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Un texte de Mohamed Boudiaf

Novembre 1954

Un texte de Mohamed Boudiaf

Ce texte de cet acteur de la guerre d’indépendance, de Mohamed Boudiaf, dit Si Tayeb El-Watani, un des principaux précurseurs du 1er Novembre, a été écrit en août 1961, alors que Boudiaf était enfermé avec les autres dirigeants du FLN (Ben Bella, Bitat, Aït-Ahmed, Khider et Lacheraf) dans le château de Turquant département de Maine et Loire (France).

De tous les travaux qui ont à ce jour traité de ladite Révolution, aucun n’est arrivé à éclairer valablement et d’une façon objective la phase historique, riche en enseignements, qui a préparé ce que certains ont appelé « la Nuit de la Toussaint« . Ici, une précision s’impose pour éviter tout rapprochement avec la fête des morts ou toute autre invention de plumitifs prompts à expliquer l’histoire par des arrangements malveillants qui, dans le fond, n’honorent pas leurs auteurs.

En réalité, le départ aurait dû avoir lieu le 18 octobre, et son report au 1er novembre n’a tenu qu’à des considérations d’ordre interne qu’il serait trop long d’exposer ici. La vérité est que le choix de cette date n’a été motivé par aucune intention de faire coïncider le déclenchement avec le culte des morts qui, certainement depuis qu’ils appartenaient à l’autre monde, devaient se désintéresser totalement des choses d’ici-bas entre Algériens colonisés et Français impérialistes. D’ailleurs, si l’on tient, malgré tout, à affubler la décision historique du 1er novembre de ce masque infâmant, nous serons bien aisés de notre côté d’aligner une longue liste de dates marquées par des hécatombes au compte du colonialisme français qui, depuis le jour où il à foulé la terre algérienne, et durant un siècle et trente et un ans, n’a respecté ni notre religion, ni nos fêtes, ni notre tradition pour perpétrer les pires crimes et exactions que l’histoire ait enregistrés depuis les âges les plus reculés de l’humanité. Un jour viendra où tous les crimes seront connus et, à ce moment, on oubliera volontiers de parler aussi légèrement du 1er novembre 1954 qui, pour nous, restera à jamais sacré et sera fêté pour avoir été l’avènement d’une marche historique qui a bouleversé un continent et qui n’a pas fini d’étonner le monde par sa puissance et sa vitalité face à un adversaire désorienté et complètement déréglé au point d’avoir dangereusement mis en cause ses valeurs, son équilibre psychologique et jusqu’à sa cohésion nationale.

Pour comprendre ce faisceau d’interactions et de réactions découlant de la Révolution algérienne, soumettons à l’analyse les raisons profondes qui ont donné vie à ce 1er novembre et à ses suites.

Déjà, en 1945, les prémices d’un tel bouleversement étaient clairement prévisibles à l’observateur lucide et impartial, car le lien entre les évènements de mai 1945 et le départ de la Révolution en novembre 1954 est tellement étroit qu’il mérite d’être souligné ici sous peine de nous voir tomber dans l’erreur commise par la plupart de nos dirigeants politiques d’avant le 1er Novembre. En effet, les uns comme les autres ont ou sous-estimé les répercussions du drame de mai 1945 ou tout simplement gardé une obsession d’une éventuelle répétition de cette sauvage répression qui, tout en les marquant, les a éloignés d’une analyse courageuse qui les aurait mieux inspirés dans la recherche d’une politique beaucoup plus réaliste et beaucoup plus hardie.

Nous avons parlé plus haut d’un lien entre les deux évènements : lequel ? Effectivement, le 8 mai 1945, était la manifestation d’un même état d’esprit d’un peuple épris de liberté avec cette différence qu’en 1945, il croyait encore en la possibilité de recouvrer ses droits par des moyens pacifiques, alors qu’en novembre 1954 il était décidé, instruit par son premier échec, à ne plus commettre d’erreurs et à utiliser les moyens adéquats capables de faire face à la force qu’on lui a toujours opposée. C’est cette évolution lente, quelquefois incertaine et latente, que nous nous proposons de refléter dans ce qui va suivre…

