Le deuxième roman de Rachid Mimouni, Une Paix à vivre est un texte annonciateur de bouleversements dans la nouvelle Algérie indépendante. Un narrateur omniscient, extérieur au récit raconte l’histoire d’un élève, Ali Djabri qui rentre à l’école normale pour préparer son baccalauréat.
« Au premier regard, on reconnaissait le paysan endimanché descendu dans la ville. (…)
À quelques mètres de lui, l’adolescent qui l’accompagnait le regardait avec un petit sourire moqueur. (…)
-Ecole normale d’instituteurs
– Donc, c’est bien ici, affirma l’homme à la recherche d’un encouragement » Une paix. P. 7
Le récit se ferme par l’obtention de l’examen et le retour de notre personnage au village natal pour passer y les vacances d’été. Le dernier chapitre débute ainsi :
« Djabri s’est levé tôt ce matin-là. Il marcha longtemps en solitaire dans la compagne. Puis il s’allongea sur le dos dans l’herbe humide de rosée. » Une paix. P249
Ce récit linéaire, délimité par deux instants d’entrée et de sortie dans un espace que nous pouvons qualifier de performanciel – nous décrit l’évolution de ce jeune homme et de ses camarades dans l’école et l’internat. C’est un récit d’initiation qui nous saisit des adolescents pleins de rêves et de projets. Ils veulent changer la face du monde et avoir le pouvoir sur leur espace. Mais le directeur et le surveillant général sont là, comme les gardiens fous de l’autorité et de l’ordre. C’est aussi un récit où d’autres histoires sont imbriquées. En premier celle de Melle Sawamm, professeur de philosophie, qui malgré elle se trouva travailler pour le compte des maquisards. Elle occupe le chapitre II (de la page 23 à la page 40).
Une fois posée la topographie de ce récit, il est facile de constater la présence de deux entités. D’un côté, des sujets individuels qui tentent d’affirmer leur singularité, et de l’autre le sujet collectif qui s’incarne en l’Etat et ses institutions. Le récit qui progresse à travers l’histoire singulières des normaliens et principalement celle de Djabri, nous dépeint de jeunes adolescents à un moment carrefour de l’histoire du pays.
C’est l’histoire d’une année scolaire juste après l’indépendance de l’Algérie vécue par une classe de normaliens dans leur quotidien, les tiraillements, l’instabilité politique que traversait le pays et les espoirs qu’ils devaient incarner étant donné qu’ils symbolisaient l’élite de demain.
Nous voyons se côtoyer dans ce micro espace des élèves de toutes conditions et toutes origines sociales représentant les différentes composantes de l’Algérie, depuis Mohand, originaire de Kabylie, Lemtihet de Jijel, Djabri de Aïn Bessem, Baouche élève extrêmement politisé, et Mlle Swamm, professeur de philosophie et pied noire ; le directeur de l’école, M. Dili ; le professeur d’anglais, Mr Bertrand ; le professeur de Musique, M. Riga de son vrai nom Mohamed Iguer, Beau Sacoche, professeur de mathématiques et le Docteur Lambert, celui qui recueillit et soigna Djabri. C’est un espace qui permet la coprésence de singularités et d’individualités particulières. Chaque élève présent poursuit un but particulier : la réussite à l’examen du baccalauréat. Ils cohabitent le temps d’une année scolaire et chacun rentrera chez lui. Il n’y a pas d’actions collectives sauf cette journée de volontariat où ils se trouvèrent mêlés à toute la population.
Les actions qu’ils entreprirent collectivement telle que les actes de vandalisme et la manifestation après le baccalauréat sont évaluées négativement. La première est appréciée par les autorités de l’école comme un acte barbare et, la deuxième est évaluée par les forces de l’ordre comme un acte inconscient de la part de sujets qui ne mesurent pas l’ampleur d’un tel acte.
