Vendredi 15 octobre 2021
17 octobre 1961 : Oradour-sur-Seine
«Moins d’un Français sur deux a « entendu parler » de la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, et seul un sur cinq sait « de quoi il s’agit ». Une majorité de l’opinion ignore tout de l’événement.
« Qu’est-ce que ce fantôme de révolte que Camus s’efforce d’accréditer et derrière quoi il s’abrite ? Une révolte dans laquelle on aurait introduit la mesure, une révolte vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? » (André Breton, cité dans A. Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock, 2009).
Devant le corps d’une sentinelle, Cormery et Levesque ont du mal à s’entendre. Celui-ci tente une explication désespérée, disant qu’après tout « on est chez eux », que, chez eux, c’est ainsi qu’un homme se doit d’agir, et qu’en somme c’est là un acte de guerre comme un autre. Ce qui fait hurler Cormery : « Non, un homme ne fait pas ça (…) Un homme ça s’empêche… Moi, je suis pauvre, je sors de l’orphelinat (…), on me traîne à la guerre, mais je m’empêche ! » Levesque dit : « Il y a des Français qui ne s’empêchent pas. » Cormery : « Alors, eux non plus, ce ne sont pas des hommes ! »
« Un homme, ça s’empêche ! »
La scène se passe dans le roman posthume d’Albert Camus : Le Premier Homme.
« Un homme, ça s’empêche !». Cette formulation aussi étrange que prégnante, combien de fois l’ai-je entendue dans la bouche d’Alain Finkielkraut, qui vous la cite et vous la ressert sur tous les plateaux, et avec le tempérament de républicain torturé qu’on lui connaît, comme s’il vous citait un commandement biblique ! Et de fait, l’expression de Cormery sonne comme un rappel à la loi, une prescription morale édictant le comportement de tout homme dans son rapport à tout autre homme, même ennemi. En cela, « un homme, ça s’empêche » renvoie au fameux commandement : « Tu ne tueras point. » Tout au moins, dans l’esprit de Cormery, le lecteur croit-il entendre : « Tu ne tueras point de cette manière-là ! »
Les deux personnages de Camus sont eux-mêmes des soldats, donc appelés à tuer. Pourtant, et c’est ce qui ressort de leurs échanges, ce ne sont pas des soldats coloniaux comme les autres. L’un, Levesque, essaie de raisonner, de soutenir l’insoutenable ; l’autre, Cormery, estime qu’un homme digne de ce nom se doit d’empêcher le monstre qui sommeille en lui de prendre le dessus sur l’humanité qu’il incarne. Sauf que nous sommes-là en pleine littérature, même si l’épisode se réfère à l’engagement militaire de Lucien Camus, le père de l’écrivain. Et si la fiction flirte comme il se doit avec l’absurde, il n’en demeure pas moins que, le 17 octobre 1957, le jour même où Albert Camus apprenait sa nobélisation « pour avoir, selon le jury, mis en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes », la réalité, elle, rattrapait la fiction en mettant en scène d’autres hommes qui, eux non plus, ne « s’empêchèrent » pas : à des milliers de kilomètres de Stockholm, dans le sud algérien, soixante méharistes de l’armée française avaient, ce même jour du 17 octobre 1957, déserté pour rejoindre le maquis FLN, après avoir éliminé les huit officiers et sous-officiers français qui les commandaient….
Albert Camus, qui trouvera la mort dans un accident de la route le 4 janvier 1960, ne sera pas là pour « mettre en lumière » cet autre problème qui, près de deux ans plus tard, le 17 octobre 1961, se posera « à la conscience des hommes », et que la raison d’Etat soustraira à la mémoire collective des Français : ce jour-là, les forces de police, avec la bénédiction de Maurice Papon, ne « s’empêcheront » nullement, donnant libre cours à leur haine séculaire du bicot-bougnoul-raton. Ce fut, pour Pierre Vidal-Naquet, « proprement stupéfiant ! ».
Entre le 17 octobre 1957 et le 17 octobre 1961, un écrivain et un préfet de police auront ainsi marqué l’histoire de l’Algérie française chacun à sa manière. En quelque sorte, les deux hommes, à eux seuls, représentaient deux facettes d’une même Algérie déchirée. Deux facettes sur trois. La troisième, celle des « indigènes », connut un sort différent. Brillant par son absence, campée le couteau entre les dents, en ombre chinoise ou en simple figuration chez l’écrivain (si l’on écarte ses enquêtes sur la misère en Kabylie), la composante indigène était, chez le préfet, niée, réprimée et combattue à mort, en Algérie déjà, du temps où il présidait aux destinées du Constantinois, puis en France, à Paris : « Pour un coup, vous pourrez en rendre dix ! », avait-il lancé à ses officiers de police, le 2 octobre 1961, avant d’ajouter, plus tard : « Réglez vos affaires avec les Algériens vous-mêmes. Quoi qu’il arrive, vous êtes couverts !»