En premier lieu, quelles ont été les suites des nombreux évènements de mai 1945 sur, d’une part, le peuple et, d’autre part, les partis politiques qui le représentaient ? Contrairement à ce qu’on attendait, au lieu que ce coup de force renforça l’union nationale, il produisit la dislocation malheureuse des AML, qui avaient, en mars 1945, réussi, pour la première fois, à réunir, à l’exception du PCA, toutes les tendances de l’opinion algérienne. En effet, sitôt les prisons ouvertes en mars 1946, sitôt la concrétisation de cette coupure en deux courants : le PPA-MTLD, ou tendance révolutionnaire et l’UDMA, ou tendance réformiste. Je ne parle pas ici du PCA qui reste, jusqu’en 1954, minoritaire et sans influence sur la suite des évènements, ni d’ailleurs de l’association des oulémas dont le programme se voulait beaucoup plus orienté vers l’instruction et l’éducation en dépit de leur sympathie non déguisée pour le réformisme de l’UDMA. Il est inutile également de faire cas de ceux qu’on appelait les indépendants, les exécutifs zélés de la colonisation, ce qui, à juste titre, leur avait valu l’appellation pittoresque de “béni-oui-oui”.

À retenir donc que les évènements de 1945, tout en donnant au peuple une leçon chèrement acquise sur ce que devrait être une véritable lutte pour l’indépendance nationale, provoquèrent, du coup, la coupure des forces militantes algériennes et leur regroupement en deux principaux courants dont les luttes dominèrent la scène politique jusqu’en 1950. Avec le recul, on réalise nettement le rôle joué par les sanglantes journées qui ont suivi le 8 mai 1945 sur le plan de la classification politique en Algérie et de ce qu’il va en sortir.

Abandonnons, pour plus de clarté, l’aspect événementiel de cet affrontement pour nous consacrer uniquement à ses effets sur le schéma des forces en présence. Effectivement, il n’a pas fallu attendre longtemps pour constater la fin de cette étape qui a prouvé, s’il en était besoin, que la voie du salut était ailleurs. Comment alors se présentait le schéma né de cette période de 1945 à 1950 ? Sans conteste, les partis, d’un bord comme d’un autre, avaient beaucoup perdu de leur audience ; quant aux masses, gavées de mots d’ordre contradictoires, d’où rien n’était sorti, elles donnaient l’impression, après cette bagarre de slogans et de palabres, d’une lassitude indéniable et d’une conviction non moins solide de l’inefficacité des uns et des autres. Il n’était pas rare, en ces temps, d’entendre des propos du genre : « À quoi bon s’exprimer pour rien ? Ils sont tous les mêmes : beaucoup de palabres mais de résultat, point. Qu’ils s’entendent et se préparent s’ils veulent parvenir à un résultat. Sans armes on ne parviendra à rien etc. etc« 

On sentait confusément dans ces remarques désabusées et pertinentes le besoin ardent de sortir du labyrinthe des escarmouches platoniques et inopérantes des luttes politiques. La recherche d’une issue susceptible de répondre à ce besoin se lisait sur tous les visages et émergeait de la moindre discussion avec l’homme de la rue, pour ne pas parler du militant plus impatient. Toutefois, une parenthèse mérite d’être ouverte, à ce point de nôtre développement, en vue d’éviter toute interprétation tendancieuse qu’on serait tenté de tirer de ces constatations. À signaler dans cet esprit que, mis à part son côté négatif et quelquefois pénible, la lutte politique dont il vient d’être question n’a pas été complètement inutile, en ce sens qu’elle a renforcé, dans une grande mesure, la prise de conscience populaire et a surtout aidé à la promotion d’un bon nombre de cadres.

Autre remarque : la déconfiture de ces partis politiques, avant d’être le fait de tel ou de tel homme, ou groupe d’hommes, est, en dernière analyse, le résultat de tout un ensemble de causes dont les principales reviennent à une méconnaissance ou, pour le moins, une incapacité de s’inspirer du peuple, aux oppositions entre les hommes élevées au-dessus des idées et des principes, et en dernier lieu au vieillissement très rapide, inhérent spécialement aux partis politiques des pays jeunes, trop vigoureux et pleins de bouillonnement révolutionnaire pour s’accommoder facilement de tout ce qui est immobilisme.

