Comme l’ex-forgeron Mohamed Aksouh et l’ex-typographe Mohamed Khadda, l’ancien maçon Rezki Zérarti caractérisait au début de la décennie soixante la figure idéale de l’artiste-artisan, un statut alors indissociable de la dimension militante que Jean Sénac accordait à la fonction participative de l’art, celle entre autres de se mettre en phase idéologique avec l’univers prolétarien.
Aux yeux du poète pied-noir, l’absence préalable de formation artistique représentait d’autant moins d’inconvénient que l’autodidactisme préserve instinctivement des réflexes académiques et permet plus facilement de se détacher des normes classiques constituées.
Né le 24 juillet 1938 à Beni Attard (commune de Taourga, wilaya de Dellys), l’émigré Rezki exerçait donc en 1959 un métier manuel à Aix-en Provence, ville où il prit ses premiers cours de dessin. Le jeune kabyle quittera la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône pour rejoindre le 03 août 1962 Alger, capitale où, remplaçant désormais la truelle par le pinceau, il exposait, dans le cadre du 1er Novembre, les oeuvres Nos frères yougoslaves, Révolution 54, L’heure des Fellahs, La Révolution et la beauté. Leur intitulé demeurant sous l’influence d’une propagande marquée par des mots d’ordre allocentristes et volontaristes susceptibles d’insuffler chez l’Homme nouveau une cohésion sociale intelligible, Sénac y décela la traduction de croyances envers le socialisme triomphant, le tiers-mondisme, la Réforme agraire ou le monde du travail.
Ces convictions se coordonnaient autour d’une éthique de communauté pleinement révélée lors du mois de mars 1963 puisque celui-ci fut « (…) le départ pour nous tous d’une intarissable (et combien ardue) espérance : les fellahs, les ouvriers mettaient en oeuvre l’autogestion (…) avec la terre rendue à ceux qui la font fructifier (…), un art profondément nourri de la conscience du peuple, original dans sa vision, sans concession à la facilité, libre dans sa démarche, audacieux, fraternel, admirablement réaliste (…), était en train de naître, sans manifeste ni aliénation, par la main d’un homme du peuple ».
İl s’agissait en l’occurrence ici de Rezki Zérarti dont le critique d’art venait de faire la connaissance. Avec le recueil Citoyen de beauté, il redoublait ses envolées lyriques et voyait l’Algérie :
« (…) Forte comme un comité de gestion
Comme une coopérative agricole
Comme une brasserie nationalisée
Comme l’unité du peuple
Comme une cellule d’alphabétisation (…)
Comme une gouache de Benanteur (…)
Les bleus, les bruns de Zérarti ».
Privé d’atelier, ce dernier résidait encore sur les hauteurs de la Casbah et descendait souvent jusqu’à la Place des Martyrs pour y peindre à même le sol, cela jusqu’à ce que le mentor Jean Sénac le prenne sous son aile et l’installe à la pointe Pescade face à la mer.
Dans un argumentaire du mois d’avril 1963, il classait le peintre dans le registre du « naïf » jetant « (…) sa cargaison de vert, de gris et d’anthracite » sur une surface plane chantant « les décrets historiques de mars, nos options socialistes » (Jean Sénac, in texte exposition Rezki Zérarti, Galerie 54, 03-22 avr. 1964). Mobilisé en tant que faire-valoir de celles-ci, le nouvel élu ne pouvait pas acquérir une gratification socio-professionnelle via un marché de l’art inexistant.
Dans l’impossibilité d’entretenir quelques intimes proximités avec un galeriste privé, une profession remplacée par celle de bureaucrate impliqué à la mode « démocratie populaire », le peintre ne pouvait plus entrer plastiquement en concurrence avec ses coreligionnaires, ni même soutenir au sein du paysage culturel un quelconque positionnement idéologique contraire à la doxa environnante. Seules ressortiront du lot des louanges les vanités patriotiques des uns et les ambitieuses connivences des autres.
En Algérie, le sens sociologique du mot « artiste » ne renvoyait déjà plus à une réussite hiérarchisée par une instance de jugement détentrice du goût esthétique ou de l’appréciation visuelle mais à des signifiants maîtres politiques dont les récurrences ajournaient toute ambition individualiste, interdisaient les activités ludiques et intellectuelles poursuivies pour elles-mêmes et insufflaient à l’entendement général un flux d’images portant sur le million de chouada tombés au champ d’honneur.