Nous constatons que les nouvelles valeurs de cet espace nouvellement libre sont celles qui n’acceptent plus les actions collectives à l’exception de celles diligentées et surveillées par les autorités (le volontariat et l’organisation des collégiens et lycéens). Les individualités qui voudraient ou tenteraient d’organiser des opérations collectives sans l’aval des autorités sont mises à l’index et à leurs projets mis en échec.
Cette démarche nous renseigne, la mainmise et la gestion de l’espace social, aussi minime et infime soit-il par les nouveaux maîtres. À travers cette école normale, nous percevons la passation de pouvoir se faire de façon moins violente qu’ailleurs. Le même directeur d’avant l’indépendance continue à administrer cette prestigieuse école après le départ du colon français.
Ce que nous révèle ce récit est l’impossible conjonction des individualités en un sujet collectif sans l’aval des autorités. L’espace de l’école normale permet, certes la coprésence des altérités, mais c’est une coprésence neutre. Nous n’assistons pas à une coopération des sujets dans la construction d’un devenir commun. Les situations où elle est mise à l’épreuve, se soldent par l’échec.
Les élèves sont punis parce qu’ils voulaient marquer leur singularité par rapport au monde des adultes en voulant sortir plutôt que possible. Voulant avoir le dernier mot, ils vandalisent leur établissement allant jusqu’à casser le piano. Leur coopération est mise à l’épreuve dans une autre action collective : une manifestation en faveur du principe démocratique. La police intervient et réprime la manifestation.
Ces deux situations sont des face-à-face entre de jeunes lycéens et les autorités. La première à laquelle ils ont eu affaire est l’autorité scolaire qu’incarne le surveillant général et la deuxième est celle des services de maintien de l’ordre. Les autorités gagnent dans les deux situations. Les élèves se rendent compte de la suprématie de l’ordre nouvellement établi sur les tentatives de rébellion ou de contestation. L’ordre établi met sous sa botte l’espace public auquel les élèves tentèrent une intrusion à travers leur manifestation et gère les micro-espaces comme celui de cette école.
L’école juxtapose les élèves venus de différents horizons et de différentes conditions sociales sans créer un creuset où ils pourraient se reconnaître, ou ils pourraient se fondre en un sujet collectif puissant pouvant devenir une force et acteur social. L’atteinte du statut d’acteur social anime les actions collectives des étudiants.
Or, le pouvoir fraîchement installé ne peut pas s’y accommoder. Deux tensions contradictoires traversent le texte. La tension qui anime les élèves est de pouvoir s’affranchir de leur tutelle et vivre leur adolescence dans l’insouciance tandis que celle des autorités est la consolidation de leur pouvoir. C’est pour cela que les élèves n’ont pas de conscience politique parce que l’adolescence n’a pas à avoir à s’occuper de politique.
Le moment qui nous renseigne le plus sur le passage de l’espace scolaire d’un système de valeur à un autre est sans doute pendant le ramadan. Malgré l’ouverture du réfectoire, aucun élève ne se présenta.
« Le premier jour du ramadan commença par un matin froid, gris et pluvieux qui attristait l’ambiance. (…)
– Alors ? Le relança Dili, devant son mutisme persistant.
– Alors, annonça lentement Laramiche, il n’y avait personne au réfectoire. » Une paix. P 117.
À travers cet épisode de Ramadan, les élèves normaliens expriment une des valeurs du système auquel ils appartiennent qui se trouve alors consolidé. À travers ce refus de manger au réfectoire pendant une période de jeûne signe irréductiblement le basculement de cet espace du système de valeurs coloniales vers celui dites nationales (recouvrées).
Le Directeur de l’école fait comme il a toujours fait ; il a ouvert le réfectoire afin de mettre chacun des élèves d’assumer pleinement ses croyances :
« En permettant l’accès au réfectoire à tous ceux qui veulent travailler, je sais que je permets à chacun d’eux d’assumer librement ses croyances… » Une Paix. P 114.
