La littérature s’accapare aussi de la grande histoire. Après L’Impasse où un jeune homme enfui du bagne de Lambèse, pendant la guerre de libération nationale, rejoint Alger d’abord, Marseille ensuite, pour se rendre compte que le sort du pays pour lequel il se battait était d’ores et déjà scellé, voilà Un si grand brasier dans lequel Kamel Bencheikh nous livre une histoire drue qui traite de la période charnière de la révolution agraire initiée sous la présidence de Boumediene.
L’auteur y évoque le monde des paysans, il y raconte la vie et la mort d’un espoir qui a pris tout un peuple de fellahs aux tripes.
Dans un premier temps, la nature se présente comme une entité vivante, ce qui suggère une vision paysanne et animiste du monde, dans ce village d’Aïn Abessa que l’écrivain met sous les projecteurs. Il était possible de craindre que le sujet de la ruralité annonce la disparition d’un certain point de vue littéraire sur le monde de la campagne. Cependant, Kamel Bencheikh démontre que notre époque n’a pas encore terminé avec le monde paysan parce que ce dernier hante les poétiques contemporaines.
« Certes, il existait à travers le vaste monde, au moins un millions d’autres métiers pratiqués par les êtres humains, attrayants, propres, ingénieux, faciles, rapportant beaucoup d’argent, prodigieusement intéressants… Néanmoins, Ammar Tatzuite ne connaissait rien de plus important que son propre métier de laboureur. Le travail de la terre faisait partie de l’essentiel de la vie d’un homme (…). Et que peut-il donc y avoir de plus important que de donner à manger aux hommes ? Quand on y pense, que de noms et de qualificatifs sont donnés au fellah : cultivateur, paysan, agriculteur, fermier, exploitant, semeur, rural, planteur, campagnard, laboureur… »
Dans ce village d’Aïn Abessa, c’est une commission forestière qui se met en place pour gérer les richesses de cet immense réservoir de bois qui fait la fierté des habitants. Seulement, il y a les veuves de chahids. « Et ces veuves restaient silencieuses à l’assemblée, non pas à la place qu’auraient occupée leurs maris, mais tout à fait à l’écart, oubliées de tous, emmurées dans le silence sur injonction de l’imam, juste parce que femmes. »
Seulement un bouleversement des structures agricoles est décidé à Alger. Les paysans deviennent des fonctionnaires de la terre. Tout effort est vain puisque le salaire est dû à la fin du mois. Youssef est le seul parmi tous ces paysans à avoir eu l’audace de refuser de se faire octroyer un lopin de terre et de participer au travail de la collectivité. Il défie le pouvoir et s’acharne à travailler jour et nuit dans sa ferme. Aucun de ses voisins ne lui pardonne cette révolte contre le système qui est perçue comme un acte égoïste et bourgeois. La jalousie prend la forme qu’on lui connait. On l’espionne, on ne veut pas le fréquenter, on croit savoir qu’il pratique du travail dissimulé… Youssef tente malgré son isolement de se rapprocher de ses contemporains. Il quémande de l’amitié. Il aimerait être assimilé à tout un chacun mais la rage et le soupçon sont plus forts. Un incendie nait dans son exploitation et brûle tout. C’est ce si grand brasier qui fait écho au titre du roman.
On ne sait qui est l’auteur de cet immense sinistre, Youssef qui n’en peut plus d’être mis à l’écart parce qu’il a réussi sa vie de fermier ou un rival jaloux de cette réussite. Le livre s’achève ainsi sur un avertissement qui invite à ne pas se méprendre sur les intentions de l’auteur : ce brasier ne s’est pas circonscrit à cette exploitation si enviée, il a touché tout le pays. Révolution politique, révolution agricole, mais dans la tête de Kamel Bencheikh, il s’agit également d’une révolution esthétique parce que les personnages qu’il a créés sont nos voisins, nos parents, nos amis ― ce sont des femmes et des hommes qui nous ressemblent.
Le paysage agricole n’a qu’une fonction représentative, il sert comme un écran sur lequel sont projetés toutes les erreurs de ce pouvoir dictatorial qui a décidé des mesures qui lui ont permis de s’affranchir de la réalité du terrain pour tâter le statut de révolutionnaires de salon.
L’évolution de la configuration de la paysannerie algérienne au cours de ce dernier demi-siècle est le résultat de grandes mutations qui permettent d’évaluer la nature des transformations au sein d’une société qui était majoritairement paysanne.
Autre élément à mettre en exergue, la connaissance de la géographie des lieux décrits. Chaque localité est dépeinte par un écrivain qui en connaît toutes les spécificités : le climat, le relief et les pratiques traditionnelles… Il en dresse donc des tableaux très réalistes. Kamel Bencheikh ne se limite pas à utiliser le paysage agricole pour définir l’identité politique de la société paysanne. Il reflète également les sentiments de ses protagonistes.
Les personnages émettent leurs émotions sur le paysage qu’ils observent et dans lequel ils vivent : leurs sentiments amoureux, leurs mécontentements face aux décisions abusives, leurs relations avec la nature qu’ils tentent de dominer… Dans toutes ces circonstances, le romancier exprime son désir d’un monde meilleur où le métier serait exercé sans difficulté et où les récoltes seraient abondantes.
Par le truchement d’Un si grand brasier, Kamel Bencheikh offre aux fellahs qui créent quotidiennement les paysages, un cadre sur lequel ils conçoivent leurs rêves et leurs fantasmes.
Ce roman réaliste, qui rejoint ce que les paysans algériens ont vécu, permet de brosser un tableau très complet de l’ensemble de la population rurale à une époque précise du monde agricole sous une dictature qui ne laissait rien passer. L’œuvre de Kamel Bencheikh, poèmes, nouvelles, romans ou chroniques, n’a pas cessé d’embrasser l’histoire vue à travers le regard d’un militant universaliste reconnu. Et ce roman en est une indéniable preuve. Il faut le lire !
Hafida Zitouni
Kamel Bencheikh, Un si grand brasier, 224 pages, mars 2024, Éditions Frantz Fanon.