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Un rapport sur la mémoire, mais pour quoi faire ?

COMMENTAIRE

Un rapport sur la mémoire, mais pour quoi faire ?

La triste image que renvoie le colonialisme français. Une Algérienne traitée de la ignoble manière par l’armée française.

Un rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’Algérie! L’idée est vraiment originale, mais le contenu le sera-t-il autant ? Pas sûr !

Cela est d’autant plus vrai que les Algériens ne cherchent pas seulement des aveux de repentance de la part de l’ex-puissance coloniale sur son passé noir en Algérie, mais aussi leur propre autodétermination (à eux) dans le contexte survolté du Hirak. Ce Hirak-là s’est révélé comme la force agissante du peuple, sa porte-voix et l’écho véridique de ceux d’en bas comme on dit. C’est pourquoi, aujourd’hui, au vu des données réelles sur le terrain, l’exécutif du chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune n’a ni la légitimité politique ni le poids diplomatique requis ni moins encore l’assentiment du petit-peuple pour négocier un dossier lourd comme celui de la mémoire, avec une ancienne puissance coloniale, au passé démocratique et institutionnel bien ancré.

 Si l’Algérie et la France partagent une mémoire commune de plus d’un siècle, celle-ci n’en reste pas moins une mémoire lourde, faite de déchirements, de souffrances, de deuils, d’enfumades, de tortures, de répressions, d’extermination systématique, bref, de tout ce qui constitue « ce patrimoine éthique de la douleur », pour emprunter un mot cher à la sociologue franco-tunisienne Sophie Bessis.

D’où le devoir d’éviter « le solde de tout compte » mémoriel, en contrepartie du silence outre-mer sur les abus de pouvoir « autoritaire » d’Alger. Cela risquerait de creuser davantage le fossé entre les deux peuples « amis » en quête incessante de réconciliation.

Mais pourquoi ai-je parlé de « solde de tout compte mémoriel »? Tout simplement parce que le rapport de l’historien Benjamin Stora sur la mémoire, remis il y a quelques jours au président français Emmanuel Macron, ne saurait résumer à lui seul, et d’un seul trait de plume, un siècle et demi de colonisation.

Certes, il contient autant d’étapes appréciables pour la rencontre des deux peuples, mais cela reste malheureusement en deçà de ce qui est attendu des Algériens, à savoir : une véritable réconciliation des mémoires, par la désignation du coupable et de la victime devant l’arbitre de l’histoire. Cela dit, il est difficile d’accepter de tourner la page, sans l’avoir bien lue auparavant! 

Puis, un écueil de taille se présente du côté algérien : personne ne sait  la part réelle prise par le conseiller à la présidence chargé des archives et  de la mémoire nationale, Abdelmadjid Chikhi en l’occurrence, dans l’élaboration de ce rapport-là ?

La partie française a-t-elle travaillé en collaboration avec celle de l’Algérie? Ou a-t-elle imposé sa vision unilatérale, en raison de la faiblesse de cette dernière, politiquement parlant? Ou, enfin, les deux parties ont établi, chacune, un rapport à part, lesquels pourraient déboucher dans les mois à venir sur un rapport de synthèse, de nature à servir de document-référence pour l’avenir? La confusion entourant les circonstances de l’élaboration d’un tel rapport et la rapidité de son annonce par l’Elysée suscitent, il est vrai, des interrogations légitimes, voire des appréhensions de part et d’autre de la Méditerranée!

Emmanuel Macron, en difficulté dans les sondages d’opinion, sait parfaitement que, d’une part, « la carte algérienne » peut peser dans la prochaine échéance présidentielle en Hexagone (s’attirer la sympathie d’une grande partie de l’électorat de l’extrême droite et du courant « algérianiste » revanchard qui considère encore, dans son subconscient, que l’Algérie fait partie intégrante de la France). De l’autre, le locataire de l’Elysée n’est pas sans savoir que le pouvoir de Tebboune est vacillant, et l’équilibre clanique au sommet, bat de l’aile, surtout après le décès de l’ex-chef de l’Etat-Major Ahmed Gaïd Saleh, le parrain symbolique du président actuel.

En fait, Paris lorgne du côté d’Alger qui lui sert d’appui « électoralo-économique » (l’enjeu des élections et le pétrole) quand celui-ci (Alger) le voit plutôt d’un œil sceptique (la peur d’ingérence ou d’immixtion dans ses affaires intérieures), et aussi comme un appui « sûr » dans le renforcement de son système autoritaire.

Bref, l’éternelle « Françalgérie » semble être le dada des élites des deux rives, recroquevillées dans leurs réflexes passéistes, à mille lieues de la vraie réconciliation attendue par les masses d’en bas! Toutes ces raisons-là ont retardé toute avancée dans un terrain mémoriel, dont tout porte à croire qu’il est à jamais miné.