Mais, à l’inverse des années précédentes, où la fermeture du réfectoire provoqua quelques remous et quelques incidents, cette année, était à l’unanimité. Tous les élèves observent le jeûne ou du moins ils ne se présentent pas au réfectoire pour manger. Simplement parce que ce rite religieux dans le nouveau système de valeurs n’est pas seulement un acte de foi individuel comme l’affirme le directeur de l’école, c’est un acte qui signe une appartenance collective. Cette unanimité des élèves signe symboliquement la réinstallation de l’Islam dans cet espace. L’Islam qui serait un constituant de l’identité des Algériens autochtones retrouve sa place dans cette nouvelle reconfiguration des rapports de force. Si l’année précédente, le problème s’était posé et des élèves affirmèrent publiquement leur non-croyance :
« – L’année passée, commença-t-il, pendant le ramadan, on a fermé le réfectoire pour les repas du matin et de midi. Nous avons eu beaucoup de problèmes avec les élèves, dont le mécontentement a été très fort. (…) de plus, j’ai l’impression que le fait d’avoir fermé le réfectoire n’a pas servi à grand-chose. Vous vous rappelez certainement le tas de mégots hâtivement écrasés qu’on retrouvait dans tous les coins de l’école, ainsi qu’une profusion anormale de papiers gras ayant servi à envelopper des sandwichs » Une Paix. P 112-113.
Cette année-là, le jeûne fut observé unanimement. Parce que l’année passée, le problème de l’indépendance de l’Algérie n’était pas aussi franc, les valeurs qui s’exprimaient dans l’espace social étaient contradictoires. Il y avait des mécréants, des laïques, des chrétiens et des musulmans…. Alors, cette année, L’Algérie venait d’obtenir son indépendance. L’islam s’imposait de lui-même. Sans violence. Naturellement. Cela allait de soi. C’est ce que montre l’unanimité des élèves à ne pas se rendre au réfectoire en cette période de jeûne. Nous ne savons pas s’ils font tous carême ou ils se conforment juste à une apparence sociale. Le texte nous révèle la non-présence des élèves pour manger le matin et le midi. Socialement, c’est un signe de jeûne.
En outre, s’ensuit la discussion du professeur d’arabe, Samad, au sujet des valeurs traditionnelles et la technologie qui est un élément extérieur à l’espace algérien.
Saouane, un élève, pose la question au professeur :
« -Est-ce à dire, monsieur, qu’il nous faut choisir entre la technologie et la religion ? » Une Paix. P 123.
Le professeur répond : «Il est heureux, répondit Samad, que nous n’ayons pas à choisir un des termes de ce cruel dilemme (…) mais dans les autres sociétés y compris la société occidentale, il existe des contradictions entre la technologie et les valeurs culturelles.
Alors la sagesse nous recommande de vivre avec. Le monde est ainsi fait. » Une Paix. PP 123-125.
Le dilemme qui se pose à l’espace algérien est celui de faire cohabiter et les valeurs traditionnelles et les exigences de la modernité. Or, les valeurs traditionnelles vont prendre le pas sur la modernité qui sera évincée peu à peu. Parce que les valeurs traditionnelles, dont l’Islam, sont des valeurs hégémoniques, des valeurs qui accaparent l’espace public dans sa totalité. Comme nous l’avons vu plus haut, le ramadan s’installa de façon pacifique, insidieuse et consensuelle. À cela, s’ajoute un autre élément. L’espace scolaire, qui devait être un espace clos, préservé des turbulences extérieures, nous est peint par le narrateur comme reflet et résonnance des contradictions majeures qui traversent l’Algérie de cette époque. Il n’y a pas d’étanchéité avec l’extérieur. Ce que confirme l’épisode de la manifestation pour le principe démocratique. Les élèves ne manifestent pas pour revendiquer l’amélioration des conditions de vie ou d’étude au sein de la structure, mais manifestent pour une question politique dont l’origine est extérieure à l’école.
