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Victor Barrucand, l’activiste venu en Algérie pour contrer les antisémites, défendre le droit des musulmans

Né à Poitier (Vienne, France) le 07 octobre 1864, Victor Barrucand usera ses fonds de culotte au 27 rue des Cordeliers, adresse d’une boutique de chaussures proche de la rue Gambetta mais dont il n’assumera pas la reprise puisque le décès du père l’incitera à quitter en 1879 le quartier commerçant pour aller étudier l’harmonie et l’orchestration à Paris où les cours rythmés du Conservatoire de musique seront remplacés la nuit par la bohème mouvementée des cafés.

Embarqué dans les tourbillons de la capitale, le jeune homme voudra d’abord se faire connaître comme poète. L’essai Rythmes et rimes (1886) et quatre recueils mensuels intitulés Le Poème (1889) lui ouvriront les portes des cénacles littéraires. Dès lors, il sera reçu chez Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès et Théodore de Banville, lequel lui présentera le peintre Georges Rochegrosse. Familier de Léon Willette et de Puvis de Chavannes, le contemplatif de l’heure fréquentera également Henri Cros, le sculpteur à l’origine de la technique de la pâte de verre (il lui accordera une importante étude au sein de la revue L’Art dans les Deux Mondes).

L’écrivain boulimique se consacrera également à la rédaction de livres d’histoire et de philosophie, d’œuvres dramatiques ou romanesques. Ses affinités avec Félix Fénéon (l’éditorialiste, critique d’art et futur négociateur de la galerie parisienne « Bernheim ») seront déterminantes dans son engagement artistique et anarchiste. Embrassant pendant les années 1890 les idéaux libertaires, il collaborera dès lors aux revues parisiennes Temps nouveaux, l’En-Dehors (de Zi d’Axa) ou La Sociale.

Tout en luttant contre les misères de la société, le désormais polémiste participera en 1993 aux conférences du groupe de « L’İdée Nouvelle », adhérera à la ligne éditoriale du journal Les Temps nouveaux de Jean Grave et se retrouvera mêlé au procès de Joseph Félix Émile Henry (anarchiste marqué par les récits sur la Commune de Paris et mort guillotiné le 21 mai 1894). Deux années après, il s’essayera au théâtre en adaptant la pièce Chariot de terre cuite (drame hindou), lancera, en compagnie du prince russe Kropotkine, du musicien Tortelier et journaliste Émile Pouget (connu sous son nom journalistique de « Père Peinard ») une campagne nationale en faveur d’un pain gratuit à offrir à tous les ouvriers (l’idée sera reprise en 1906 par le syndicaliste Charles Dhooghe).

Défenseur de plusieurs causes, il se déclarera en 1897 socialiste fédéraliste, se présentera vingt-quatre mois plus tard au Congrès des organisations socialistes françaises (groupement dissident du Parti ouvrier français d’inspiration marxiste) réunies à la salle parisienne « Japy » puis sous l’étiquette « socialiste indépendant », cette fois aux élections législatives d’Aix-en-Provence.

Chargé, par la Ligue des Droits de l’Homme (fondée à Paris en février 1898), de suivre de près la campagne de délation lancée à l’encontre du capitaine Dreyfus, il assistera au second procès de Rennes et deviendra à la suite l’éditorialiste des Nouvelles de Rennes. Placé aux premières loges de l’arène politique, Barrucand sera nommé en décembre 1899 délégué de la Fédération autonome du département des Bouches-du-Rhône, représentera à ce titre les groupes socialistes « L’Espoir social de la Valentine » et celui de Marseille dénommé « Saint- Marcel ». Également pilier du magazine d’avant-garde La Revue blanche, le journaliste y publiera des articles littéraires aux côtés de Félix Fénéon.