Le curieux parallèle que je m’aventure à faire, ici, entre deux dates, voire entre deux hommes que tout séparait, ne vise évidemment pas à établir une quelconque équivalence. Il se trouve que ce rapprochement fait écho à une anecdote, moins anodine qu’elle ne paraît, rapportée par l’historien Jean-Luc Einaudi : un incident survenu dans une salle des Archives de France, qui en dit long sur ce réflexe d’occultation qui fut et continue d’être à l’œuvre dans les esprits. C’est le souvenir d’un acte manqué d’un employé auxdites Archives : en 1997, après avoir eu bien du mal à avoir accès aux documents sensibles (malgré les promesses faites par Catherine Trautmann, alors ministre de la Culture et de la Communication), Jean-Luc Einaudi finit par obtenir une dérogation ; ce jour-là, il commença par demander à consulter les documents relatifs au 17 octobre 1961 ; l’archiviste lui ramena un premier carton, « et là, raconte-t-il, stupéfaction ! Il s’agissait des archives concernant le 17 octobre 1957 ! »… La conclusion de Jean-Luc Einaudi, cependant, donne un autre sens à cet acte manqué : « Ces dysfonctionnements, écrit-il, me paraissent révélateurs d’une non prise de conscience de la dimension historique de cet événement. »
Voilà qui nous ramène bien à ce rapprochement que, sans raison objective, je faisais plus haut entre les deux dates… Une question restera néanmoins sans réponse : qu’est-ce qui fait qu’un « 17 octobre » en occulte un autre, lequel n’a aucun lien ni de nature ni de cause à effet avec le premier, jusque sur les rayons des Archives de France ? Autrement dit, comment lire ce réflexe qui fit qu’un événement heureux (l’attribution d’un Nobel de littérature à Stockholm) en vînt à se substituer à un événement tragique (le massacre de centaines d’hommes manifestant pacifiquement dans Paris) ?
Au Palais des sports, en attendant Ray Charles
« Ray Charles pourra chanter ce soir. Après le passage des services de désinfection, le Palais des Sports a retrouvé son aspect habituel. » (France-Soir, 20 octobre 1961).
« Un homme, ça s’empêche ! » avait crié Cormery à la face de son ami Levesque, « comme pris de folie furieuse », avant d’ajouter : « Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… ».
Ou sinon quoi ? Ou sinon, ce n’est pas un homme, mais un monstre. Et que dire alors d’un État qui couvre un de ses hauts fonctionnaires, en l’occurrence Maurice Papon, lequel, non seulement, ne « s’empêche » pas lui-même mais encore autorise ses hommes à ne pas « s’empêcher » ?
Des États « monstres », l’histoire en a connu, des grands et des petits, des républicains et des fantoches, des libéraux et des fascistes. En 1961, cela faisait seize ans que l’Etat français s’était libéré d’un autre État monstre, l’Etat nazi. Avec l’aide, qui plus est, de ces indigènes, de ces Français-musulmans auxquels le général de Gaulle ne pouvait pas ne pas avoir pensé au moment de lancer son fameux cri : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France… ». Non, de Gaulle ne pouvait pas ne pas avoir compté, parmi ces « armées de la France », celle qui remporta la bataille de Monte Cassino, l’armée de ces mêmes Indigènes que, seize plus tard, la police de Maurice Papon allait charger sauvagement et pourchasser dans les rues de Paris, dans le métro de Paris, sur les ponts de Paris, et les jeter par-dessus bord dans le fleuve de Paris. Oradour-sur-Seine !…
Ce jour-là, le 17 octobre 1961, Paris fut encore une fois « outragé », le Paris des Droits de l’homme outragé, oui, mais cette fois par sa propre police ! Paris, « brisé » ? Ce furent les corps des manifestants sans armes qui, à coups de crosses et de matraques, furent brisés ! Paris, « martyrisé » ? Ce fut le Paris de Marianne qui le fut, martyrisé : Omar Boudaoud, un des responsables de la Fédération FLN de France parle de « pendaisons dans le bois de Vincennes et une Seine remplie de cadavres ». Paris, « libéré » ? Ce fut la haine que le Paris de Papon avait, ce jour-là, libérée…
Il suffit de quelques mots, d’un souvenir d’un homme comme François Maspero, pour faire résonner cette haine dans les mémoires : « Quand je tente de me souvenir, je n’entends qu’un seul bruit, le choc des crosses et des bâtons des policiers sur les crânes des gens désarmés. Ils frappaient comme des bûcherons, et le silence (des badauds) autour (…) Puis la charge reflue, laissant des gens à terre, du sang au visage, sur les vêtements, sur les mains (…) Quand les ambulances sont arrivées, les policiers ont rechargé à coups de crosse pour embarquer les blessés… »