Il est vrai que le narrateur ne fait qu’une brève allusion aux événements qui ont conduit les élèves à organiser une manifestation. Comme nous l’avons signalé plus haut, ceux-ci étaient d’une importance capitale. Si nous ne référons aux événements qui se sont vraiment produits dans la réalité historique de l’Algérie, ils virent le pays emprunter la voie de la dictature dont les conséquences se font sentir encore aujourd’hui.
« Mais cette année-là, cette attente (attente des résultats du baccalauréat) avait perdu son importance habituelle à la suite des événements qui venaient de se dérouler » Une Paix. P 213.
La réalité historique suggérée ici est celle qui aurait peut-être permis à l’Algérie d’avoir un destin autre que celui de la dictature et du parti unique. Mais ne nous écartons pas de notre propos. Nous traitons de faits littéraires et pas à quoi ils renvoient comme réalité historique.
Mais, si les élèves de cette école manifestent pour le principe démocratique, cela suppose que celui-ci est mis à mal par les autorités du moment. Et nous voyons la brutalité de la répression dont font preuve les services de l’ordre à l’encontre des normaliens. À travers cette manifestation pacifique, les élèves tentent de s’inscrire dans un processus démocratique et dans une dynamique autre que celle connue jusque-là. En proclamant haut et fort leur attachement à ce principe démocratique, ils veulent le rendre visible, et leurs voix audibles. Or cela, les autorités ne le permettent pas.
À travers cette démonstration de force, le pouvoir en place assoie son pouvoir et sa vision des choses qui sont tout sauf démocratiques. Le pouvoir révèle sa nature aux élèves et aux lecteurs qui ne percevaient tout au long du récit qu’une faible résonnance. Parce que l’espace décrit est un espace clos et loin de l’emprise directe du pouvoir. En se risquant à l’extérieur, les élèves reçoivent leur première leçon du nouveau pouvoir qui est en train de se mettre en place : un pouvoir intransigeant décidé à avoir la main sur l’ensemble de l’espace social.
Car à vrai dire, les élèves auraient pu manifester sans qu’ils ne provoquent un bouleversement dans les rapports de force tels que préfigurés jusque-là. Mais comme, le narrateur place son récit à une époque charnière de l’Histoire de l’Algérie, nous pensons que ce n’est pas anodin ces allusions aux événements qui accompagnaient la jeune indépendance du pays.
D’un autre côté, nous pouvons aisément comprendre l’absence d’un espace public qui permettrait la discussion. Si l’école est un lieu de savoir, il demeure un lieu où la confrontation des idées ou leur simple affirmation soient absente. Ce passage le résume assez-bien. Les élèves commentent les événements par petits groupe.
« On voyait à longueur de journée les élèves discutant en petits groupes ou fiévreusement agglutinés autour de quelques rares postes de radios.
« On débattait aussi de l’événement dans le groupe qui réunissait Baouche, Lemtihet, Djabri, Kaouas et quelques autres » Une Paix. P213.
Le culte de l’anonymat
L’événement qui chamboule la vie à l’intérieur comme à l’extérieur de l’école, ni le narrateur, ni les personnages le nomme. C’est un événement innommable qui reçoit une définition générique « événement », c’est tout. Le narrateur tait sa nature, ses tenants et ces aboutissants mais il est apparenté à un principe démocratique à respecter.
Même si les élèves se considèrent coupés de ce qui se passe en ville :
« Oui, intervint Lem, mais on est coupé de tout on ne sait pas ce qui se passe en ville » Une Paix. P 214. Cet événement les inscrit dans le corps social et leur octroie une conscience politique.
Ce que nous pouvons dire, c’est que ce deuxième roman de Mimouni nous peint des lycéens venus d’horizons différents et de diverses conditions sociales dans leur processus de socialisation et d’être ensemble sans aller jusqu’à coopérer et créer des interactions susceptibles de remettre en cause les équilibres précaires qui s’installaient difficilement au lendemain de l’indépendance de l’Algérie. L’enjeu principal de ce roman demeure la réinstallation des valeurs traditionnelles dans l’espace nouvellement reconquis par les Algériens, d’un côté et de l’autre la gestion sans partage par les nouveaux dirigeants de celui-ci.