La glorification du martyr-héros attribuant à l’homme de culture un contrat avec l’impersonnelle masse laborieuse, elle fut le facteur liminaire empêchant les créateurs de justifier une présence sociale à travers une réflexion ou maîtrise exclusive à leur pratique. Aussi connaîtront-ils des difficultés pour revendiquer le monopole d’une compétence artistique à travers le jeu des oppositions ou la prétention d’une « sphère intérieure ».
Faute d’espaces autonomes appropriés, seule l’approche collective du Musée allait paradoxalement assoir une certaine fétichisation des patronymes et oeuvres, un degré d’investissement profitable à des peintres exilés rentrés au bercail, comme par exemple İsmaïl Samsom (revenu à Alger en 1960) auquel le conservateur Jean de Maisonseul acheta les tableaux La victime, Jeune fille au chien et Jeune fille aux pigeons avant d’acquérir les « huiles » Algérie 1830-1962 et Cuba-Washington de Rezki Zérarti. Soutien inconditionnel de la jeune création littéraire et artistique, Jean Sénac prenait lui aussi conscience du besoin de promouvoir la trajectoire biographique et la visée endocentrique de peintres à singulariser.
Aussi, encourageait-il à la fin du mois de mars 1964 l’ouverture de la Galerie 54 située au sis du 55 rue Larbi Ben M’hidi, à l’angle de la rue Pasteur où se trouvait auparavant une banque. Elle sera justement inaugurée par la monstration du protégé Zérarti dans lequel le chantre du collectivisme vertueux voyait un « (…) visionnaire du socialisme vécu (….) », un des peintres de « (…) l’Enracinement de la Naddha ».
La Renaissance en question s’affirmait maintenant par le biais d’une « École du signe » au sein de laquelle l’adoubé faisait office de « (…) meddah (…), de créateur authentique » en mesure d’annoncer « (…) une nouvelle génération de peintres originaux issus du peuple ».
Les titres Ma mère Souffrante de 1830 à 1962, L’Émir Abdelkader, Boumaza, Mokrani, Les chouhada, La Casbah İnsoumise et l’occupation de la Kabylie ou Religion Musulmane se rapportant cette fois plutôt à la résistance menée face à l’envahisseur français, Sénac en déduisait que l’initiateur des toiles était « (…) profondément nourri de la conscience du peuple (…), imprégné de vraie culture nationale ». S’ingéniant à convertir le discours pictural en terminologie partisane, ce chroniqueur et apôtre du « formalisme socialiste » qu’était devenu Sénac encensait un protagoniste « (…) dont la vision enrichit non seulement notre patrimoine mais aussi la démarche esthétique actuelle ».
İl le complimentait au point d’imaginer «(…) aisément ce qui naîtra d’une telle peinture lorsqu’elle pourra exercer ses prestiges sur de grands espaces muraux ». Arborer l’art à partir de surfaces urbaines, telle était justement l’une des alternatives phares préconisée au même instant par la Charte d’Alger d’avril 1964 puis ensuite (en écho à celle-ci) par l’Union nationale des arts plastiques (UNAP) officialisée le 15 du même mois.
Neutralisant les visées marchandes de la Galerie 54, la structure syndicale naissait le jour de l’inauguration de la seconde exposition Peintres Algériens agencée au Musée des Arts décoratifs de Paris.
Sous le patronage de l’UNAP, du Musée nationale des Beaux-Arts d’Alger et des associations « Algérie-France » et « France-Algérie », la manifestation était coordonnée par Mourad Bourboune. Elle convoquait, du 15 au 30 avril 1964, les artistes pieds-noirs Louis Benisti, André Cardona, Jean de Maisonseul, Sauveur Galliéro, Maria Manton, Louis Nallard et René Sintes, tous réunis en compagnie des principaux acteurs de l’ « École du Signe », Mohamed Aksouh, Baya, Abdallah Benanteur, Choukri Mesli, Abdelkader Germaz, Mohamed Khadda, Denis Martinez, Rezki Zérarti et Abdelkader Guermaz auxquels se joindront par ailleurs Mohamed Bouzid, M’Hamed İssiakhem, Benaboura Hacène, Bachir Yellès ainsi que des miniaturistes et enlumineurs tels que Mohamed Racim, Ranem et Mohamed Temmam.
Faisant suite à celui organisé en novembre 1963 à la salle İbn Khaldoun, ce rassemblement d’avril 1964, dénommé Peintres Algériens, était en soi un véritable plébiscite en faveur d’un rapprochement entre diverses expressions dans lesquelles Bourboune voyait justement « (…) la richesse de notre culture en plein renouveau.».