Il est évident qu’un dossier mémoriel aussi complexe, comme la colonisation en Algérie, a besoin  pour être mené à terme dans de bonnes conditions, du temps, d’une bonne dose de courage politique, d’une coopération bilatérale accrue, de la quête minutieuse des archives, du retour sans hésitation aux sources et surtout de l’appui d’institutions démocratiques réellement représentatives des deux peuples en question.

Hélas! Force est de constater, du moins pour ce dernier point, que ce n’est pas le cas de l’Algérie, en particulier depuis le 22 février 2019, date du début du Hirak, ayant vu s’enclencher une contestation du pouvoir en place par une large majorité du peuple. 

Ces considérations d’ordre factuel, ne peuvent voiler celles reliées à l’aspect historique lui-même de la question mémorielle. Nul besoin de revenir ici sur les séquelles post-traumatiques du colonialisme, que j’ai soulevés déjà dans un long article, paru il y a quelques années dans la presse algérienne. (1)

Rien qu’à parler de la torture, par exemple, pendant cette horrible guerre d’Algérie, on se rendra compte que la tâche de le réconciliation « algéro-française » ou « franco-algérienne » n’est pas du tout facile. Dans un entretien au journal El-Watan en 2000, l’historien Jean-Claude Einuadi se livre à un constat sans ambages sur l’ex-puissance coloniale : « La responsabilité de l’Etat français, dit-il, était totalement engagée […] et quand je dis l’Etat, je ne confonds pas l’Etat avec la France en tant que pays et en tant que nation, parce que la France, en tant que nation, est constituée d’opinions diverses, et au cours de ces années-là, il y eut ceux qui ont mis en oeuvre la torture et ceux qui l’ont dénoncée, il y a également ceux qui en ont été victimes. » (2)

Pour rappel, déjà à l’époque de la célèbre Bataille d’Alger, la pratique systématique de la torture n’a cessé de frapper d’infamie les institutions de la IV e République, puis plus tard après 1958, celles de la V e République. Ainsi, devant la commission de la justice de l’Assemblée Nationale, un certain ministre de l’intérieur du nom de François Mitterrand (chantre de la démocratie « droit de l’hommiste » dans les années 1980-1990), aurait complètement nié la mise en oeuvre de cette machine funeste de la torture.

Plein d’historiens pensent que Mitterrand voulait occulter ce fait pour briguer le poste du Président de Conseil. D’autres officiels à l’instar de Michel Debré, Guy Mollet, Robert Lacoste, Maurice Bourgès-Maunoury, ont observé la même attitude. « C’était le mensonge d’Etat, conclut J.C Einaudi. Les députés qui ont voté en 1956 les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, [alors président du Conseil (NDLR)], ont engagé leur responsabilité mais aussi celle de l’Etat français.

Les militaires ont agi dans le cadre de pouvoirs spéciaux qui leur ont été donnés par le gouvernement qui lui-même, les avait reçus de l’Assemblée Nationale » Rien à rajouter à cet épisode, doublement traumatisant, et pour les Algériens et pour certains Français d’Algérie, amis du FLN, à l’image de  Maurice Audin, Henri Alleg, Fernad Yveton, etc.

Ne parlons pas des aveux tardifs du général Paul Aussaress qui avait revendiqué haut et fort dans son ouvrage paru en 2001 (sans être aucunement inquiété par la justice de l’Etat français « démocratique »), avoir étranglé de ses propres mains vingt-cinq Algériens, après les avoir torturés, tué Larbi Ben M’hidi (l’un des neuf historiques du FLN), et surtout, fait gravissime, défenestré l’avocat Ali Boumendjel après lui avoir fait subir les pires sévices ! (3)

Ce fut cette situation lamentable qui a poussé le général Jacques Paris de La Bollardière, un des seuls braves à critiquer cette torture systématisée, à dire ce qui suit, en 1971 dans une interview au Nouvel Observateur :  » Sur le plan moral, la torture me semblait inacceptable. Elle nous amène à nous comporter comme les Nazis » (4). 

Le Nazisme! Voilà que tout est résumé ici à propos de cette « oeuvre infâme » de la colonisation que l’ex-président Nicolas Sarkozy voulait coûte que coûte glorifier dans son fameux discours de Dakar en 2007. Un discours d’une grande vacuité mémorielle où « le président moralisateur » s’est permis de traiter les peuples africains hors de l’histoire et s’est adonné volontiers à l’art de prestidigitation politicienne sur le dos de la mémoire, au sein de l’université qui portait le nom même de l’un des chantres de l’africanité « Cheikh Anta Diop »! Pathétique!

Kamal Guerroua

Notes de renvoi

1-Voir mon article « Quand les effets du colonialisme deviennent une gangrène », Le Quotidien d’Oran, 12 novembre 2015.

2-Jean Claude Einaudi, interview in El Watan 2000.

3- Paul Aussaress, Services spéciaux, Algérie 1955-1957: Mon témoignage sur la torture, éditions Perrin, Paris, 2001. 

4-Paris de La Bollardière, interview in Nouvel Observateur, 15 novembre 1971. 

Auteur
Kamal Guerroua

 




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