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Vers la création de «Comités populaires» à la Kadhafi  ?

TRIBUNE

Vers la création de «Comités populaires» à la Kadhafi  ?

Le peuple et l’administration de l’État se mobilisent, inégalement selon les régions, pour contrer l’expansion de cette pandémie du coronavirus. Si la majorité de la population applique les règles de confinement émises par les experts de la santé, il subsiste des irréductibles, comme dans beaucoup de pays, qui ne croient pas encore au danger qu’ils ne perçoivent qu’à la télé : déni de réalité car ne croyant pas à tout ce qui vient du système politique, ou volonté de suicide collectif ?

En tout cas, ce n’est la matraque des policiers qui changera les comportements mais l’information, encore l’information.

La dernière décision du premier ministre Abdelaziz Djerad d’appeler à l’auto-organisation de la population par la création partout des comités populaires, pour lutter efficacement contre cette pandémie, est une surprise pour un pouvoir habitué à tout régenter avec ses relais et ses ‘’organisations de masse’’.  

Instruction du 1er ministre (applicable au 31/03/2020) : « … pour chaque quartier, village ou regroupement d’habitations, il sera procédé à la désignation d’un responsable de comité choisi parmi les responsables d’associations ou des habitants de la localité jouissant du respect de la population, l’objectif étant de mettre en place un encadrement populaire assuré par les citoyens eux-mêmes ou leurs représentants… les comités installés auront pour mission essentielles de recenser les familles démunies et celles ayant besoin d’accompagnement en cette période de confinement, d’assister les pouvoirs publics dans la distribution des aides … et enfin d’informer les autorités locales des préoccupations et besoins des populations concernées… les activités de ces cellules devant s’effectuer en coordination avec les chefs de dairas ou les walis délégués, au moment ou un module  de suivi de cette opération doit être installé au niveau des cellules de wilaya dédiées… ».

Ainsi donc, le système politique actuel consentirait à coordonner ses actions avec la population ? Ce n’est malheureusement pas le cas, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Cette décision semble d’abord une façon de prendre le train en marche pour parasiter ou contrer les milliers d’initiatives populaires dans les villages de Kabylie particulièrement, qui s’auto-protégent dans le confinement (comités de veille) et en organisent, sans aucun relais avec l’administration, les moyens de survie par des achats collectifs et de solidarité afin de préserver au mieux les habitants et ainsi minimiser les mouvements. L’engagement en cours de certains acteurs économiques dans ces régions, en mettant à la disposition de la population leurs moyens et finances est à saluer.

L’analyse du projet du Premier ministre est plus que problématique. De la volonté de départ de maximiser l’effort pour l’aide aux familles dans le besoin, dans ces conditions de confinement, par l’émergence de comités populaires autonomes et crédibles, interlocuteurs de l’administration, on aboutit à la constitution de cellules de représentants désignés qui sont chargés « ..d’informer les autorités locales des préoccupations et besoins des populations concernées… ». 

On replonge dans les années noires des organisations de masse.

Même le vocabulaire employé est révélateur, sans nuance, de cette esprit de contrôle permanent de la population : du ‘’comité choisi par la population’’, on avance vers ‘’les cellules’’ (du parti?), puis on  plonge dans le ‘’module de suivi’’. Cherchez l’erreur. On croit revenir dans les temps du bolchevisme !

Sans faire de procès d’intention à l’homme qui nous sert de premier ministre dans cette période sensible, les artisans et rédacteurs de cette initiative ont probablement une autre idée derrière la tête en profitant de cette situation de pandémie : impulser la constitution d’un mouvement de mobilisation à la base, par ‘’ces relais crédibles désignés’’, pour casser le mouvement Hirak et constituer demain un parti présidentiel pour la régénération du système.