Et François Mauriac : « Je me sens recru d’une telle horreur… Les policiers sont devenus les combattants d’une lutte sournoise et sans merci, car c’est d’une guerre raciale qu’il s’agit. Et voici la conséquence : l’Etat, lui, est devenu dépendant de sa police, de son armée… L’esprit de corps est la source de tout notre malheur »
11 538 interpellations en quelques heures : la plus grande rafle après celle de 1942 ! De ce 16 juillet 1942 où 12 884 Juifs furent arrêtés et dirigés vers le Vél’ d’Hiv. Mais gardons-nous d’évoquer l’Occupation : Oradour-sur-Seine ? « L’histoire ne se répète pas, mais ne s’invente pas non plus. Personne n’ira devant le Palais des sports hurler « Plus jamais ça ! » »
Le Palais des Sports, justement : la célèbre salle, toute neuve, s’apprêtait à recevoir Ray Charles, le 20 octobre. Jusqu’à la veille, près de 7 000 Algériens y étaient encore entassés. Le jour même du concert, France-Soir rassurait ses lecteurs : « Ray Charles pourra chanter ce soir. Après le passage des services de désinfection, le Palais des Sports a retrouvé son aspect habituel ». What’d I Say ?… Oui, désormais, nous le savons : il fallait bien désinfecter, purifier, pour faire place nette. Après le concert, la salle sera de nouveau à nettoyer : des tas de détritus laissés par les fans de la star américaine qui, ce soir-là, venait de se produire pour la première fois à Paris.
Le 16 octobre 2004, lors d’une conférence-débat à Sarcelles, des témoins étaient venus appuyer la thèse des historiens. Quant au caractère de la violence, il suffit d’écouter deux témoignages recueillis ce jour-là par Catherine Coroller de Libération. D’abord, celui de Mohand Ben Abdelaziz : « On s’était donné rendez-vous place de l’Etoile. Il y a eu de la casse, mais pas trop. On était protégés, parce qu’il y avait beaucoup de journalistes étrangers. Après, des cars nous ont emmenés au Palais des Sports. Ils nous ont massacrés dans les couloirs. J’ai reçu un coup de crosse dans le ventre. On a commencé à crier. On a voulu casser les chaises et tout. Un policier est venu me voir avec un œil dans la main. C’était celui de mon cousin. Il m’a dit que c’était ce qui risquait de m’arriver. On est restés deux jours là-bas. Des journalistes américains sont entrés et nous ont filmés. Après, on nous a mis dans une usine à côté. J’y suis resté sept jours. »
L’autre témoignage est celui d’une femme, Ferroudja Djoudi, que l’un des organisateurs de la manifestation a «invitée » à suivre son mari : « La manifestation a commencé à République, raconte-t-elle. Il y avait des policiers et des cars de CRS partout. A un moment, les mitraillettes ont commencé à tirer. Les gens tombaient. Des Français rigolaient à la fenêtre. Avec mon mari, on a cherché comment se protéger. Des gens sortaient du cinéma. On s’est mêlés à la foule. Quand elle s’est dispersée, on est rentrés dans un immeuble et on est montés au premier étage (…) Au bout d’un moment, j’ai dit à mon mari : « Je vais voir. » J’avais les cheveux courts comme une Française. Le trottoir était jonché de corps. J’ai vu un homme avec une balle dans le genou, un autre avec une balle dans la gorge. Les policiers attrapaient les blessés par les bras et les jambes et les jetaient comme des ordures dans des camions. Les taxis n’ont pas voulu nous prendre. On est rentrés à la maison à 4 heures du matin. Les jours suivants, j’ai voulu aller voir deux voisins blessés à l’hôpital Tenon. Les policiers m’ont dit : « Vas-t-en ! » (…) »
Tout semble donc indiquer que le caractère racial de la répression ne faisait pas de doute. Déjà, François Maspero, présent sur les lieux, écrivait : « Je me revois au bas du boulevard Saint-Michel, au milieu de plusieurs centaines d’Algériens. Il y a Blanc Blanc qui tient le cabaret El-Djezaïr1 (…) Un de mes amis crie : « Assassin ! » Il est encerclé, mais un gradé (lui) ordonne : « Pas les Blancs ! » »
Cette thèse d’une répression à caractère racial, sinon discriminatoire, doit être cependant « contextualisée ». Comme toute force occupante, la France coloniale a toujours cherché (et réussi) à utiliser des forces locales pour une gestion « partagée » des crises que toute occupation génère. C’est ainsi que, très tôt, l’armée française créa des unités de combat ou de répression composées exclusivement d’éléments indigènes : cela avait commencé, dès la conquête de l’Algérie, avec les Zouaves, pour se terminer, à l’indépendance, avec les Harkis. La participation d’éléments indigènes aux opérations de « maintien de l’ordre » est, pour ainsi dire, une chose qui allait de soi. Ce qui était nouveau, en 1961, c’était le contexte. En effet, l’existence d’une Fédération FLN de France (baptisée « 7e wilaya » par les nationalistes algériens) révèle une situation inédite dans l’histoire : pour la première fois, un pays occupant devenait, à l’intérieur même de ses frontières nationales, un champ de bataille pour les combattants du pays occupé ! Ajoutons à cette singularité, ce détail signalé dans les rapports de la Fédération FLN de France mais qui, curieusement, n’apparaît pas dans les témoignages, ou, sinon, n’est évoqué que par incidence : la présence, parmi les forces de répression, de supplétifs algériens appartenant à la Force de police auxiliaire (F.P.A.).
