« On oublie souvent que la mer, avant tout, n’a pas d’âge ; sa force réside en cela ». Qui se souvient de la mer ?
Il y a moins d’un siècle, il n’était pas aisé pour un Algérien de parler des siens, de soi.
Il aura fallu intérioriser cette infériorité institutionnelle, instillée a petites doses quotidiennes pour asseoir un régime colonial sur une terre conquise dans le sang. L’Algérien, qui n’était qu’un figurant dans une intrigue qui n’est pas sienne devait attendre avant de prendre la parole. Un temps d’apprentissage de la langue et de prise de conscience. Dib, en enfant de son temps et de son époque a pris la plume pour dire son peuple. Le faire advenir à l’espace de présence. Faire évoluer des personnages algériens dans un récit qui est le leur était sa mission.
Il serait l’un des écrivains les plus prolifiques et influents de la littérature algérienne d’expression française, représente une voix essentielle dans la prise de conscience des Algériens et l’émergence du sujet autochtone sur la scène littéraire.
Né en 1920 à Tlemcen, Mohammed Dib est souvent reconnu pour la profondeur de ses œuvres qui traversent les thèmes de la colonisation, de la lutte pour l’indépendance, et de l’exil.
Dib commence sa carrière littéraire avec une série de romans, dont la célèbre trilogie composée de « La Grande Maison » (1952), « L’Incendie » (1954) et « Le Métier à tisser » (1957). Cette trilogie est emblématique du parcours de la société algérienne à travers les épreuves du colonialisme et les luttes pour l’indépendance. Chaque livre de cette série explore une facette différente de la vie en Algérie sous le joug colonial français. Cette trilogie a été bien accueillie non seulement pour sa narration puissante, mais aussi pour sa capacité à capturer les nuances de l’identité algérienne en transformation.
En analysant « La Grande Maison », l’on voit comment Mohammed Dib dépeint la vie dans un quartier pauvre de Tlemcen où la misère et l’exploitation coloniale sont omniprésentes. Le protagoniste, Omar, incarne la lutte quotidienne des Algériens sous l’oppression coloniale. Dib utilise les expériences d’Omar pour illustrer les injustices et les souffrances infligées par les colonisateurs, tout en mettant en lumière l’esprit de résistance parmi les autochtones (Scagnetti, 2017, p. 5).
Dans « L’Incendie », Dib se concentre sur les émeutes rurales et l’injustice de la répartition des terres, une autre conséquence directe du colonialisme. Il dépeint comment les paysans algériens, littéralement et symboliquement enflammés par l’injustice, commencent à se lever contre les oppresseurs. La transition entre les deux premiers romans et le troisième, « Le Métier à tisser », marque un glissement vers une prise de conscience plus nette et plus organisée de la nécessité de l’indépendance algérienne.
Mohammed Dib ne se limite pas à ces thèmes du colonialisme et de la lutte pour l’indépendance. Dans ses œuvres ultérieures, il explore la complexité de la condition humaine et les défis de la modernité et de l’exil.
Par exemple, son roman « Qui se souvient de la mer » (1962) utilise le cadre allégorique d’un monde post-apocalyptique pour aborder les questions d’identité et d’aliénation ressenties par ceux qui vivent dans une société en conflit ou en transition. Ce type d’œuvre montre comment Dib a évolué de la description des réalités immédiates du colonialisme à une exploration plus profonde des thèmes universels de la peur, de la mémoire et du déracinement.
En tant qu’exilé à Paris, Dib a continué à écrire sur les thèmes de l’identité et du déracinement. Cette part de sa vie et de son œuvre est essentielle pour comprendre comment l’expérience de l’exil a influencé sa vision du monde et ses écrits.
Son œuvre tardive, y compris des titres comme « Le Désert sans détour » (1992) et « L’Infante maure » (2000), exprime une maturité littéraire qui introspecte la place de l’individu dans un environnement culturel hybride. Sa capacité à ressentir et à exprimer l’aliénation, le déracinement et la lutte intérieure donne à ses œuvres une universalité qui dépasse les frontières de l’Algérie ou de l’histoire postcoloniale.
L’analyse de son œuvre ne serait pas complète sans un examen de l’impact de son style littéraire. Mohammed Dib utilise une variété de techniques narratives, y compris le réalisme social brut, le symbolisme et l’allégorie, pour capturer la complexité de la condition humaine.
Ses œuvres sont marquées par une langue précise mais poétique qui transporte le lecteur dans les profondeurs psychologiques de ses personnages. En dépeignant les luttes intérieures et extérieures des personnages algériens, Dib offre aux lecteurs une fenêtre sur les réalités de la vie sous le colonialisme et au-delà.
Il est également important de noter que les travaux de Dib ont influencé de nombreux autres écrivains algériens et francophones. Sa manière de fusionner le personnel et le politique a inspiré une génération d’écrivains à explorer leurs propres identités et leurs propres histoires dans le contexte du colonialisme et de l’indépendance.
À travers ses œuvres, Mohammed Dib est parvenu à créer un espace littéraire où les voix autochtones pouvaient être entendues et respectées.
Enfin, l’œuvre de Dib soulève des questions essentielles sur la place de la langue française dans la littérature algérienne. Bien que le français ait été imposé par les colonisateurs, Mohammed Dib, comme ses contemporains tels que Mouloud Feraoun, Kateb Yacine et Mouloud Mammeri, a su transformer cette langue en un outil de résistance et d’expression personnelle. Son utilisation du français n’est pas une adhésion à l’oppresseur, mais plutôt une réappropriation de la langue pour raconter les histoires et les luttes de son peuple (Assam, 2018, p. 29).
En conclusion, Mohammed Dib est une figure centrale de la littérature algérienne d’expression française. Ses œuvres, qui couvrent une vaste gamme de thèmes allant des effets directs du colonialisme à l’exil et à l’aliénation, nous offrent un aperçu profond de la lutte pour l’identité et l’autodétermination.
Par ses écrits, Mohammed Dib continue à inspirer et à influencer non seulement les Algériens, mais aussi les lecteurs du monde entier qui cherchent à comprendre les complexités de l’identité dans un monde postcolonial.
Saïd Oukaci, doctorant en sémiotique