Les nombreux textes de l’agitateur tous azimuts furent illustrés par les peintres Félix Vallotton, Léon Pourtau, Édouard Vuillard, Théophile Alexandre Steinlen ou Henri de Toulouse-Lautrec. Si Pierre Bonnard lui offrira plus tard sept dessins à l’occasion de la sortie de son recueil de poésies D’un Pays plus beau, l’univers parisien des Lettres ne semblait déjà plus convenir à cet agitateur en quête d’ailleurs. İl abandonnera finalement les lauriers et gratifications que lui offrait la Ville des lumières, d’abord pour le Maroc puis l’Algérie. La Ligue des Droits de l’Homme l’y dépêchait en 1900, toujours dans le souci de contrecarrer l’antisémitisme ou combattre les campagnes antijuives qui imprégnaient les localités de la rive méditerranéenne. Selon son fils Pierre-Ali (né à Alger en 1922), le Poitevin aurait été contacté par Georges Clemenceau, président du Conseil mais aussi redoutable commentateur du journal L’Aurore connu pour avoir placardé à la « Une » le J’accuse d’Émile Zola. Le politicien bataillait contre l’injuste condamnation de Dreyfus, tentait de contrer la campagne séparatiste et antisémite que menaient à Alger Maximiliano Régis Milano, Max Régis et Édouard Drumont. Les soubresauts idéologiques du moment inciteront Barrucand à s’installer à Alger afin, indiquera ensuite sa femme Lucienne, « d’y soutenir l’action culturelle de la France et d’y défendre les İndigènes soumis à de très rigoureuses lois d’exception » (1).

À l’époque, la forte audience de la presse anarchiste étalait les scandales de l’affairisme colonial (attribution de grands domaines agricoles ou des meilleures terres à quelques privilégiés prêts à verser des dessous de table et à s’accaparer plus bien et de fonciers), l’horreur des bagnes militaires, la fameuse controverse autour du soulèvement dit « Margueritte » (2) et l’instauration des tribunaux répressifs (3) révélant la montée grandissante d’une haine anti-arabe. Les polémiques passionnelles se déversaient au sein de quotidiens dont les directeurs zélés ou opportunistes changeaient parfois de cap au gré des fluctuations électorales.

Ce fut le cas du sénateur Paul Gérente, patron du périodique Les Nouvelles que Barrucand finira par lâcher après deux années de loyaux services. Aussi, rachète-t-il le 30 novembre 1902 L’Akhbar, le plus vieux titre privé de la Colonie (4). Soutenant les « İndigènes » d’Afrique du Nord, le premier hebdomadaire bilingue d’union franco-arabe imposera une distribution gratuite (grâce à l’aide financière des notables européens et musulmans) et une approche humaniste axée sur des rapports de conciliation. Persuadé d’affinités communes entre les deux entités ethniques de la population, son récent et virevoltant acquéreur entendait démontrer aux républicains de la métropole qu’il existait en Algérie une autre manière d’appréhender les réalités, qu’il fallait savoir modérer les excès de la colonisation. Les « İndigènes » éduqués commenteront les articles dans les lieux publics, les propageront oralement au-delà du cercle algérois, un élargissement informatif pas forcément du goût d’une administration coloniale le considérant de nature anti-européenne, fauteur de troubles et à l’origine d’un schisme entre des cultivateurs colons et des Arabes appréhendés comme des semeurs d’insécurités. Elle s’emploiera, avec un nombre conséquent de détracteurs, à dénaturer l’action d’un investisseur (saisie du journal suivie du noyautage d’une Ligue des droits de l’Homme empêchée d’y ingurgiter des fonds, de lettres anonymes ou d’attaques personnelles) enclin à neutraliser les visées nocives des antijuifs. L’ensemble de la presse algérienne se liguera contre ce marginal fonctionnant hors des sentiers battus et des conventions corporatistes, diffusera à grande échelle une propagande le qualifiant d’ « imprudent trafiquant». Suivra la désaffection croissante d’un lectorat se plaignant du prix élevé de L’Akhbar, journal soupçonné d’être écrit par des İsraélites alors que, de tendance indigénophile, il oscillera entre une conception assimilationniste et une vision orientalisante d’acceptation de l’İslam que partageait le général Maréchal de France Huber Lyautey, politico-militaire basé à Aïn Sefra.

