Après avoir l’avoir complimentée pour le très bel enfant, elle me dit « je vais lui transmettre le goût de la lecture, vous vous souvenez combien il était grand chez moi ».
Je n’ai pas osé lui demander si c’était par le même et l’unique qu’elle comptait transmettre son amour pour la littérature. Mais au fond, ce qu’elle avait de précieux à transmettre à son enfant est la conscience que le livre est une porte importante pour le plaisir de l’esprit et la connaissance.
J’ai aussi enfin su par cette furtive conversation de quel endroit en Algérie était originaire sa famille. Encore cette déontologie qui m’interdit de le dire ! Elle comptait certainement faire connaître à son fils, à un âge plus avancé, le pays de ses racines. Il saurait enfin ce que sa maman recherchait à travers un livre.
Pourquoi je vous parle de cela ? Tout simplement parce que je l’ai revue la semaine dernière, à la terrasse d’un café, un livre à la main et un petit enfant assis près d’elle profitant d’une délicieuse boisson.
Etait-ce LE LIVRE de sa vie ? Je n’ai pas osé l’interrompre et j’ai continué mon chemin. Mais je suis persuadé que c’était le même car on passe notre vie à rattraper notre jeunesse.
Boumediene Sid Lakhdar