L’ambiguïté des sujets collectif ou individuel
Il nous faut signaler une ambigüité des sujets agissant dans le texte. Les lycéens sont décrits dans leur vie quotidienne, leurs révisions, les préparations au baccalauréat, l’arrivée de Djabri, son intégration … Le narrateur ne focalise pas son récit sur Djabri, -qui à première vue parait être le personnage principal- depuis le début du texte jusqu’à sa fin en utilisant les autres comme des nécessités discursives alimentant l’histoire. Une autre stratégie est adoptée. Djabri est traité de la même façon que les autres pensionnaires. Le premier chapitre nous présente son arrivée à l’Ecole.
Les trois chapitres suivants sont consacrés à d’autres personnages ou à la vie en communauté. Le deuxième présente le professeur de philosophie qui malgré elle se retrouva enroulée dans la guerre. Le troisième et le quatrième chapitre narrent le récit de l’incident au réfectoire, de la consigne du surveillant général et des actes de vandalisme auxquels se livrent les lycéens pour se venger. Djabri ne réapparait qu’au sixième chapitre. Le cinquième est consacré au professeur de musique et à son histoire. Le sixième chapitre, la focalisation est partagée entre Djabri et l’activité de Baouche à créer une cellule d’une organisation de masse.
Le septième chapitre est entièrement consacré au ramadan et à la réaction des lycéens et du personnel enseignant et administratif. Les huitième et neuvième chapitre sont consacrés à la maladie de Djabri, à sa rencontre avec l’infirmière Fadila à qui il racontera lors la journée de volontariat son passé. Le chapitre d’après, c’est au tour de Beau Sacoche, professeur de mathématique d’être présenté. Les trois chapitres d’après, ce sont les activités des normaliens qui sont mises en exergue par le narrateur : leur courrier, la mise sur pied de l’organisation regroupant les collégiens et les lycéens, la manifestation pour le principe démocratique et la répression qui s’en suit.
Le narrateur ne revient à l’histoire proprement parler de Djabri que lors des deux derniers chapitres. Dans l’avant dernier, le Dr Lambert, raconte l’histoire du jeune Ali au directeur de l’école, Mr Dili et le dernier épisode est entièrement consacré au retour de notre personnage au village natal pour y passer les vacances d’été.
Nous pouvons aisément constater que la focalisation prédominante dans le récit demeure celles des actions collectives. Le récit est loin du roman d’apprentissage à l’instar de Julien Sorel de Stendhal dans Le rouge et le noir ou page après page nous suivons l’apprentissage du personnage qui poursuit un but particulier à savoir l’ascension sociale. Dans notre présent récit, le narrateur alterne entre la présentation des différents personnages et la narration de l’histoire de Djabri. Enfin de compte ce qui intéresse le narrateur est plus cette vie à l’école que la destinée particulière de Djabri. Car ce qui prend le plus de place dans le corps du texte se sont les différentes activités des lycéens. L’histoire de Djabri vient ponctuer de temps à autre le déploiement du récit, mais elle reste marginale par rapport à la totalité du texte. Nous pouvons même s’en passer car son histoire est banale et n’a rien de particulier par rapport aux autres. C’est un enfant de guerre qui est marqué par les pertes et les deuils auxquels il est confronté. Et rien de plus.
