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Une plongée dans l’imaginaire algérien

Zoubida Berrahou

Zoubida Berrahou

Dans cet entretien, Zoubida Berrahou, autrice du roman L’invention d’un jeu d’échecs à Mascara, nous ouvre les portes d’un univers littéraire où s’entrelacent histoire, société et quête identitaire. À travers les voix de deux frères, Racim et Necib, elle tisse un récit vif et profond, porté par la ville de Mascara, la métaphore du jeu d’échecs et une approche subtile du féminisme.

Avec un style mêlant humour et gravité, elle interroge les dynamiques fraternelles, les figures historiques oubliées, et les contradictions d’une Algérie en transition. Cet échange révèle les intentions profondes de l’autrice, son attachement à sa ville d’adoption, et sa foi dans la jeunesse et l’imaginaire comme moteurs du renouveau.

Le Matin d’Algérie : Votre roman s’ouvre sur un échange entre deux frères aux visions opposées. Pourquoi avoir choisi ce duo, Racim et Necib, pour incarner cette réflexion sur l’histoire et la société algériennes ?

Zoubida Berrahou : D’abord, je n’ai pas eu à chercher bien loin : j’ai moi-même deux garçons qui avaient l’âge de Racim et Necib lors de l’écriture. Ensuite, donner la parole à deux jeunes garçons pour réfléchir sur la société me semblait pertinent, car leur éducation et leur imaginaire influencent fortement l’avenir. Enfin, les confronter en tant que frères, c’est symbolique : un clin d’œil à l’art du débat, à la dispute courtoise. Le débat d’idées est le moteur du progrès : pour réfuter l’autre, il faut puiser dans l’imaginaire, la logique, les faits… C’est une invitation à privilégier la raison.

Le Matin d’Algérie : Mascara, ville atypique, devient presque un personnage du roman. Qu’est-ce qui vous a inspirée dans cette ville ?

Zoubida Berrahou : J’ai longtemps médité sur ce qu’est la littérature. Il m’a fallu trente ans pour m’autoriser à en faire partie. J’ai compris qu’écrire sur sa ville, dans une perspective universelle, est un but noble. Tolstoï disait : « Si tu veux parler de l’universel, parle de ton village. » Mascara est ma ville d’adoption, mon unique repère géographique. Ce roman est une déclaration d’amour. Quand je regarde en arrière, je n’ai que de bons souvenirs ; quand je me projette, je ne m’imagine pas loin d’elle. J’ai voulu lui dire « je t’aime » à ma manière.

Le Matin d’Algérie : Le jeu d’échecs, à travers l’invention imaginaire de Racim, devient un prétexte pour revisiter l’histoire. Comment en êtes-vous venue à lier stratégie et mémoire collective ?

Zoubida Berrahou : Bien que je n’écrive que depuis trois ans, l’écriture a toujours fait partie de ma vie. Je suis enseignante en économie et management, et j’ai longtemps enseigné le management stratégique – domaine où la métaphore des échecs est omniprésente. Je suis aussi une joueuse d’échecs depuis l’enfance. L’écriture puise dans notre inconscient et nos apprentissages passifs. J’ai fait voyager mes personnages dans une autre manière de raconter l’histoire, à travers le prisme de la reine de l’échiquier, symbole puissant, entre pouvoir, mémoire et imaginaire collectif.

Le Matin d’Algérie : Vous convoquez des figures historiques méconnues, comme Lalahoum ou le royaume de Koukou. Quel message souhaitez-vous transmettre à travers ce kaléidoscope ?

Zoubida Berrahou : Racim, tel un archéologue, exhume un jeu d’échecs à Mascara et, avec lui, des figures proches ou éloignées de sa région. Le message est simple : il faut inclure toute l’histoire de l’Algérie dans notre imaginaire commun, sans chauvinisme ni repli régional. Quand l’imagination est forte, l’histoire peut devenir un levier de réconciliation, d’unité et de synergies.

Le Matin d’Algérie : La question du féminisme traverse subtilement le roman. Comment l’avez-vous intégrée dans l’univers de Racim et Necib ?