Harkis versus Porteurs de valises ?
La création de cette Force, composée de volontaires « indigènes », était l’œuvre du capitaine Raymond Montaner, qui dirigeait déjà le SAT-FMA (Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie). Cautionnée par Maurice Papon, l’idée eut très tôt l’aval du Premier ministre Michel Debré. C’est ainsi que près de 400 volontaires, arabes et kabyles venus pour la plupart d’Alger, formèrent dès 1959 la FPA, qui allait se révéler comme une force redoutable et efficace pour saboter, infiltrer ou combattre le réseau des militants de la Fédération FLN de France.
Ces volontaires que certains s’évertuent à distinguer des harkis (en raison du mode de recrutement), auront été pour beaucoup dans le démantèlement de tel ou tel réseau de collecteurs FLN. Et le 17 octobre 1961, la fameuse FPA se distingua bel et bien parmi les forces de l’ordre en tant que force de répression, et de répression policière, dès lors qu’elle était passée de l’autorité d’un capitaine de l’armée à celle d’un Préfet de police.
Du reste, cette FPA n’en était pas à son premier haut-fait de collaboration, pour avoir déjà, d’après deux historiens britanniques (Neil MacMaster et Jim House), « fait (ses) preuves dans la bataille d’Alger, pour (…) se charger des violences les plus extrêmes – notamment des tortures, systématisées sur le sol métropolitain. Issue de l’armée, cette force de police agit hors de tout contrôle : ainsi, suite à une attaque du FLN contre la FPA du XVIIIe arrondissement (de Paris) en avril 1961, plus de 150 Algériens passés à tabac sont hospitalisés en chirurgie ». C’était, les 2 et 3 avril 1961, l’opération connue sous le nom de « la ratonnade de la Goutte d’Or ». Une ratonnade par sous-traitance, en somme : des ratons « parlent » aux ratons…
Dans un entretien accordé en 2003 à Jean-Paul Mari (Grands Reporters), Benjamin Stora situe encore plus précisément le rôle et le statut de ceux que l’on appelait les « Calots bleus » : « On fait venir d’Algérie des supplétifs, des Harkis pour les installer dans « l’habitat musulman ». Fin 1959, Debré décide de mettre en place à Paris, sous l’autorité du préfet Maurice Papon, une force de police auxiliaire de musulmans d’Algérie encadrée par des officiers de l’armée française et équipée comme des CRS, les « Calots bleus ». En 1960-1961, ils sont 350 hommes, trois compagnies, actifs dans le XIIe, le XIIIe arrondissement et le quartier de la Goutte d’Or… Les « Calots bleus » surveillent les cafés, enlèvent les militants et les torturent dans les caves… trois cent cinquante hommes qui agissent en toute impunité, arrêtent 1180 militants FLN et en tuent 31. Riposte du FLN : 24 calots bleus tués et 76 blessés. »
Ainsi, les Calots bleus, eux non plus, ne « s’empêchent » pas, même avec leurs « frères de sang ». Face à cette Force de police auxiliaire formée d’Algériens, on découvre une autre force, secrète sinon clandestine, celle des Porteurs de valises, formée, elle, de citoyens français de France. C’est là, encore, une singularité toute franco-algérienne…
En fait, pour le 17 octobre 1961, le FLN ne tenait pas à ce que ses soutiens français fussent mêlés à la manifestation. Rares furent donc ceux et celles, parmi les Porteurs de valises, à avoir eu le « privilège » d’être dans les secrets de l’organisation. C’est Georges Mattei (1933-2000), « l’une des figures de la résistance à la guerre d’Algérie et du combat anticolonialiste », que les chefs de la « 7e wilaya » (autrement dit, le terrain d’action de la Fédération FLN de France) demandèrent de leur « trouver une douzaine de camarades français pour servir d’observateurs pendant les manifestations ». La plupart de ces observateurs venaient de chez Renault. Selon Benjamin Stora, qui cite lui-même une de ses étudiantes : « On a découvert que quelques dizaines de militants français, des « porteurs de valises », ont été disposés sur les parcours des manifestations. Ils enverront des rapports à la Fédération de France. Mais, en défiance avec la société française, ils ne diront rien à l’opinion publique. ».