Ceci fait dire à Bendjelid dans sa thèse de doctorat :
« Son (Djabri) apparition comme actant dans le groupe n’est qu’accessoire et momentanée, il n’a aucun vouloir-faire ; son action est dérisoire ; il se fond dans la masse du personnage collectif des normaliens dont les quêtes sont précises et multiples, en relation avec la vie au sein de l’école ou à l’extérieur de celle-ci. Le personnage agit très peu et ne prend pratiquement pas la parole dans la première partie du roman, il ne se distingue que par son éternel sourire en guise de parole ou d’action »
Le narrateur s’attarde sur les actions collectives. la première grande action où le sujet collectif prime et agit : les lycéens. Le narrateur nous décrit leur impatience à sortir en ville le jeudi.
« A la fin du dernier cours de la matinée, les élèves se ruaient vers le réfectoire à une vitesse folle pour expédier leur repas en quelques bouchées et se retrouver libres plus tôt. Mais ce jeudi-là, tous les élèves étaient déjà arrivés devant la porte piaffant d’impatience, et celle-ci restait toujours fermée (…) après les protestations et les insultes, comme le repas n’arrivait toujours pas, les élèves passèrent à des actions plus efficaces » Une Paix. P 43.
Le directeur de l’école s’adresse au collectif :
« – Alors, vous êtes pressés de sortir, hein ? Vous ne pensez jamais aux gens qui se donnent du mal fou pour vous apporter à bouffer (…) sachez qu’en Algérie, il y a peu de gens qui peuvent comme vous manger trois fois par jour. Et gratuitement. Aux frais de l’Etat. Sachez que vous êtes super privilégiés. (…) vous retournez immédiatement dans vos salles de classe » Une Paix à vivre. P 43
Les élèves sont saisis dans leur destin collectif. Ils sont réprimandés par le surveillant général, privés de déjeuner, priés de regagner les salles d’étude et enfin consignés pendant quinze jours.
Le chapitre d’après, le narrateur s’arrête sur une contre action de la part des élèves : les actes de vandalisme qu’ils commettent en commun.
La deuxième action ou c’est le sujet collectif qui l’emporte sur le sujet individuel est celle ou Baouche tente de créer une section de la jeunesse du FLN. Notre personnage se rend avec Djabri à deux reprises au bureau du FLN. On ne les reçoit qu’à la deuxième fois. On les écoute. Le lendemain, Baouche et tous les autres élèves apprennent par la presse la création d’une section de JFLN à l’école.
« Le surlendemain, Baouche apprit par le journal qu’une cellule de JFLN allait être créée dans son école » Une Paix. P.68.
Cette séquence révèle que c’est au parti de décider. Cela obéit à une structure qui va du haut en bas. La troisième séquence qui nous peint une réponse ou une attitude collective face un événement particulier est sans doute l’épisode du ramadan. Les élèves unanimement répondent de la même manière en ne se rendant pas au réfectoire le matin et le midi. Et enfin, la manifestation saisit plus les lycéens dans leur totalité que des individualités. Nous pouvons donc dire que ce qui prime dans ce texte de Mimouni c’est la collectivité et pas les destins singuliers des personnages. C’est au nom de la collectivité supra- scolaire, donc nationale que la manifestation des lycéens est réprimée. C’est également en réponse à un principe extra-scolaire que les élèves observent le ramadan d’une part. D’autre part, les élèves sont punis par l’administration scolaire parce que le pouvoir de gestion de l’espace où ils évoluent n’est pas de leur ressort.
Espace englobé- englobant :
Ce récit nous apprend une hiérarchisation des espaces. L’espace scolaire dans lequel nos personnages évoluent est un micro-espace qui se trouve englobé dans le grand espace social que nous qualifierons d’algérien.
Cet espace nouvellement reconquis par les siens doit se discriminer en fonction de ce qu’il n’est pas. Alors l’une des premières différences qu’il appose en référence à son ancienne disposition (coloniale, donc disons étrangère) est d’affirmer et confirmer les pratiques et les us culturels algériens. Ce qui fait qu’en aval, les micro-espaces qui le constituent ne peuvent être ni en désaccord ni en discontinuité. La séquence du ramadan nous le confirme. En attente d’une autre attitude des élèves par syllogisme à ce qui s’était passé l’année d’avant, le directeur laisse ouvert les portes du réfectoire pendant cette période de jeûne. Or les élèves, se plient à ce dogme religieux, ni pas par militantisme, ni par conviction religieuse ou autre, mais juste pour affirmer l’algérianité de leur espace scolaire.
