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Voyage d’un agronome dans les steppes d’Algérie

Bédouins algériens 

La sédentarisation des plus riches se fait en ville. Les plus faibles nomadisent localement à l’ombre des « zones d’ombre ». 

Ni bédouins ni paysans

A défaut de nomadiser réellement comme du temps des caravanes, les petits éleveurs de moutons tournent en rond dans un monde minéralisé à force d’être pâturé, vestige d’un écosystème passé. Ni bédouins ni paysans, ils continuent néanmoins à occuper les zones marginalisées. Les enfants sont bien habillés, l’école est ouverte mais le dispensaire est fermé.

Les maisons en parpaings et piliers en béton encore apparent ont remplacé « la kheima » et les masures en pierre et en torchis. Une vache traverse l’espace poussiéreux qui sert de route, au loin un petit troupeau de moutons sur un espace caillouteux, quelques chèvres et une camionnette remplie de balle de paille.

La demande de l’orge est un leitmotiv, une litanie. A croire que les moutons sont devenus des poules. Pour se convaincre du contraire, le gouvernement est parti leur palper les oreilles, les a troués, leur a flanqués une étiquette, les a comptés, mais l’orge tarde à venir. Peut-être qu’il a raison, les moutons ne sont pas des poules.

Pour l’étiquette, si on l’estime à 1 DA chacune, c’est 29 millions de DA si on se base sur le cheptel officiellement déclaré par ceux qui sont en charge de le gérer. C’est chèrement payé pour palier à une statistique archaïque  sans compter le salaire de celui qui la pose et le carburant pour se rendre sur les lieux. Et à la subvention de l’orge se rajoute le fardeau de l’étiquette, diadème d’un échec avoué qui ne fait pas la différence entre 19 millions et 29 millions de moutons. Ce monde-là est celui « des zones d’ombre » qui grâce à l’étiquette s’éclaircie quelque peu.

La « débédouinisation » et l’émergence de la cité

Le transfert de la rente de l’élevage vers le commerce et l’immobilier des villes, et son corollaire la désertification, crée la bourgeoisie commerciale « citadino-steppique », le tout baigné dans la « zerda » permanente apprêtée à la sauce « pétrolienne ».

On abandonne le nomadisme comme mode de vie mais on le maintien comme technique d’exploitation des pâturages gratuits. Le camion remplace le dromadaire aidé par un statut de terres hybride entre un arch « mental » et une propriété du domaine de l’état « symbolique ».

Avec la sédentarisation, s’opère aussi une mutation de l’élevage vers l’agriculture sans que le premier disparaissent ni que la seconde s’implante durablement, aridité oblige.

Sociologiquement et économiquement mutée la « assabiyya[1] » tribale survit. Politique à l’intérieur d’une politique, l’une se sustentant de l’autre à tour de rôle. Élément constitutif de la « assabiyya », la zaouïa tient toujours en bride ses affidés.

Caisse de résonance de la politique ambiante, elle sait faire aussi sa politique. Mais celle-ci n’est plus celle des chefs suprêmes de la tribu ni celle des « chioukhs el ferqa » mais celle de la bourgeoisie commerciale et immobilière de la ville qui rêve de rejoindre, par force courbettes et intrigues, la puissante tribu de la bourgeoisie compradore.

L’orge et le mouton

La sécheresse gronde, les gros ne s’expriment pas, ils guettent. C’est les petits qui crient famine. Les journalistes s’indignent et le gouvernement s’attendrit. On ne sait pas s’il s’attendrit sur le sort de ces braves gens ou sur le sien qui se joue à l’aulne du prix de la viande sur le marché. Qu’importe, il met la main à la poche ou dans celle du contribuable.

C’est sans importance, la rente est au-dessus de tous. L’orge importée fuse et la distribution s’organise. Ceux qui étaient les premiers deviennent les derniers. Les gros sont servis. Les camions s’ébranlent, les moutons broutent et la steppe se meurt. Comme le tuyau qui amène le pétrole de Hassi Messaoud, la steppe déverse le sien par un tuyau invisible mais hémorragique. En ville, les beaux cafés s’ouvrent, les magasins se remplissent de plein de bonnes choses de là-bas et des immeubles se construisent.

