Voix singulière et engagée de la littérature algérienne contemporaine, Youcef Zirem incarne une écriture de la mémoire et de la résistance.
Né à Akfadou, en Kabylie, il débute comme ingénieur dans les hydrocarbures avant de bifurquer vers le journalisme à la fin des années 1980, dans le sillage des événements d’octobre 1988. Ce tournant marque sa volonté farouche de dire les douleurs, les fractures et les espérances d’un peuple trop souvent réduit au silence.
Depuis plus de trois décennies, il compose une œuvre dense et plurielle — romans, essais, récits, entretiens, recueils — portée par une exigence de vérité et de justice. Sa langue, simple mais précise, sensible mais lucide, vise à éveiller les consciences, donner corps à la mémoire, et faire entendre la voix des oubliés.
Il publie ses premiers recueils de poésie au début des années 1990, marquant dès cette période son goût pour une écriture lyrique et engagée. Les enfants du brouillard, est un recueil de poésie publié à Paris aux éditions Saint-Germain-des-Prés en 1995. Ce recueil marque les débuts d’un auteur en quête de sens, exprimant dans une langue épurée et sensible le poids de l’enfance, la nostalgie d’une terre natale, la Kabylie, déjà lointaine. Dans ces poèmes, on perçoit l’ombre du déracinement, l’écho des douleurs tues et la voix encore tremblante d’un homme en devenir, entre les brumes du passé et les incertitudes de l’avenir.
En 2000 paraît L’âme de Sabrina, recueil de nouvelles (éd. Barzakh, Alger), qui explore les tensions sociales, identitaires et féminines dans l’Algérie contemporaine, donnant voix à des personnages souvent marginalisés.
En 2002, il publie La Guerre des ombres, les non-dits d’une tragédie (éd. GRIP-Complexe, Bruxelles), ouvrage qui explore les silences et les blessures laissés par les conflits algériens, apportant une réflexion profonde sur les mémoires occultées de cette tragédie nationale.
Suivent ses recueils de poésie : en 2001, Autrefois la mer nous appartenait, puis en 2003 Je garderai ça dans ma tête (éd. El Ikhtilef, Alger), qui mêlent émotion intime et engagement collectif.
En 2005, il publie son premier grand roman, La Vie est un grand mensonge. À travers les trajectoires de Jeff et Farid, deux hommes lucides et désabusés, il explore les bouleversements de l’Algérie entre 1980 et 2000 : montée de l’islamisme, désillusion postindépendance, quête amazighe. L’écriture, directe et fragmentée, épouse les silences et les déchirures de l’histoire. Ce roman s’impose comme une œuvre de combat.
En 2007, Youcef Zirem fait entendre d’autres voix avec Éveiller les consciences, recueil d’entretiens avec 22 écrivains algériens s’exprimant en arabe, tamazight ou français. À travers leurs récits se dessinent les fractures, les résistances et les espoirs d’un pays pluriel. Ce livre, en creux, préfigure les soulèvements citoyens comme le Hirak de 2019, dont Zirem avait perçu les germes bien avant leur éclosion.
En 2012, il publie un nouveau recueil de poésie, Le Semeur d’amour, qui déploie une écriture sensible et solaire, célébrant l’espoir et la résistance à travers la puissance des mots et des sentiments.
Parallèlement, Zirem signe en 2013 Histoire de Kabylie – Le point de vue kabyle, un ouvrage historique majeur. Plusieurs fois réédité et enrichi, il raconte la Kabylie depuis l’intérieur, avec un regard enraciné et lucide. De la préhistoire aux luttes modernes, ce livre restitue la complexité d’un peuple debout, résistant, porteur d’un universel enraciné, loin du folklorisme ou de la victimisation.
L’homme qui n’avait rien compris donne une autre profondeur à cette voix. Roman intimiste publié aux éditions Michalon, en 2013. Il suit le personnage de Daniel Benyacoub Laurriat, un homme d’origine juive confronté à la mort de son père en pleine canicule parisienne de 2003. Mais ce décès est surtout le prétexte à un retour sur lui-même, un voyage intérieur fait de souvenirs, de colère sourde et de silences trop longtemps gardés. Daniel ne veut pas enterrer son père. Ce refus, quasi symbolique, ouvre un récit fait d’allers-retours entre la Kabylie post-indépendance et Paris, où la mémoire devient le vrai décor du roman. Zirem adopte une écriture dépouillée, souvent sèche, à la fois grave et ironique, où le regard posé sur les autres et sur soi-même ne cherche ni consolation ni complaisance. La force du roman tient dans cette tension constante entre douleur et lucidité. L’Algérie y apparaît comme un pays perdu, éclaté, presque irréel, et Paris comme une ville où l’exil n’apporte ni apaisement ni réponse. À travers Daniel, l’auteur semble poser une question lancinante : que reste-t-il d’un homme quand il n’a « rien compris », ni à son passé, ni à ses racines, ni à ses amours ?
