Dimanche 2 août 2020
Victor Hugo et la colonisation de l’Algérie, de Gilles Manceron
Sous la monarchie de Juillet, les dénonciations [en France] de la conquête de l’Algérie apparaissent assez isolées.
On trouve parfois une certaine réprobation de la violence coloniale chez les responsables de l’opposition démocrate, mais la plupart d’entre eux se rallient tacitement ou explicitement au projet colonial, à commencer par celui de colonisation de l’Algérie.
L’inconséquence de Victor Hugo
L’attitude d’un grand esprit comme Victor Hugo, défenseur du droit et des miséreux, est révélatrice de cette attitude. Né en 1802, il est contemporain des premières guerres d’Algérie et, dans les dernières années de sa vie, il voit se former sous ses yeux le projet d’empire colonial républicain. Pourtant, il ne consacre spécifiquement aucune œuvre ni aucun article à la colonisation. […]
Sous la monarchie de Juillet, […] les quelques lignes qu’il laisse dans ses carnets, à la fin des années 1830, le font apparaître comme un ferme partisan de la colonisation de l’ancienne Régence d’Alger : « Algérie. La colonisation militaire doit couvrir et envelopper la colonisation civile comme la muraille couvre et enveloppe la cité. La colonisation militaire, c’est une muraille vivante. Quel meilleur obstacle continu qu’un camp français ? Mettez le soldat en avant du colon comme vous mettez un fer au bout d’une lance. » [1]
Dans les années 1840, on sait qu’il rencontre à deux reprises Bugeaud : une première fois en janvier 1841, à la veille du départ de celui-ci pour Alger où Louis-Philippe vient de le nommer gouverneur ; et une seconde en 1846, Hugo étant devenu pair de France et Bugeaud venant le trouver pour qu’il soutienne ses propositions pour la colonisation de l’Algérie et les demandes budgétaires qui en découlent. Hugo n’en parle pas lui-même, mais sa femme Adèle a laissé des notes qui relatent leurs conversations.
En 1841, elle révèle un désaccord entre Bugeaud et Hugo. Non pas que le général ait pu se montrer réservé envers la colonisation : probablement la divergence tenait-elle à ce qu’il soutenait l’idée de colonies militaires et Hugo celle de l’émigration de civils. Bugeaud venait de dire à la Chambre :
« J’ai toujours considéré l’Algérie comme le plus funeste des présents que la Restauration ait faits à la révolution de Juillet, mais puisque mon pays y est, je désire qu’on ne se débatte pas dans une impuissance douteuse. […] Il faut coloniser parce que vous ne pouvez […] retirer la plus grande partie de cette armée qu’en établissant une population fortement et militairement constituée. » [2]
Toujours est-il que Hugo plaide nettement en faveur de la colonisation : « Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomp1it, je ne chante qu’Hosanna. Vous pensez autrement que moi c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur. » [3]
De la seconde rencontre, en 1846, Adèle écrira, vingt ans après celle-ci : « Bugeaud […] vint trouver Victor Hugo alors pair de France, pour le prier de parler dans la question du budget. Bugeaud dit qu’après expérience, il avait acquis la conviction que l’annexion de l’Algérie à la France avait d’excellents côtés, qu’il avait trouvé un système de colonisation applicable, qu’il peuplerait la Mitidja, grand plateau au milieu de l’Afrique, de colons civils, qu’à côté il élèverait une colonie de troupe. Il prit pour comparaison une lance : le manche serait le civil, la flèche serait la troupe ; de façon que les deux colonies se touchassent sans se mêler. » [4] Adèle, qui attribue à Bugeaud la formule que Hugo avait lui-même notée dans ses carnets, une dizaine d’années avant cette rencontre, témoigne de l’unité de vues qui régnait, à ce moment, entre les deux hommes.
Quelques années après, Hugo paraît moins catégorique. Apprenant la nouvelle de la reddition d’Abd-el-Kader en décembre 1847, il semble satisfait, mais désapprouve la décision de Louis-Philippe de l’emprisonner en France alors que la liberté lui avait été promise : « Si la parole de la France est violée, ceci est grave. » [5] Et dans son discours d’ouverture du Congrès de la Paix qu’il préside à Paris en août 1849 – un discours tout entier dirigé vers la lutte pour la paix et contre la misère -, c’est une émigration pacifique européenne dans les autres parties du monde, et non la colonisation par la force, qu’il préconise (sans pour autant, il est vrai, faire de distinction claire entre l’une et l’autre, dans un moment où le discours colonial cultive abondamment l’ambiguïté). Il plaide ainsi pour que les cent vingt-huit milliards des budgets européens pour la guerre soient dépensés pour la paix : « Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l’univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! […] L’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme. » [6] Ce qui reprend l’opposition manichéenne entre civilisation et barbarie qui est au cœur du discours colonial.