En outre, la manifestation des lycéens à travers les ruelles de la ville, donc leur présence collective dans un espace qui n’est pas fait pour est sanctionnée négativement par les autorités qui ont la tache de le gérer. Les lycéens sont arrêtés, enfermés toute une nuit et libérés après. Les autorités adoptent une attitude paternaliste et infantilisante envers les normaliens. Le commandant en chef leur dit :
« (…) Vous êtes encore jeunes et naïfs. Ne vous laissez pas entrainer par ces faux prophètes aux belles paroles, car leurs intentions sont inavouables. J’ai un garçon de votre âge. Croyez-vous vraiment que des hommes comme nous, qui avons justement pris les armes pour que nos enfants puissent vivre dans ce pays la tête haute, croyez-vous que nous puissions agir contre vous ? » Une Paix. P 231
On leur conseille aussi de s’éloigner de politique :
« Ne vous mêlez pas de politique. La politique est une affaire de loups. Restez à l’écart parce que vous n’y comprenez rien. » Une Paix... P 226.
Cette attitude des autorités les place en détenteurs de la vérité et de la bonne action. Le commandant disqualifie le discours des autres « Ces faux prophètes aux belles paroles », car « leurs intentions sont inavouables » donc peuvent induire en erreur ceux qui les suivent. Cette comparaison le place lui et ceux au nom desquels il parle – le commandant utilise un nous incluant ceux qui gouvernent et ceux qui ont pris les armes pour combattre la France coloniale- donc en bienfaiteurs. Ils affirment leur intention : « Nous qui avons justement pris les armes pour que nos enfants puissent vivre dans ce pays la tête haute ». Des intentions louables et irréprochables.
Enfin pour convaincre davantage les normaliens, le commandant finit par poser la question : « croyez-vous que nous puissions agir contre vous ? ». Devant l’étalage de ces intentions qui se sont confirmés dans les faits, car n’oublions pas que ceux qui gouvernent aujourd’hui sont ceux qui ont mené le peuple à la libération, les lycéens et le lecteur ne peut qu’adhérer à ces dires. Mais les autorités (à travers le commandant) affirment leur droit – sujet de droit- à partir d’une performance réalisée. Leur crédibilité est bâtie à partir d’un passé récent qu’elles ont pu transformer. Le peuple ainsi libéré du joug colonial doit croire ses libérateurs. Or le crédit que demande le commandant aux élèves, est un crédit sur des réalisations à venir « croyez-vous que nous puissions agir contre vous ? ». Ce qui ne peut être validé que par les faits.
Le commandant et les autorités partent de l’idée que le sens est figé une fois pour toute et qu’il ne peut pas évoluer dans le temps. C’est comme une entité lexicale qui a son sens inhérent à elle, qui l’accompagne à travers ses champs de manifestation et demeurer le même. Mais, les recherches modernes en science du langage et en sciences humaines nous apprennent que le sens est en constante construction/destruction et qu’il n’est jamais figé. Nous ne pouvons, dès lors, prétendre comme le fait le commandant que les futures performances des autorités seraient positives et profitables aux normaliens en particulier, et au peuple dans sa globalité en général, en se basant simplement sur le fait que leurs réalisations antérieures y étaient.
En deuxième lieux, la mise en échec du discours des autres, de ces politiciens aux intentions inavouables, révèle une intention totalitaire de la part des autorités. Ceux qui détiennent la vérité, ce sont ceux qui ont eu le dessus sur le colon, ceux dont les performances se sont réalisées.