En résumé, l’année 1950, si elle ne mit pas totalement fin aux luttes politiques, n’en marqua pas moins leur dépassement et leur faiblesse manifeste face à une politique répressive de l’administration coloniale. Cette dernière, après la répression de 1948, à l’occasion des fameuses élections à l’Assemblée algérienne où les truquages et les falsifications les plus éhontés furent enregistrés, après ce qui fut appelé le « complot » de 1950 et qui était en réalité la destruction partielle de l’organisation paramilitaire formée sous l’égide du PPA-MTLD, s’était enhardie, devant le manque de réaction, au point de ne plus tenir compte de sa propre légalité pour accentuer son travail de dislocation des appareils politiques. Cela était tellement vrai que, pendant ces temps sombres, on avait assisté aux premiers rapprochements de ces mêmes partis politiques, hier ennemis ; d’où la naissance du Front démocratique réalisée par le MTLD, l’UDMA, les Oulémas et le PCA pour lutter conjointement contre la répression. L’explication la plus valable à donner à ce phénomène, impossible deux ans auparavant, est sans doute la manifestation de l’instinct de conservation par la recherche obscure d’un nouveau souffle dans une union même limitée.

Rien ne se fit pour sauver les uns et les autres

La marche inexorable de l’évolution ne tarda pas à accélérer le processus de désagrégation déjà entamé. Je ne connais pas avec certitude ce qui se passait en ce temps à l’intérieur de l’UDMA, des Oulémas et du PCA, mais je reste convaincu que leur situation n’était pas plus brillante ni plus enviable que ce qui se préparait dans le MTLD, en voie de dislocation malgré tous les efforts tentés pour éviter la fin malheureuse et définitive qui fut la sienne en 1950.

Que nous fût-il donné de retenir de cette première partie ? La faillite des partis politiques, complètement déphasés par rapport au peuple dont ils n’ont pas su ou pu s’inspirer à temps pour saisir sa réalité et comprendre ses aspirations profondes. Il faut noter, à cette occasion, que notre peuple, à l’instar de tous les peuples qui montent, possède une bonne mémoire et une acuité instructive de ce qui se fait dans son intérêt. S’il lui est arrivé de se désintéresser, à un certain moment, de presque tous les partis politiques qui se disputaient ses faveurs, cela revenait avant tout à ce sens infaillible de l’histoire et à cette sensibilité forgée dans les dures épreuves dont les évènements de Mai 1945 ont été une des plus marquantes.

Compte tenu de cette défection populaire vis-à-vis des partis, comment se présentait alors l’éventail des forces profondément remaniées par cette sorte de reflux ? Mis à part les directions politiques moribondes s’accrochant vainement à leurs appareils organiques, fortement éprouvés et réticents, il faut signaler : à la base, le peuple d’où s’effaçaient progressivement les oppositions politiques et qui semblait dans son recul préparer le grand saut et, dans une position intermédiaire, le volume des militants abusés, quelquefois aigris mais restant vigilants parce que plus au fait des réalités quotidiennes et du mécontentement des masses accablées qu’elles étaient par une exploitation de plus en plus pesante.

C’est d’ailleurs de cet échelon que partit en 1954 la première étincelle qui a mis le feu à la poudrière. La question qui vient immédiatement à l’esprit consiste, à mon sens, à déterminer exactement comment a pu s’opérer cette sorte de reconversion rapide et cette prise de responsabilité étonnante à un moment où les plus avertis s’attendaient à toute autre chose qu’à un départ aussi décisif d’une révolution qui bouleversera tous les pronostics de ses sympathisants comme de ses adversaires. La réponse est qu’en novembre 1954, toutes les conditions, malgré la confusion de façade qui régnait alors, étaient réunies, concrétisées en deux forces aussi décidées l’une que l’autre : d’une part, un peuple disponible, ayant gardé intact son énorme potentiel révolutionnaire légendaire instruit par ce qu’il a subi durant une longue occupation et plus récemment à l’occasion du 8 Mai 1945, exacerbé par ce qui se passait à ses frontières et n’ayant enfin plus confiance dans tout ce qui n’est pas lutte directe de la force à opposer à la force et, d’autre part, une avant-garde militante, issue de ce peuple dont elle partageait les expériences quotidiennes, les peines et les déboires pour se tromper, le peu qu’il soit, sur cette force colossale dans sa détermination d’en finir avec une domination qui a fait son temps. C’est de cette conjonction intime que naquit la Révolution algérienne qui, dans un temps restreint, de juin à novembre 1954, aligna sur tout le territoire les têtes de pont du bouleversement que nous vivons depuis bientôt sept ans.

