Lundi 21 mai 2018
Pierre Ballouhey : « Le débat sur l’autocensure est une arnaque »
Dans le cadre du festival international de la caricature et du dessin de presse que nous accueillons, rencontre avec Pierre Ballouhey, président de France Cartoons.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi d’après vous le festival international de la caricature d’Oran a été interdit ? Au départ, les autorités locales avaient même donné leur accord ?
Pierre Ballouhey : Je ne sais pas pourquoi. C’est une affaire entre les dessinateurs Algériens et les pouvoirs publics de ce pays, il faut être très diplomate quand on quémande des subventions. Je ne veux pas entrer dans le débat, les Français sont toujours mal reçus quand ils interviennent dans les affaires internes de l’Algérie.
Qui vous a contacté pour y participer ? Avez-vous hésité pour répondre favorablement ?
J’ai été contacté par Ferhaoui, que je connais depuis longtemps, je n’ai pas hésité une seconde pour dire : oui.
Je trouve que c’est une excellente idée de faire rencontrer les dessinateurs des deux rives. Dans l’association de dessinateurs de presse francophones, France-Cartoons, que je préside, nous avons des dessinateurs Algériens, Marocains et Tunisiens.
En Algérie, comme dans beaucoup d’autres pays autoritaires, la caricature dérange. Pourquoi selon vous ?
« Le dessin d’humour n’est pas un divertissement innocent. La preuve en est que toutes les dictatures tordent le cou aux humoristes. » (Michel Ragon).
On reproche parfois aux caricaturistes ce qu’on pourrait reprocher aux humoristes. Est-il permis de tout caricaturer ? Peut-on rire de tout finalement? La religion est-elle une ligne rouge ?
On peut rire de tout, si c’est fait avec talent et drôlerie, si c’est pour déverser du fiel, ce n’est pas pareil. En France, on a le droit de se moquer des religions, on peut même dessiner un prophète, c’est de pays de Voltaire et de l’irrévérence, comme disait Christiane Taubira, ministre de la Justice à l’enterrement de mon ami Tignous, assassiné en janvier 2015.
On le fait depuis toujours, Rabelais, Molière, Voltaire, L’assiette au beurre et Charlie. La notion de blasphème a été supprimée du droit français à la Déclaration des Droits de l’Homme en 1789 et le délit de blasphème a été définitivement abrogé par la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Qu’est-ce qui a changé dans le monde de la caricature depuis l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo ? Y a-t-il un avant et un après Charlie ? Pensez-vous que les caricaturistes pratiquent l’autocensure en France aussi ?
Beaucoup de choses ont changé, avant on était de dessinateurs de p’tits Mickey, on faisait des petits bonshommes pour faire marrer. Du jour au lendemain, les dessinateurs se sont sentis devenir des cibles et on les a désigné comme telles. Nos festivals, nos rencontres étaient et sont encore des fortifications policières.
Et puis ensuite il y a eu tous les autres, les juifs de l’hypercasher, les amateurs de rock du Bataclan, les consommateurs au terrasses des cafés, les spectateurs de feu d’artifice, et ainsi de suite.
Le débat sur l’autocensure est une arnaque, les bons professionnels qui travaillent régulièrement pour des journaux différents savent qu’on adapte son langage suivant le lectorat. Mais on se moque toujours des religions quand c’est dans l’actualité, pédophilie, droit des femmes, violence partisane, terrorisme.
Ghilas Aïnouche, qui nous a accordé une entrevue dans le cadre de ce festival virtuel de la caricature, parle de ses conditions de vie difficiles, son chômage et des menaces qu’il reçoit quotidiennement. Pour un jeune talent comme lui, que pouvez-vous dire afin que sa passion ne se transforme pas en cauchemar ?
Pour certains jeunes dessinateurs c’est dur, c’est vrai. Certains ont un deuxième métier, ils sont instituteurs, profs d’art plastique, infographistes et tombent un dessin par jour pour un petit journal ou pour leur blog ou les réseaux sociaux. Ils ont la chance de faire le métier qu’ils ont désiré fortement…
La frilosité des éditeurs et des journaux envers les caricaturistes semble être un phénomène planétaire. Très peu de caricaturistes vivent finalement de leur métier ? L’auto-édition serait-elle une solution et comment ça marche ?
La frilosité des éditeurs et même l’absence de collection de dessin de presse et d’humour dans leur catalogue poussent un grand nombre de dessinateurs à s’autoéditer et à s’auto-diffuser. Ils ont recours à des systèmes de financement comme Ulule ou prennent le risque de financer eux-mêmes l’édition d’un recueil et d’en assurer la diffusion dans des circuits parallèles, salons, festivals, réseaux sociaux, vente par correspondance, expositions, événements. Ils délaissent le circuit habituel, éditeur, diffuseur, libraire, Amazon où l’auteur est souvent laissé pour compte. Un contact direct entre l’auteur et le lecteur. Et ça marche…
Les sociétés manquent-elle de culture de dessin de presse? Cette discipline gagnerait-elle à être vulgarisée davantage, enseignée dans les écoles primaires ou intégrer dans les ouvrages scolaires par exemple?
Internet, les vidéos, la bédé, les Guignols de Canal plus sont d’autres offres pour l’humour et la déconne et souvent les plus jeunes se détournent du dessin de presse pur et dur. J’interviens beaucoup dans les lycées, les collèges et même les prisons pour expliquer le dessin de presse, la liberté d’expression. J’ai aussi à une époque illustré beaucoup d’ouvrages scolaires.
Bio Expresse de Pierre Ballouhey
Né à Saint-Marcellin dans l’Isère, après les Arts Déco de Grenoble, puis les Beaux Arts de Paris, il fait du dessin sa profession pour l’édition et la presse jeunesse, pour la publicité et pour la presse : 60 millions de consommateurs, The Guardian, The New Yorker, Cagle.com, Les Épines Drômoises, Siné-Hebdo, La Mèche, Barricade, Le Monde, Zélium, Jeune Afrique, Traits d’Union, L’Éléphant et Fluide Glacial… Il a enseigné le dessin de presse à l’École Émile Cohl de Lyon Albums d’humour : Gros Mots à La Sirène, Rêves de Cochons chez L’Arganier, 2007, Chaussettes, 2008 ’Pas la frite!, Goguenard, Irrévérencieux au Bateau-Camionnette et Les rennes aussi sont des ordures chez Lajouanie… Il est président de France-Cartoons, Association des dessinateurs de presse francophones, membre de Cartooning for Peace, de Cagle Political Cartoons, de United Sketches for Freedom et d’Iconovox.