Les autorités. Elles ont pu par un travail acharné déjouer toutes les tentatives de manipulation et asseoir ainsi leur hégémonie. En se posant comme seule détentrice de vérité, les autorités s’imposent dans l’espace algérien qu’elles modèlent. Et de ce fait, nous pouvons déduire les interactions possibles et les relations envisageables avec tous ceux qui pensent autrement qu’elles. Nous pouvons aussi concevoir la place de l’Autre dans cette atmosphère.
Dès lors, nous pouvons dire une fois de plus que l’espace algérien dépend de l’entité qui est au pouvoir, celle qui a l’exercice de la violence. Il était aux mains des Français avant l’indépendance. Ils l’avaient modelé et façonné. Ils l’avaient défini, différencié et délimité. Après l’indépendance, c’est au tour des chefs du moment de le remodeler et lui donner une nouvelle configuration. Les caractéristiques qui étaient exclues se trouvent amplement présentes. L’espace algérien est un espace totalisant qui n’accepte pas l’Altérité. C’est un espace qui englobe les micro-espaces et qui les réplique à son image.
Pourtant, ce qui motive chaque tension et toute aspiration au changement est sans doute un désir de visibilité, un désir de présence dans l’espace social. Ce que nos différents personnages essaient de faire, chacun selon ses compétences, c’est d’être visible aux yeux des autres. De dire que je suis là, il faut compter avec moi. Ce que fait chaque personnage en relation conflictuelle avec un autre est de tenter une visibilité aux yeux de l’autre.
Ce que fait Jaques, le militant qui remet un paquet de médicaments à Melle Swamm, ce jour-là à Tipaza est une tentative de rendre visible à ses yeux la souffrance des autres. Il y réussit. Ce qu’osèrent les élèves à travers leur manifestation est de rendre audible ce principe démocratique auquel ils adhérèrent auprès des autorités du pays. Ajoutant, en outre que l’acte de vandalisme qu’ils commirent ensemble n’est qu’un essai d’exprimer leur désaccord avec les pratiques du directeur, donc un acte de visibilité. Enfin, l’épisode du ramadan ne peut être qu’une confirmation de la réappropriation de l’espace social algérien par les pratiques culturelles traditionnelles.
Alors se pose le problème des interactions possibles entres les entités en présence. Peut-il y avoir de la coopération ou de la confrontation ? Nous l’avons vu, la coopération n’est présente que quand les différents partenaires sont d’accord sur la finalité des actions. Nous les retrouvons dans les actions que mènent les élèves dans l’école, la journée de volontariat, la manifestation. Melle Swamm coopère avec Jaques parce qu’elle ressent de l’empathie envers les personnes malades. Elle se joint symboliquement à leur douleur. Et plus tard, elle tombera amoureuse de cet homme aux yeux noirs. Les actions qu’ils réalisent ensemble ne remettent pas en cause l’espace de chacun d’eux. Certes, la fille appartient au monde des colons et le jeune homme à celui des colonisés. Leur coopération se porte sur des réalisations à long terme.
Les relations conflictuelles touchent la gestion immédiate de l’espace. Ainsi, l’incident au réfectoire touche l’espace scolaire, et la manifestation dans les rues de la ville remet en cause la façon dont sont menées les affaires de la cité.
Une paix à vivre, comme nous le montre Rachid Mimouni, est une page de l’histoire de l’Algérie naissante, juste à l’aube de son indépendance. Il nous présente un pays déchiré. Une paix difficile à vivre. Encore une fois, à travers cette œuvre, l’auteur scalpe la société et révèle au lecteur les contradictions, les contraintes du collectif sur l’individuel et les souffrances des personnages. Notre perspective de lecture s’est attelée à saisir l’espace et les valeurs en circulation. Cela n’épuise pas la richesse du texte. Mais c’est la tension entre présence et absence de ces valeurs qui nous a semblé en être l’élément le plus pertinent dans ce présent roman analysé.
Nous aborderons son troisième roman prochainement.
Said Oukaci
Doctorant en sémiotique