En conclusion, que faut-il retenir de toute cette suite d’évènements et particulièrement de ce commencement qui, vu son caractère spécial, marquera pour longtemps la Révolution algérienne et explique déjà ses principales caractéristiques originales ?

1- À la différence d’autres révolutions, la nôtre est née à un moment crucial qui lui confèrera son caractère particulier d’autonomie et son indépendance vis-à-vis de toutes les tendances politiques l’ayant précédée : le premier appel au peuple algérien a bien précisé que le FLN, dès sa naissance, se dégageait nettement de tous les partis politiques, auxquels il faisait en même temps appel pour rejoindre ses rangs sans condition ni préalable d’aucune nature. Cette position en clair signifie que le 1er Novembre ouvrait une ère nouvelle d’union nationale et condamnait implicitement toutes les divisions et oppositions partisanes incompatibles avec la révolution naissante, comme elles le seront plus tard quand il s’agira de construire l’Algérie nouvelle. De cette position de principe, il faut retenir également le souci des premiers hommes de la révolution d’introduire un autre esprit, d’autres méthodes et surtout une conception neuve tant en ce qui concerne les idées que l’organisation ou les hommes.

2- Née du peuple, la Révolution algérienne, à son départ, s’inscrit en faux contre toutes les manoeuvres de tendances ou concepts d’exportation quels qu’ils soient, plaçant la lutte sous le signe de l’union du peuple algérien en guerre, union solidement soudée par des siècles d’histoire, de civilisation, de souffrances et d’espoir.

3- Issue d’une période où les luttes des coteries et des personnes avaient failli tout emporter dans leur obstination aveugle et criminelle, la Révolution du 1er Novembre décréta le principe de la collégialité, condamnant à jamais le culte de la personnalité, générateur de discorde et nuisible, quelle qu’en soit la forme, à l’avenir d’un jeune peuple qui a besoin de tous ses hommes, de toutes ses ressources et d’une politique claire et franchement engagée qui ne peut être l’affaire d’un homme, aussi prestigieux soit-il, mais de toute une équipe d’hommes décidés, vigoureusement articulés en une organisation bien définie, disposés à donner le meilleur d’eux-mêmes avant de se faire prévaloir de tout titre, de toute légitimité et encore moins de droits acquis ou de prééminence de tout genre.

En un mot, l’Algérie, après ce qu’elle a enduré, a besoin de militants intègres, désintéressés opiniâtres et décidés, véritables pionniers au service d’un idéal de justice et de liberté, que de « zaïms » en mal de gloriole, cette gangrène purulente de beaucoup de jeunes pays en voie d’émancipation.

4- Partie intégrante et motrice de la formidable vague de fond qui secoue l’Afrique et l’Asie et continue de se propager en Amérique du Sud et partout où persistent les germes de la domination politique ou économique, la Révolution algérienne, dès son début, s’est classée par rapport aux lignes de force de l’échiquier mondial. Nos alliés naturels sont avant tout ceux-là mêmes qui, comme nous, ont eu à souffrir des mêmes maux et qui rencontrent sur la voie de leur libération les mêmes oppositions, les mêmes barrières, voire les mêmes menaces.

5- Enfin, son caractère populaire et patriotique, sa coloration anticolonialiste, son orientation démocratique et sociale, sa position dans le Maghreb et son appartenance à la sphère de civilisation arabo-islamique sont autant de traits marquants que porte la Révolution algérienne dès sa naissance et qui détermineront son évolution et conditionneront son devenir.

Mohamed Boudiaf

Turquant, le 22 août 1961

Ce document est paru dans « Novembre et la faillite démocratique » en 2015, un ouvrage collectif édité par la maison d’édition Marguerite et Le Matin d’Algérie.

Auteur
Mohamed Boudiaf

 




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