Zoubida Berrahou : Et si le féminisme – que je définis comme la place et la visibilité pacifiée des femmes dans l’espace public – était porté par deux jeunes garçons ? Dans le roman, c’est le cadet qui pose la question, et l’aîné qui y répond, en quelque sorte. Si, dès leur jeunesse, les garçons apprennent à penser cette question sans tomber dans le paternalisme, alors on aura fait un grand pas. L’éducation est essentielle. Cette thématique est la clé de voûte de la théorie que je propose.

Le Matin d’Algérie : La relation fraternelle entre confrontation et complicité donne un ton très vivant au récit. Est-ce aussi un reflet de la société algérienne ?

Zoubida Berrahou : Les divergences d’opinion naissent souvent dans le cercle familial. Elles enrichissent les échanges, à condition que ni l’uniformité ni la coercition ne s’imposent. C’est le miroir de toute société : ce qui compte, ce sont les sujets débattus et les arguments mobilisés. La complicité dans la confrontation n’est possible que si la raison l’emporte sur l’émotion.

Le Matin d’Algérie : Votre ton est souvent léger, humoristique, malgré la gravité de certains sujets. Est-ce une manière de toucher un public plus large ?

Zoubida Berrahou : C’est tout simplement mon style, ma marque de fabrique. Et je suis d’accord avec Richard Ford : mettre de l’humour dans des sujets graves est un des plus grands défis littéraires. Cela permet d’échapper au moralisme. Je n’écris pas pour faire la leçon, mais pour transmettre un idéal. Je cherche à éveiller un sentiment d’appartenance local et universel. Je veux toucher aussi bien les jeunes que les moins jeunes, avec une vision sérieuse de la vie… mais aussi pleine de rires, de sourires et de rêves.

Le Matin d’Algérie : Racim et Necib endossent des rôles d’historiens, de sociologues, de psychologues… Quelle place accordez-vous à ces regards pour comprendre le passé et le présent ?

Zoubida Berrahou : Ces regards sont indispensables. Ils permettent de prendre du recul, d’éviter les jugements hâtifs et les erreurs répétées. Les lunettes du présent ne suffisent pas pour lire le passé, et inversement. L’histoire, la sociologie, la psychologie sont autant de clés pour mieux comprendre et construire autrement.

Le Matin d’Algérie : Vous évoquez la modernité et les contradictions d’une Algérie en quête d’identité. Comment cela se traduit-il dans vos personnages ?

Zoubida Berrahou : Racim et Necib vivent à Mascara, une ville souvent réduite à des clichés. J’ai voulu montrer qu’en s’éloignant des identités trop figées ou régionalistes, les enfants peuvent s’ouvrir à une vision plus humaniste. L’imaginaire et l’humour sont des armes d’élévation. Racim le dit lui-même : « Sais-tu que Mascara peut prétendre à l’invention du jeu d’échecs, au même titre que les Perses, les Chinois ou les Arabes ? » J’ai mis la femme au centre de l’échiquier : soit elle existe, soit elle n’existe pas. C’est la théorie de Racim .

Le Matin d’Algérie : Le roman s’achève-t-il sur une note d’espoir, comme le suggère cette invention ?

Zoubida Berrahou : Absolument. Je suis une écrivaine du possible, sinon je n’écrirais pas. Le roman esquisse des pistes pour que l’Algérie avance, portée par une jeunesse créative, technophile, mais aussi capable d’inventer des récits, de réenchanter ses origines, de rêver autrement. Ces garçons voient déjà la possibilité de l’ailleurs, ici-même.

Le Matin d’Algérie : Enfin, si un lecteur devait retenir une seule chose de L’invention d’un jeu d’échecs à Mascara, laquelle serait-ce ?

Zoubida Berrahou : Une phrase, sans hésiter, tirée du roman :

« Heureusement que ses garçons ont hérité de cette idée du rêve, même si elle ne sait pas encore qu’ils sont en train de réinventer le monde, comme elle l’a si souvent fait, allègrement, sûrement, et tout bêtement. Ses petits princes ont grandi et ils sont en quête d’une princesse, non pas pour eux, mais pour leur ville, afin de gagner les faveurs d’un jeu d’échecs inventé à Mascara. »

Entretien réalisé par Djamal Guettala  

Zoubida Berrahou sera présente à Marseille, le jeudi 26 juin 2025 à 18h30, à la Librairie L’Île-aux-Mots pour une rencontre autour de son livre L’invention d’un jeu d’échecs à Mascara.
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