C’est d’ailleurs dans cette ville bâtie au sud d’Oran qu’il récupérera les carnets et feuillets que l’intrépide İsabelle Eberhardt perdra à la suite d’une noyade advenue en 1904 (lors du débordement des eaux boueuses de l’oued) puis adressera à son complice Barrucand (ils partagèrent ensemble une longue correspondance épistolaire étendue sur plus de trente ans) les documents sauvés de la crue ou inondation. Premier réel soutien de la jeune baroudeuse, l’instigateur multi carte lui ouvrira dès 1901 les colonnes des Nouvelles puis celles (en 1903) de L’Akhbar. Tout en se déclarant épris des récits sur l’İslam du Sud oranais, et disposé à œuvrer en faveur d’un « colonialisme à visage humain », donc de musulmans privés de droits politiques, ce révélateur de talents fit apprécier à ses lecteurs les reportages de l’indépendante réfractaire.

Assistant moral et matériel de cette dernière, le mécène et proche conseiller Barrucand l’engagera en tant que reporter, l’encouragera à écrire et l’épaulera sans cesse, surtout lorsqu’elle sera mise en cause pendant 1′ « Affaire de Ténès » (5). Mais la polémique la plus acerbe viendra du libraire algérois René-Louis Doyon. Contredisant la version liminaire assertant (dans le L’Akhbar du 28 mai 1905) que le ramassis de papiers sauvé des eaux « ne contenait aucune page intacte ou achevée», ce « Mandarin » (son surnom) condamnera les ajouts et corrections accomplis au sein des opus Dans l’Ombre chaude de l’İslam (1906), Notes de route (1908), Pages d’İslam (1920) et Trimardeur (1922), quatre volumes édités à Paris chez Eugène Fasquelle.

Réunissant l’essentiel des écrits presque inédits d’İsabelle Eberhardt, ils participeront à sa gloire posthume même si la toute première parution fut l’objet des sarcasmes de Robert Randau. Ciblant l’incriminé, l’administrateur et écrivain regrettera qu’il crut « (…) de son devoir, pour rendre les écrits de son amie sympathiques aux lettrés, de les pomponner, de les farder, de les parfumer, de les calamistrer » (6). Ernest Mallebay, le responsable des Annales Africaines lui imputera une dommageable spoliation littéraire et arguera que «Ce dindon du journalisme continuait à arborer fièrement la queue constellée du paon royal et l’aigrette de l’oiseau du paradis, sans consentir à avouer que pas une plume n’était à lui (…)» (7).

S’appropriant presque la paternité du manuscrit, le potentiel ou supposé falsificateur triturera certains passages de manière à les rendre plus prudes, sans doute à cause des travers d’une audacieuse libertine dorénavant métamorphosée en être idéal, en «(…) sainte du désert, nimbée de mysticisme », en un personnage culte et vénéré que Maxime Noiré, « le peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs » (8) côtoiera dans le Sud-Oranais. Victor Barrucand voyait quant à lui dans cet individu à la « (…) barbe de fleuve et (au) faux air de Rodin(…), le chant de flûte des Hauts-Plateaux, la caresse jasminée du littoral (…), le père audacieux de la peinture nord africaine, celui qui marque une date, un départ et une arrivée» (9).

Le nouveau directeur du tabloïd L’Akhbar se faisait aussi le chroniqueur des manifestations culturelles et artistiques. Relais assidu de celles-ci, il rendra compte des salons et expositions, reproduira les discours et annoncera les concours, saura comment faire estimer des activités littéraires et penchants poétiques ou une affection prononcée pour L’Algérie et les peintres orientalistes. La lecture de ses deux tomes nous apprend qu’Arsène Alexandre se prononçait en 1907 « (…) en faveur de la fondation d’une nouvelle « Villa Médicis » à Alger. İl en désignait même l’emplacement que nous avions repéré au cours d’une promenade que nous fîmes ensemble avec Maxime Noiré et Henri Mahaut ». Soumise ensuite au Gouverneur de l’Algérie, Charles Jonnart, la localisation de la Villa Abd-el-Tif impliquera davantage le rapporteur des « Réflexions sur les Arts et les İndustries d’art en Algérie ».

Le rédacteur en chef de L’Akhbar rassemblera les quatre articles (sortis entre novembre à décembre 1906) en édition spéciale. En retour, le futur critique d’art au Figaro lui enverra le 11 juin 1920 de bienveillantes salutations et lui rappellera à cette occasion que « La vie m’a maintenant orienté bien loin de l’Algérie, et je n’ai plus l’âge de refaire des projets de ce côté, mais j’ai conservé un beau quoique trop bref souvenir de ma promenade et de nos relations » (10).