Si tel était le cas, c’est une initiative mort-née. Il y a de l’indécence à utiliser la peur réelle induite par cette pandémie et d’instrumentaliser l’arme alimentaire pour s’assurer l’adhésion de la population. Depuis plus d’un an le Hirak prouve que les Algériens ne sont pas que des intestins.

Un regard vers les expériences passées est nécessaire pour tirer quelque leçon.

Il n’y a pas très longtemps, dans la nuit coloniale, cette arme alimentaire a été utilisée par l’administration durant la guerre mondiale entre 1939 et 1945, lors du rationnement de la population. Tous les commerçants qui ont été délégués par l’administrateur et les caïds pour distribuer les vivres, et qui se sont scandaleusement enrichis et ont affamé la population, ont été boycottés définitivement par la population dès la fin de la guerre mondiale et l’abandon du rationnement. C’était leur mort sociale. Beaucoup ont fermé boutique et changé de région.

Une autre leçon de l’histoire, plus proche de nous, est la création du parti RND (Rassemblement National Démocratique) en 1997, dans le but de faire illusion : changer de sigle sans changer de système politique.  Le système avait poussé le cynisme jusqu’à installer ce RND (« parti né avec des moustaches », selon l’expression populaire) comme parti majoritaire lors des élections législatives de 1997 : RND 36,66 %, FLN 14,27 %, …). Que reste-t-il aujourd’hui du ‘’RND parti majoritaire’’ ?

Plus proche encore est l’échec partiel de la révolte de 2001 (printemps noir) qui a vu l’assassinat de 127 jeunes particulièrement et des milliers de blessés en Kabylie, causés par la gendarmerie nationale. L’une des causes principales était la compromission des délégués populaires des régions (laârac / aâruc). Aujourd’hui l’Algérie a perdu 20 ans d’une vie démocratique revendiquée alors par le peuple ; elle en est aujourd’hui guérie du traumatisme de la manipulation et de la trahison. C’est ce qui explique, de notre point de vue, la vivacité du Hirak et le refus de déléguer des représentants, en leur offrant un chèque en blanc pour plastronner devant les caméras des chaînes de TV Taïwan ; ils seront inévitablement entre les mains des experts en corruption.  Aujourd’hui le pays devra gagner collectivement car il n’y a pas d’autre issue. 

Cette appréhension devant l’initiative du premier ministre est légitime. Il est immorale de profiter de cette situation de pandémie où la population lutte comme elle peut pour la survie du pays, pour commencer dès à présent à organiser les conditions d’un embrigadement de la population, au moyen de l’arme alimentaire et la fabrication de relais corruptibles à instrumentaliser le moment venu. Les résultats sont connus d’avance.

Pourtant, le temps n’est pas aux combines et à la création de ‘’cellules’’ pour un usage ultérieur de politique politicienne. Il y a une seule chose à faire au plus tôt, c’est d’ouvrir les portes des cellules des prisons pour faire sortir les centaines de prisonniers politiques issus du Hirak afin de contribuer à l’effort national.

L’écroulement en quelques jours du système politique libyen construit pendant 42 ans par Mouammar Kadhafi, avec ses ‘’comités populaires’’ à son service et qui avaient semé la terreur en Libye, devrait faire réfléchir plus d’un.

Le temps des manipulations est révolu. 

A.U.L.

Notes :

(1) Témoignage d’un ancien étudiant dans les années 1970 : « j’étais étudiant dans une université de province en France. Il y avait à ce moment-là une vingtaine d’étudiants libyens dans cette université. Il y avait parmi eux un qui était particulièrement remarquable qui roulait avec une voiture Mercedes haut de gamme toute neuve que ne possédait aucun des professeurs de l’université française. C’était le responsable du « comité populaire » de Gaddafi. Il était là chargé de la surveillance de ces étudiants ; il transmettait quotidiennement à l’ambassade de la ‘’jamahiriya libyenne’’ tous les faits et gestes de ces étudiants ».

 

Auteur
Aumer U Lamara, physicien, écrivain 

 




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