Ah le miracle de l’orge subventionné ou à défaut, le blé tendre détourné !

Dans les zones d’ombre, les petits éleveurs, contents de l’orge aussi, même si tardif, se réchauffent au coin d’un chalumeau raccordé à une bouteille de butane. Société à croissance économique nulle ? Peut-être pas, mais « la zone d’ombre » ne rivalisera jamais avec la fulgurante ascension de la ville de Djelfa, devenue désormais le centre névralgique des grands éleveurs sédentaire au troupeau invisiblement nomade. La « zone d’ombre » restera sans dispensaire, parfois sans électricité, généralement sans eau courante. C’est la citerne qui fait office de château d’eau. Celle-ci se paye au prix fixé par le fournisseur qui la trimbale.

A défaut d’une organisation pour défendre leurs intérêts, les paysans attendent le passage des journalistes comme quand nous étions enfants, nous attendions celui du vendeur de la crème glacée. Conditionnés par la « mhana[2] », forme de rétribution « féodale » du berger, leurs luttes se réduit a de vaines tentatives d’attirer par le biais du petit écran, la compassion de la « Daoula[3] ».

Toujours emmitouflé dans la djellaba brune et la tête dignement enturbannée, face à la caméra, le paysan se plaint de sa souffrance individuelle et exprime individuellement sa doléance, mais toujours dans une sémantique collective : « Hna, natalbou man daoula bach ettaouna ». Ils sont semble-t-il, 8 000 000 de paysans comme ça, peut-être plus, on ne leur a pas encore troué l’oreille pour les compter.

Le mouton et les impôts

Le gouvernement a dit qu’il va prélever de l’impôt chez les agriculteurs, mais des députés se sont insurgés au parlement. Ils ont peut-être raison, mais cela dépend pour qui on roule. Ceux-là ont eu peur que ceux, parmi leur clientèle qui se sont déclarés éleveurs pour obtenir la carte d’agriculteur, ne soient dévoilés comme gros commerçants. D’ailleurs avec cette nouvelle, ces derniers ont amèrement regretté de s’être faits encartés. Ils ont pensé qu’avec cette carte, comme à l’accoutumée, il n’y a que le bon côté des choses, orge subventionné à gogo et autres privilèges.

Devant la levée de boucliers des parlementaires, le premier ministre s’est vu obligé de réagir en soulignant que la contribution de la fiscalité agricole ne représente qu’à peine 0,03% du total des recettes fiscales ordinaires pour un secteur qui réalise une production annuelle de 25 milliards de dollars (mais il se garde de préciser quelle est la part qui revient aux paysans à l’ombre « des zones d’ombre »). Il conclut en disant : « la participation du secteur de l’agriculture au système fiscal national est donc quasi nulle». La « assabiyya » tribale, traditionnellement locale, se confirme donc nationale.

Pour ce qui est des paysans à l’ombre des « zones d’ombre », qui ira les chercher ? Ils ne figurent nulle part. Les voyez-vous aller à une chambre d’agriculture, administrer l’énigmatique « Fédération nationale des éleveurs d’ovins » ou siéger à la soi distante « union nationale des paysans algériens » qui appelle « les gros investisseurs » (sic) à s’orienter vers le domaine agricole dans les hauts plateaux et le grand Sud ?

El-Hadi Bouabdallah, agronome à la retraite

Renvois

[1] Expression « khaldounienne » qui désigne la solidarité sociale de type tribale. Ce sont  les liens au sein d’un groupe, qui permettent d’entretenir sa conscience et sa cohérence.

[2] Forme de rétribution du berger laissée à l’appréciation et au bon vouloir du propriétaire du troupeau qui relève plus de la notion de charité que de salaire.

[3] Autorité, gouvernement …

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