Attentif à l’éveil d’un mouvement pictural propre à l’Algérie et affectueusement proche des peintres Marius de Buzon, Maurice Bouviolle, Armand Assus, Louis Antoni, André Suréda ou Charles Brouty, l’auteur de Avec le Feu (11) entretiendra des connivences plus fraternelles avec Ketty Carré (auprès duquel il demandera une couverture pour L’Algérie et les peintres orientalistes) et Léon Carré, avouant respectivement à leur sujet que les gouaches du premier « (…) sont ce que l’Afrique du Nord a produit de plus oriental (…). Ses œuvres des poèmes pensés, médités, expressifs et naïfs comme des sourires » et que le second « s’est appliqué à sertir le joyau, à aimer la terre que nous foulons, à jeter sur les choses un regard franciscain, à considérer la fleure en elle-même et l’arbre en son essence.» (12).

Prorogeant une accointance presque fusionnelle avec Étienne Dinet (qui partageait son désir de rapprochement franco-arabe), l’archiviste signalera toutes ses créations. Après sa mort, il verra encore en lui « (…) l’exemple le plus probant de la sympathie française pour l’İslam. Son enthousiaste attachement à la terre d’Afrique resserre les liens qui unissaient son pays de naissance et son lieu d’élection morale » (13).

L’analyste de la scène artistique retrouvera à Alger Georges Rochegrosse, une ancienne connaissance parisienne. İnstallé, depuis 1900, chaque hiver à El-Biar, le peintre offrira (comme Dinet et Noiré) des reproductions de tableaux servant à agrémenter en 1914 les Notes de route d’İsabelle Eberhardt. Barrucand, qui publiera ces nouvelles, commandera (juste avant la guerre 14-18) à Léon Carré vingt illustrations pour le Chariot de Terre cuite

(14). À partir des années vingt, il tiendra la chronique littéraire, musicale et artistique du journal La Dépêche algérienne. Son directeur, Lucien Perrier, approuvait le style de rubriques connues « (…) même de l’autre côté de la Méditerranée » car lues « (…) par l’élite algérienne et métropolitaine » (15).

Pas en reste, sa femme Lucienne contribuera aux articles de La Défense, se réclamera de l’orientalisme en littérature et en peinture tandis que la demi-sœur Odette fera de sa librairie le siège d’une école orientaliste de laquelle se rapprochera Mohamed Racim ou le journaliste André Servier (16). Ainsi assisté, le mari et frère avait son bureau rue du Rempart, entre la Casbah et la mer, dans ce quartier cosmopolite de La Marine où se retrouvaient au restaurant écrivains, peintres, musiciens, journalistes, élus et politiciens de toutes les générations. Auréolé « (…) de la plus enviable réputation », le protecteur dévoué des arts, l’admirateur et camarade de peintres reconnus, le judicieux découvreur respecté pour ses qualités de mémorialiste fut donc aussi, de l’avis du médecin et futur maire d’Octon, Paul Vigné, ce « pilleur d’épaves » accusé en novembre 1923 « d’anarchiste repenti, devenu journaliste bourgeois à la solde de la Défense algérienne, organe de la ploutocratie nord- africaine ». Celui qui décrochera en 1919 quelques conquêtes politiques favorables aux « combattants indigènes » survivants de la guerre 14-18 paraissait à ses yeux plus affilié au réformisme aristocratique ou du parlementarisme politique que des aspirations réellement révolutionnaires. Collaborateur d’un canard de droite opposé à L’Écho d’Alger (quotidien républicain réputé plus à gauche), il se fera élire au conseil municipal avec l’aide des « élus musulmans » et des bourgeois assimilationnistes.

En 1927, l’ex « Missionnaire laïque » rempli d’intentions généreuses et utopiques finissait La guerre du Rif, un décryptage très conciliant avec les razzias de la conquête coloniale. Gardant en point de mire les intérêts de la France, il voudra coûte que coûte préserver l’image d’une estimable et recommandable Algérie mais hypothèquera l’initiale grandeur d’âme en épousant les courtes vues d’érudits bourgeois éloignés des véritables enjeux. Survenue à El Biar le 13 mars 1934, sa mort devancera de quelques semaines la disparition définitive du vertueux L’Akhbar.

Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’Art et de la Culture

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