Ainsi, ce 17 octobre, des Algériens « collabos » de la police française avaient épargné (« On ne touche pas aux Blancs », rapportait François Maspero !) des Français « collabos » du FLN dont ils ignoraient évidemment le rôle ; de l’autre côté, ces derniers, les Porteurs de valises, prenaient ce jour-là fait et cause pour les manifestants. S’il est important, comme le soulignent Neil MacMaster et Jim House, « de relever, en ce qui concerne le réseau de porteurs de valises qui opéra juste avant et pendant le 17 octobre, le rôle central joué par la grande usine Renault de Boulogne-Billancourt – bastion de l’activisme franco-algérien », il est tout aussi important de relever que la plupart des éléments algériens ayant rejoint la FPA avaient déjà fait leurs armes contre les indépendantistes lors de la Bataille d’Alger. On les appelait alors les Harkis…
Le 16 octobre 2004, parmi la foule venue sur le pont Saint-Michel commémorer la répression policière, il y avait, pour la première fois, des enfants de harkis –de l’association Harkis et droits de l’homme. Pour Gilles Manceron, « C’est important que les descendants des harkis soient là, car on se rend compte que, eux aussi, ont été instrumentalisés ». Àla fin de la cérémonie, l’écrivaine Fatima Besnaci-Lancou dira : « Nous avons été bien accueillis, et c’est un joli geste de fraternité ». Mais trois ans plus tôt, le 17 octobre 2001, lorsque le maire de Paris fit sceller sur une rambarde du pont Saint-Michel la fameuse plaque commémorative (« À la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 »), il se trouva des élus de la capitale pour boycotter la cérémonie d’inauguration, et d’autres pour la flétrir. Dans la même semaine, un sondage du CSA (13-10-2001 pour L’Humanité-Hebdo) nous apprenait comment le 17 octobre 1961 était perçu chez les Français : « Moins d’un Français sur deux a « entendu parler » de la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, et seul un sur cinq sait « de quoi il s’agit », tandis qu’une majorité de l’opinion ignore tout de l’événement. Cette faible notoriété n’empêche pas 45 % des personnes interrogées d’estimer qu’il s’agit d' »un acte condamnable que rien ne peut justifier », 33 % étant d’un avis contraire »
Certes, c’est déjà un immense progrès, au regard des décennies de mensonge d’Etat et de déni mémoriel. Demain, les sondages nous en diront plus, sans doute. En attendant, la République, qui aime jouer à l’universelle donneuse de leçons en matière de droits humains, s’honorerait d’être à l’image de ces hommes et de ces femmes de France, qui, en situation de crise, ont toujours su « s’empêcher », au sens camusien du terme. Et si, même en temps de guerre, « un homme, ça s’empêche », ne serait-on pas en droit, en temps de paix, d’exiger plus d’un ministre de l’Intérieur, d’un chef d’Etat, d’une République, de la patrie des Droits de l’homme : que l’on s’empêche de stigmatiser systématiquement, et pour des raisons électoralistes inavouables, toute une frange de la communauté nationale qui n’a plus rien à prouver en matière d’engagement républicain ?
Salah Guemriche
Extrait de « Chroniques d’une immigration choisie » (L’Aube, août 2019).
Une première version a été publiée dans l’ouvrage collectif : 17 octobre 1961 – 17 écrivains se souviennent
(Ed. Au nom de la mémoire, 2001)