Réduisant l’exposition à la présence de « (…) peintres Populaires », il refusait d’admettre des distinctions entre les genres classique, moderne et potentiellement contemporain pour ne retenir l’idée d’avant-corps aux « (…) réflexions convergentes » et à la culture commune « (…) racinée à notre terre (…) ».
La notion de territoire était dès lors à relier aux « (…) acquis les plus exaltants de notre Révolution. », héritahe via lequel il ne s’agissait pas de prôner les vertus du non assimilationnisme mais « (…) la liberté totale (…), le plein feu de la Renaissance (la Naddha) qui façonne une nouvelle image de l’Homme (…) ».
Celle-ci s’épanouissait dans une pratique révolutionnaire, s’émancipait en même temps qu’elle se prélevait historiquement et artistiquement, s’accomplissait et se racontait à travers des sensibilités possédant le même soubassement culturel, celui d’intervenants « (…) de nationalité algérienne ou invités en raison de leurs attaches charnelles avec notre pays (…) ».
Les apostrophés d’avril 1964 formaient une sorte de Grande famille soumettant l’idée d’un continuum artistique entre l’avant et l’après 1962. Parmi elle, des artistes reconnaissaient certes la notion d’identité plurielle mais en la rattachant toutefois aux atavismes d’un terreau hypostasié.
İnterpellant le fonds archétypal le plus reculé, des peintres exploitaient en effet une graphie qui, « (…) remontant des siècles, des douars reculés, du chant des meddahs, témoigne de la permanence au Maghreb de ce qu’on pourrait appeler l’École du Noûn. » rappelait Jean Sénac au sein du texte rédigé à l’occasion de l’exhibition de Mohamed Khadda (du 02 au 27 mai 1964 à la galerie « L’oeil écoute »). Coalition conjoncturelle et épisodique, la chapelle avait complaisamment intégré un Rezki Zérarti bientôt prêt à rejoindre tout naturellement le collectif Aouchem.
En février-mars 1967, des peintres et poètes vantaient le même repli positif afin de proroger l’introspection souterraine précédemment amorcée. Baya, Abdoun, Saïdani, Ben Baghdad, Dahmani, Mesli, Martinez et Adane seront les huit autres membres composant l’architecture avant-gardiste d’un mouvement dont le but premier « (…) n’était pas de créer une nouvelle École, un groupe unifié par l’esthétique ou la politique. », mais simplement d’ouvrir « (…) la créativité à toutes les expressions possibles », précisera plus tard Martinez.
Renouant les liens avec les fils d’Ariane et immanences de la préhistoire, les « Aouchemites » s’inscrivaient délibérément dans le symbolique non pas sous couvert d’une rétroaction commémorative mais par la trace séculaire que le sens pré-humain léguera aux hommes de la caverne. Leur respiration ou démarche prospective réactivait pareillement les signes immémoriaux du continent africain, s’appropriait les éléments peints sur des poteries berbères, les tatouages des épidermes féminins, les graphismes muraux de vieilles bâtisses traditionnelles, les motifs de tapisserie ou les calligraphies arabes.
Faire germer un art vivant à partir d’un passé revisité, voilà la mission salvatrice à laquelle se vouait une mouvance disposée à « (…) entreprendre un travail plus spécifique à ce qui était fait jusque-là en peinture.
Un retour aux sources plastiques traditionnelles, ou plutôt une récupération des traditions plastiques contenues dans la diversité du patrimoine national du Nord et du Sud, de la planète ! Recherche donc d’une synthèse entre le patrimoine ancien de la peinture universelle et création d’un nouveau langage plastique, comme l’ont fait sous d’autres cieux d’autres artistes.
Notamment les artistes mexicains par exemple, où les recherches et tentatives sont faites par les artistes de l’İnde, de Cuba. Aouchem fait partie de cette dynamique en inscrivant Alger parmi les capitales où l’art est en mesure d’apporter une contribution essentielle dans le palmarès mondial » Choukri Mesli synthétisait de la sorte (dans l’article d’El Moudjahid « Rencontre avec Choukri Mesli », paru le 25-26 mai 1990) une aventure sabordée en 1968. En novembre, le dorénavant solitaire ou orphelin Rezki Zérarti montrait deux oeuvres (L’Avenir de l’Algérie et L’Arbre) de 1962 au Centre culturel français (CCF) d’Alger avec en exergue un texte dans lequel Jean Sénac maintenait que le peintre décédé le 15 décembre 2024 était « (…) en avril 1964, la grande révélation artistique de l’indépendance ».
Saadi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture