Dans un récit à la croisée des continents et des identités, Benny Malapa raconte, à travers Un nègre qui parle yiddish (Fayard, 2025), l’épopée singulière de sa propre famille, marquée par la colonisation, l’exil, les guerres et le métissage.
Le roman suit Paul Malapa, fils d’un roi camerounais et d’une mère allemande, et Suzanne Rubin, juive polonaise rescapée des pogroms, à travers un XXe siècle tumultueux où les identités se construisent et se recomposent dans la douleur et la résistance.
Paul Malapa naît à Hambourg en 1914, fruit d’un métissage rare et complexe. Dès son enfance, il est confronté aux regards, aux stéréotypes et aux frontières invisibles que l’Europe impose aux “enfants des colonies”. Benny Malapa restitue avec finesse ces expériences : le racisme latent, les exclusions sociales, la curiosité des uns et la méfiance des autres. Paul apprend très tôt que l’identité n’est jamais donnée, mais négociée, revendiquée, subie parfois. La maîtrise de plusieurs langues — allemand, français, anglais et yiddish — devient pour lui autant un outil de survie qu’une manière d’accéder à d’autres mondes et d’échapper aux enfermements sociaux.
Le roman s’ouvre sur le grand-père, Malapa M’Adeviné, chef des Batangas au Cameroun. Envoyé en Allemagne par les autorités coloniales, il fait la rencontre de Frida, qui devient la mère de Paul. Ce passage souligne non seulement les dynamiques coloniales, mais aussi la rencontre improbable de cultures et de mondes différents. Le lecteur découvre que la famille Malapa est traversée par des déplacements, des exils et des circulations géographiques qui façonnent profondément ses membres. L’expérience de Paul est donc à la fois personnelle et symbolique : elle illustre la manière dont les héritages coloniaux continuent de structurer les vies longtemps après la fin des empires.
La rencontre avec Suzanne Rubin à Paris transforme l’histoire familiale en une fable universelle de résistance et d’humanité. Suzanne, rescapée des pogroms polonais et de la montée du nazisme, représente une mémoire vivante des persécutions européennes. Leur mariage en 1942, célébré dans le XXe arrondissement de Paris, survient au cœur d’une époque où la peur et la haine structurent les rapports sociaux et politiques.
Benny Malapa illustre ainsi comment l’amour et la solidarité peuvent devenir des actes de résistance silencieux face à la barbarie. Les personnages ne sont pas seulement des témoins passifs de l’histoire ; ils agissent, choisissent, s’aiment malgré les interdits et les violences. Le roman souligne que la vie quotidienne, les choix intimes et les engagements personnels peuvent devenir des lignes de fracture ou de résilience face aux traumatismes collectifs.
Le titre, Un nègre qui parle yiddish, résume la singularité de ce récit. Il met en lumière la collision des cultures, des langues et des identités. La maîtrise du yiddish par Paul, métis africain en Europe, devient un symbole de passage et de survie, mais aussi de subversion face aux catégorisations raciales et religieuses. Benny Malapa transforme la langue en arme et en refuge : elle permet de transmettre des souvenirs, de tisser des liens et de résister à l’effacement des identités minoritaires. Le roman montre que la parole est à la fois un outil de libération et un acte de mémoire, inscrivant l’individu dans l’histoire tout en affirmant sa singularité.
Au-delà des histoires personnelles, le roman dessine une fresque des violences et des migrations du XXe siècle. La colonisation, la Shoah, les exils et les guerres sont autant de forces qui traversent les existences de Paul et Suzanne, leur imposant de négocier leur identité, leur sécurité et leur liberté.
Chaque déplacement, chaque rencontre, chaque décision s’inscrit dans cette toile historique, donnant au lecteur un sentiment de continuité et d’interconnexion entre les destins individuels et les grandes transformations du monde. Benny Malapa montre que la littérature peut être un espace de compréhension et de réflexion sur les mécanismes de domination et les résistances silencieuses qui s’y opposent.
L’écriture de Benny Malapa alterne réalisme et sensibilité poétique. Les paysages de Hambourg, de Paris et du Cameroun deviennent des personnages à part entière, portant les mémoires et les tensions des sociétés qu’ils traversent. L’auteur ne se limite pas à raconter, il explore la psyché de ses personnages et les conflits internes générés par l’histoire et la différence.
Paul et Suzanne incarnent la capacité humaine à créer du lien et à se reconstruire dans un monde fragmenté. Leur parcours résonne avec les questions contemporaines de migration, de multiculturalisme et de mémoire.
Enfin, le roman interroge le rôle de la mémoire dans la construction des identités. En retraçant ses ancêtres, Benny Malapa transforme l’histoire intime en outil de réflexion sur les fractures sociales et les potentialités humaines.
Un nègre qui parle yiddish rappelle que la mémoire n’est pas seulement une archive, mais un acte de résistance, un moyen de comprendre les injustices et de réinventer le lien humain. Le récit souligne que, malgré les violences et les exclusions, il est possible de construire des espaces de dialogue, de reconnaissance et d’humanité.
À travers ce roman, Benny Malapa offre une méditation profonde sur le métissage, l’exil et la mémoire. L’histoire de Paul Malapa et Suzanne Rubin devient un miroir pour penser nos propres identités et nos propres engagements dans un monde marqué par la violence, mais aussi par la possibilité de résistance et de rencontre. Un nègre qui parle yiddish s’inscrit ainsi dans une littérature nécessaire, où la fiction et la mémoire dialoguent pour éclairer les complexités du passé et les enjeux du présent.
Djamal Guettala