Suit La Porte de la mer (2016), où Zirem raconte la reconstruction d’Amina, jeune femme violée par son père, un émir islamiste. Le roman met en lumière la dignité muette d’une femme debout, symbole de celles qui résistent dans l’ombre, confrontées aux violences patriarcales, à la guerre civile et à l’omerta.
En 2018, Youcef Zirem publie Matoub Lounès, la fin tragique d’un poète, une enquête littéraire approfondie consacrée au chanteur kabyle emblématique, assassiné en 1998 dans des circonstances toujours entourées de mystère. À travers une démarche rigoureuse et sensible, Zirem explore les multiples zones d’ombre qui enveloppent ce crime politique non élucidé. Son ouvrage allie témoignages, analyses et réflexions personnelles pour dresser un portrait nuancé de Matoub Lounès, à la fois figure de la résistance culturelle kabyle et symbole des luttes sociales et politiques de l’Algérie contemporaine. Ce livre se lit comme une enquête passionnée, un hommage poignant à un artiste disparu trop tôt, et un plaidoyer puissant pour la vérité, la justice et la mémoire collective.
En 2019 paraît La Cinquième mascarade, roman polyphonique porté par quatre voix : Sabrina, Farid, Malika et Khaled. Confrontés à la vacuité du discours officiel et à la trahison des élites, ces personnages renvoient une société algérienne en perte de repères, que Zirem peint avec finesse et empathie. La même année, il donne également une nouvelle expression à sa poésie avec Libre, comme le vent (éd. Fauves, Paris), qui mêle liberté et nostalgie, exil et enracinement.
Dans Les étoiles se souviennent de tout, publié aussi en 2019, il transporte le lecteur dans la France occupée de 1942, où des résistants kabyles sauvent des enfants juifs de la Gestapo. Œuvre de mémoire, ce roman documenté révèle une Kabylie fraternelle, ouverte, solidaire.
En 2022, il livre Chaque jour est un morceau d’éternité, journal tenu entre 2005 et 2015. Ce carnet mêle poésie, réflexions politiques, méditations existentielles et fragments de quotidien. Zirem y refuse l’oubli et l’indifférence, construisant la mémoire au jour le jour, même dans l’exil.
Enfin, Lâaldja, notre mère (2023) clôt cette œuvre à la fois intime et collective. Ce court récit, lettre d’adieu à sa mère décédée en Kabylie alors qu’il vit en exil, dit dans une langue dépouillée l’absence, le chagrin, la mémoire d’une femme simple et forte, pilier silencieux de son existence. C’est un texte d’amour et de lumière, hommage à la culture kabyle, à ses valeurs et à sa langue. Par bien des aspects, l’ouvrage rejoint les méditations de Christian Bobin sur la perte et la filiation : une douleur transformée en lumière intérieure.
Au-delà de l’écriture, Youcef Zirem est aussi un passeur de culture. Depuis 2017, il donne vie au Café littéraire de l’Impondérable, devenu le seul café littéraire hebdomadaire de Paris, capitale des lumières, des arts et de la culture. Ce rendez-vous rare, fondé sur la curiosité, l’écoute et le dialogue, crée un espace vivant entre auteurs, lecteurs et citoyens. Il avait aussi animé pendant cinq ans Graffiti, émission littéraire sur Berbère Télévision, disparue brutalement, laissant un vide culturel encore sensible.
Aujourd’hui, une bibliothèque en Kabylie porte son nom. Reconnaissance d’une œuvre qui dépasse le champ littéraire : mémoire vivante, conscience critique, lien entre les générations.
Pour Youcef Zirem, écrire n’a jamais été neutre : c’est résister à l’effacement, sauvegarder les récits, construire des ponts entre les peuples et les mémoires. Il incarne une parole libre, humaine, debout.
Youcef Zirem est bien plus qu’un écrivain : il est un passeur de mémoire, un éclaireur des silences, une voix engagée qui traverse les époques avec une exigence de vérité et de justice. Journaliste, poète, romancier, il a su, par son œuvre plurielle et son regard lucide, donner corps aux fractures et aux espoirs d’un peuple souvent marginalisé.
Sa plume, à la fois sensible et précise, révèle la force des racines kabyles tout en tissant des ponts universels entre les mémoires. En transmettant avec calme et détermination les récits oubliés, il fait de la littérature un acte de résistance et de lumière, offrant à ses lecteurs une parole libre, debout, profondément humaine.
Brahim Saci