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Une bouteille à la mer : pourquoi je suis devenu harraga !

Là-bas mieux qu’ici…

Une bouteille à la mer : pourquoi je suis devenu harraga !

J’ai décidé de devenir harraga le jour où mon père, me traita de vaurien. Il m’avait demandé de partir, de quitter « sa » maison ! Ça m’avait surpris comme un éboulement. Mon sang n’avait fait qu’un tour. Je suis sorti errer dehors, histoire d’expirer ce jugement monstrueux, qui m’avait enseveli sous des tonnes de préjugés et étranglé comme un torrent de larmes.

Les invectives de mon vieux, m’avaient coupé le souffle, traversé les poumons à la manière d’un Alien belliqueux. Je voulais courir loin de « sa » maison, m’époumoner, m’essouffler, recracher son venin, crier et distancer ce terrible verdict : je n’avais plus de chez moi ! Je n’étais qu’un parasite parmi les parasites, un champignon, un lichen, un Alien sucrant la sève de mon vieux père. Ce que je croyais être ma maison n’était désormais qu’une case… départ.

Départ : le mot m’est venu rampant tel un serpent, un jour de souk, entre une pomme pourrie et une pensée d’en finir. 

Avant cela, je ne parlais pas le serpent et n’avais jamais voulu mourir. Ma fierté courbait l’échine. Je me voyais comme l’Alien qui encombrait mes poumons. J’étais le monstre de mon père, sa hantise, sa honte, son péché. J’étais la bouche de trop à nourrir avec sa maigre pension de retraité et son seul fusible, Iblis qui devait quitter son éden.

Entre mon père et moi, les choses se sont envenimées après ma sortie d’université. Deux ans de chômage et d’ennui, à essayer de l’éviter dans le couloir étroit, les toilettes attenantes à sa chambre, ou la salle de bain de cet appartement colonial de 25 mètres qu’on occupait à six. J’étais l’aîné de trois sœurs qui attendaient, chacune, un postulant libérateur qui tardait à poindre. Un quelqu’un ou un quelconque, que le hasard ou les amulettes, pousserait à frapper à notre porte. Moi, je n’osais plus l’audace des princes charmants, n’avais plus de désir, ni les envies de baisers qui enchantent. Le mariage était à mes yeux un piège à mouche, que les femmes emmurées tissaient autour d’un aventureux halluciné, pour les sortir de leur coin moisi d’araignée, dans lequel elles demeurent depuis l’apparition d’une malédiction appelée mamelons.

À la maison, je me faisais aussi insignifiant qu’un cafard, ne rentrant que tard dans la nuit, rôdant une fois les âmes parties dans l’immensité du sommeil pour quitter le temps d’un rêve, les 25 mètres de notre tombeau familial. Je mourrais chaque nuit devant la porte de sortie, avec comme linceul, mes vêtements et mes illusions, après avoir englouti les restes que ma tendre mère me gardait dans le vieux four grincheux, que j’ouvrais le plus discrètement possible, pour ne pas réveiller les monstruosités de mon père !

Deux ans à frapper comme un fou à toutes les portes, mon CV d’ingénieur dans une main, et ma naïveté dans une autre. Deux ans à déchirer les annonces, à collectionner les contacts, à griffonner des lettres d’emploi, à user de mes maigres connaissances, devenues obèses à force de bakchich que je ne pouvais leur verser. Deux ans à picorer d’une marmite que je ne remplissais pas, à éviter le regard méprisant du monstre, à pleurer les pleurs de ma mère, à mourir toutes les nuits devant la porte de sortie, à retenir mon souffle, mes flatulences et excréments jusqu’à la tombée de la nuit. J’avais le choix de devenir un vendeur à la sauvette, serveur dans un café à 5 000 Da, dealer ou vaurien. J’ai choisi d’être ce que mon père a voulu voir en moi. L’enfer, c’était lui…en partie !

Les journées poussaient les nuits, les nuits les semaines, les semaines les caisses de bière remplies par les petits boulots au souk, entre les pommes pourries et les pensées d’en finir. Tout m’agaçait, à commencer par le muezzin qui chaque matin réveillait mon père et m’obligeait à déguerpir dehors, à disparaître le temps d’une prière et parfois pour le reste de la journée. Le soleil de l’aube me donnait la nausée. Il était là pour me rappeler mon éternel cauchemar, après mes nuits en enfer. Les quelques privilégiés, qui partaient au travail, me répugnaient comme cette odeur infecte que répandaient les autobus carburant au mazout, et qui stationnaient à quelques mètres d’une bouche d’égout béante, comme une plaie infectée, devenue une aire de loisirs pour tous les rats du village. 

À 25 ans à peine, j’avais déjà le sentiment absurde d’avoir raté ma vie. Moi, l’ingénieur promis aux millions du pétrole, quelque part, dans le sud de ce que je prenais pour le sud de mon pays. Moi, la fierté de ma mère, je ne ressemblais plus qu’à un de ces rats, qui s’amusent dans cette plaie infecte d’égouts sous les roues gluantes d’un bus roulant au mazout. 

L’envie de chaloupe se faisait de plus en plus pressante, d’autant plus que des bruits couraient dans le village d’un voyage imminent pour l’Espagne. J’ai écrasé ma lâcheté à deux mains, et suis allé voir Mohammed Houta, un pêcheur qui a fait plusieurs tentatives de suicide à la chaloupe. Il s’est tellement habitué à se noyer, qu’il avait l’air de vivre en apnée hors de l’eau, tout comme les trois-quarts des jeunes de mon douar…

La nuit de la traversée est arrivée. Dans la chaloupe, il y avait le vieux Abdelaziz qui ne pouvait nourrir ses quatre filles araignées. Nouria, une jeune femme fraîchement engrossée et répudiée. Saïd twist, un homme handicapé, sa femme et ses deux filles de sept et trois ans. Il y avait même un ex-militaire, un certain Salah, qui venait du village voisin de Yagout et trois adolescents édentés, qui n’espèrent plus croquer la vie à pleines dents en Algérie. 

La nuit, d’un samedi sombre, je tournais définitivement le dos à mon douar, ses tas de gourbis et ses souvenirs en chiffons. Je ne regrette que ma pauvre mère, à qui j’ai emprunté les économies d’une vie, et embrassé longuement le front. 

Je garde dans un écrin de ma tête, sa douce odeur d’eau de rose et sa délicatesse à faire fondre le cœur endurci d’une montagne. Je sais qu’en ce moment même, ses larmes chaudes et ses prières protectrices m’accompagneront le long de ce périlleux voyage. Pardonne-moi Yemma, de t’infliger ces souffrances. Je suis obligé de le faire, j’essaie juste d’écrire une nouvelle page sur l’autre rive, sur la nôtre les pages sont épuisées et les mines émoussées !

Il ne me reste plus qu’à glisser cette lettre dans une bouteille ! Si par malheur quelqu’un pouvait la lire, c’est que je suis déjà mort ! Priez pour nous ! ».

Lu dans la presse cette semaine :

« La mer a rejeté les corps de deux candidats à l’immigration clandestine et des débris de leur embarcation (…) qui transportait à son bord une douzaine de personnes (…) leur embarcation, partie la nuit dernière, s’est fracassée contre des rochers sur les rivages à quelques miles de leur point de départ. Les recherches sont en cours pour retrouver d’autres corps ou des survivants (…) leurs familles sont effondrées ».

Auteur
Hebib Khalil

 




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