Dans l’Algérie moderne, le régime a développé une stratégie sophistiquée de contrôle de l’espace public, tant physique que symbolique. Cette stratégie, mise en œuvre par la police politique, vise à marginaliser toute forme de contestation tout en maintenant le pouvoir au centre de la signification sociale et politique.
L’étude des deux principaux mouvements contestataires – le mouvement islamiste des années 1990 et le Hirak contemporain – révèle la persistance et l’évolution de ces mécanismes de verrouillage sémiotique.
1. La construction du centre sémiotique
Le régime algérien s’est positionné comme le gardien exclusif de la légitimité nationale. Ce positionnement s’opère à travers :
a) L’appropriation des symboles nationaux : Le drapeau, l’hymne national, et les figures historiques sont systématiquement associés au pouvoir en place.
b) Le monopole du discours sur la stabilité : Le régime se présente comme seul garant de l’ordre et de la sécurité nationale.
c) La maîtrise de l’espace médiatique : Les médias d’État et les médias privés contrôlés diffusent une narration uniforme favorable au pouvoir.
2. La marginalisation sémiotique de la contestation
Face à cette centralité construite, les mouvements contestataires sont relégués à la périphérie symbolique par divers procédés :
a) La diabolisation : les opposants sont dépeints comme des menaces à l’unité nationale ou des agents de l’étranger.
b) L’invisibilisation : les manifestations et actions contestataires sont minimisées ou ignorées dans les médias officiels.
c) La fragmentation : le pouvoir cherche à diviser les mouvements d’opposition, les présentant comme disparates et incohérents.
3. Le cas du mouvement islamiste
Dans les années 1990, le mouvement islamiste a représenté un défi majeur pour le régime. La réponse sémiotique du pouvoir a été double :
a) La construction d’une menace existentielle : les islamistes ont été présentés comme une menace mortelle pour l’État et la société algérienne.
b) L’appropriation du discours religieux : le régime s’est positionné comme le défenseur d’un islam « modéré » face à l' »extrémisme ».
c) La polarisation de l’espace public : le débat a été réduit à une opposition binaire entre « islamistes » et « démocrates », le régime s’arrogeant le rôle de protecteur de la démocratie.
4. La phagocytose des Islamistes et la redéfinition de la menace
Après avoir vaincu militairement le mouvement islamiste, le régime a opéré un tour de force sémiotique :
a) L’intégration contrôlée : certains éléments islamistes « modérés » ont été intégrés au système, renforçant l’image d’ouverture du régime.
b) La réorientation de la menace : la « modernité » excessive et l' »occidentalisation » ont progressivement remplacé l’islamisme comme menace potentielle pour l’identité algérienne.
c) Le positionnement centriste : le régime s’est présenté comme un équilibre entre tradition et modernité, marginalisant à la fois les islamistes « radicaux » et les modernistes « extrêmes ».
5. Le Hirak face au verrouillage sémiotique
Le mouvement du Hirak, lancé en 2019, a représenté un nouveau défi pour le système de contrôle sémiotique du régime :
a) La réappropriation des symboles : le Hirak a tenté de récupérer les symboles nationaux, notamment le drapeau, pour les associer à la contestation pacifique.
b) La création d’un nouveau lexique : des slogans comme « Yetnahaw ga3 » ont introduit de nouveaux codes linguistiques dans l’espace public.
c) L’occupation physique et symbolique de l’espace : Les manifestations hebdomadaires ont temporairement redéfini la signification de certains espaces urbains.
6. La réponse du régime au Hirak
Face à ce défi, le pouvoir a déployé de nouvelles stratégies de verrouillage sémiotique :
a) La récupération narrative : Le régime a tenté d’intégrer certaines revendications du Hirak dans son discours, tout en vidant le mouvement de sa substance révolutionnaire.
b) La criminalisation sélective : L’utilisation de lois vagues sur la sécurité nationale a permis de recoder certains actes de contestation en crimes.
c) La fragmentation du mouvement : le pouvoir a cherché à diviser le Hirak en catégories (jeunes idéalistes vs. manipulateurs), affaiblissant son unité symbolique.
d) L’exploitation de la crise sanitaire : la pandémie de Covid-19 a été utilisée pour justifier la restriction de l’espace public physique et, par extension, symbolique.
Le verrouillage de l’espace public en Algérie par la police politique opère à travers un système sémiotique complexe qui vise à maintenir le régime au centre de toute signification sociale et politique. Ce système a montré une remarquable capacité d’adaptation, passant de la gestion de la menace islamiste à celle du Hirak.
La stratégie du régime consiste à occuper constamment le centre de référence, reléguant toute opposition à la périphérie symbolique. Cette marginalisation s’opère par un contrôle strict des codes, des symboles et des narrations qui circulent dans l’espace public. Le défi pour les mouvements contestataires reste de briser ce verrouillage sémiotique, de créer de nouveaux espaces de signification et de redéfinir les termes du débat public. Cependant, tant que le régime maintiendra son contrôle sur les principaux vecteurs de production et de diffusion du sens (médias, institutions, espaces publics), la contestation risque de rester confinée à la périphérie symbolique, luttant constamment pour sa légitimité et sa visibilité dans l’espace public algérien.
Saïd Oukaci, sémioticien