C’est plus tard, quand il est contraint à l’exil par le coup d’État de Napoléon III de décembre 1851, et qu’il rencontre à Jersey un ancien officier de l’armée d’Afrique devenu exilé républicain, qu’il laisse, dans Choses vues, une courte note qui le montre informé et indigné de la barbarie de l’armée en Algérie : « L’armée faite féroce par l’Algérie. Le général Le Flô me disait hier soir, le 16 octobre 1852 : « Dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreilles aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux. Quand un Arabe était pris, tous les soldats devant lesquels il passait pour aller au supplice lui criaient en riant : cortar cabeza !. Le frère du général Marolles, officier de cavalerie, reçut un enfant sur la pointe de son sabre, Il en a du moins la réputation dans l’armée, et s’en est mal justifié. » Atrocités du général Négrier. Colonel Pélissier : les Arabes fumés vifs. » [7]. Mais cette réflexion ne semble écrite que pour lui-même, comme si, lui si prompt à combattre l’injustice, il ne voyait dans ces épisodes scandaleux nulle matière à hurler fortement au scandale…
De même, un peu plus tard, autour de 1861 : « Tlemcen, Mascara. Pélissier, etc. Négrier, etc. L’armée d’Afrique devient tigre. » Allusions à des faits qu’il connaissait donc : massacre de femmes et d’enfants de l’oasis de Zaatcha ; bastonnade des contribuables de Tlemcen par Yussuf pour percevoir l’impôt ; incendie de Mascara par Clauzel ; enfumades de civils aux gorges du Dahra par le colonel Pélissier ; et violence sanguinaire déployée par le général Négrier lorsqu’il commandait la province de Constantine, qui, bien qu’il soit défendu par Bugeaud, a provoqué son rappel en 1842 par le maréchal Soult, président du Conseil et ministre de la Guerre.
En 1862, dans le chapitre des Misérables où il dresse le bilan du règne de Louis-Philippe, il revient sur sa parole trahie à Abd-el-Kader et, dans sa liste de « ce qui accuse » le souverain, ajoute la violence de la conquête de ce pays : « L’Algérie trop durement conquise et, comme l’Inde par les Anglais, avec plus de barbarie que de civilisation, le manque de foi à Abd-el-Kader. » C’est de cette époque que datent ses propos contre les expéditions au Mexique et en Chine.
Mais la condamnation reste discrète. Et la République restaurée, Hugo ne dénonce, ensuite, ni la poursuite de la colonisation de l’Algérie, ni l’intervention française en Tunisie en 1881. Au contraire, à la fin de sa vie, il prononce, lors d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage, le 18 mai 1879, en compagnie de Schoelcher, un « discours sur l’ Afrique » où il exalte sans détour la colonisation par les puissances européennes.
« L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire, qui date de son commencement dans la mémoire humaine ; l’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe […]. Les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique ; la France la tient par l’ouest et par le nord, l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal. […] Au XIXème siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au XXème siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. » [8].
Oubliant ce qu’il sait fort bien de la violence de la conquête, il entretient le mythe de la colonisation pacifique : « Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? à personne. Prenez cette terre à Dieu. […] Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. ». [9]
Conscient, comme Tocqueville, de la barbarie de la conquête, pas davantage que lui il n’en tire les conséquences. Son reproche à Louis-Philippe d’avoir trahi sa parole à Abd-el-Kader, il ne l’étend pas, comme il aurait été logique de le faire, à la IIème République qui l’a gardé prisonnier. Seul le risque de voir l’armée d’Afrique ramener en France ses pratiques de violence exacerbée l’aura finalement inquiété.
Dans Napoléon-le-Petit, il décrit ainsi l’armée tirant sur les hommes et les femmes : « Un chef de bataillon vociférait : « Entrez dans les maisons et tuez tout ! » On entendait des sergents dire : « Tapez sur les bédouins, ferme sur les bédouins ! » [10]. »
Ce n’est guère qu’en prêtant attention au récit qu’il fait, dans Choses vues, d’un de ses rêves, où Paris, à la veille d’une répression militaire, prend l’aspect d’une ville d’Orient [11], que l’on peut imaginer que la réalité monstrueuse de la colonisation, comparable à la terreur militaire qui s’abat sur le peuple de Paris au lendemain de ses révoltes, vient hanter Hugo.
Mais seules les violences parisiennes sont dénoncées. Dans son discours de 1879, il oublie tout ce qu’il sait des enfumades ordonnées par Bugeaud comme du passé de Carthage et de l’Égypte, pour céder aux mensonges coloniaux sur la colonisation pacifique et sur la terra nullius que constituerait l’Afrique. En face du fait colonial, son universalisme est pris en défaut.
Le texte ci-dessus est extrait de Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France de Gilles Manceron, éd. La Découverte, Paris, 2003.
[1] Océan, note datée par René Joumet des années 1835-1840 (Victor Hugo, œuvres complètes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1985, vol. Océan).
[2] Chambre des députés, 15 janvier 1840, Archives parlementaires.
[3] Note d’Adèle Hugo écrite alors qu’elle songe à donner une suite à Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, qu’elle a fait paraître en 1863, in Victor Hugo, Œuvres complètes (sous la direction de Jean MASSIN), Club français du livre, Paris, 1967-1970, tome VI.
[4] Ibid.
[5] Victor Hugo, Choses vues, Œuvres complètes, Robert Laffont, op. cit., Histoire, p. 662.
[6] Discours d’ouverture du Congrès de la Paix, 21 août 1849 (Actes et paroles, in Victor Hugo, Œuvres complètes, Robert Laffont, op. cit., vol. Politique).
[7] Victor Hugo, Choses vues, op. cit., vol. Histoire.
[8] Victor Hugo, « Discours sur l’Afrique », op. cit., vol. Politique
[9] Ibid.
[10] Victor Hugo, Napoléon-le-Petit, op. cit., III, 6, Histoire.
[11] Victor Hugo, Choses vues, op. cit., vol. Histoire.