Serge Vollin, né Chérif Benamor en 1946 à Messaouda, est ce petit berger berbère qui a vécu dans sa chair la tragédie de la guerre d’Algérie. Peintre reconnu à travers de nombreuses expositions internationales, il vit actuellement à Munich, où il pratique la peinture thérapeutique pour surmonter les traumatismes de son enfance.
Dans cet entretien, l’auteur nous raconte l’émergence de son livre Filles des Aurès, profondément ancré dans les douleurs et les souvenirs d’une enfance marquée par la guerre. À travers son récit autofictionnel, il fait revivre des personnages réels et fictifs pris dans les tourments du conflit, tout en offrant une réflexion poignante sur la mémoire collective et les dilemmes moraux vécus des deux côtés de la Méditerranée.
Serge Vollin évoque l’écriture comme un moyen thérapeutique, une forme de réconciliation personnelle et collective, et nous invite à redécouvrir une histoire souvent éludée, vue à travers les yeux d’un enfant et portée par les voix de ses personnages.
Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Filles des Aurès ? Aviez-vous un besoin de transmission, de témoignage, ou était-ce avant tout une démarche littéraire ?
Serge Vollin : Suite à trois décès dans ma famille – ma mère, ma tante et mon oncle – j’ai traversé une série de dépressions. Mon passé a resurgi : mon enfance, la guerre, la misère, la faim, les coups, les poux… Tout cela m’a conduit à un séjour de trois mois en clinique où j’ai suivi des thérapies pour me soigner. À la fin, un professeur m’a conseillé : « Écrivez un roman. » J’ai répondu : « Je ne sais pas écrire. » Il m’a dit : « Vous savez peindre, vous saurez écrire. » Mon but n’était pas de viser la littérature avec le niveau de CM2 que j’avais lorsque j’ai quitté l’Algérie à 17 ans.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi la fiction plutôt qu’un récit autobiographique pur ?
Serge Vollin : Filles des Aurès est une autofiction. Mon enfance seule n’aurait pas suffi à écrire 360 pages, car mon univers se limitait à ma bergerie dans les montagnes de Nora et Messaouda, et au village où je retournais après plusieurs jours avec mes chèvres. J’ai voulu mettre en avant des personnages authentiques issus de plusieurs villages voisins. J’ai ajouté ce que mes yeux d’enfant ont vu. Les récits de Chérif sont vrais, la fiction, je l’ai inventée.
Le Matin d’Algérie : Comment s’est déroulée votre collaboration avec Alain-Victorin L’Évêque ?
Serge Vollin : Notre rencontre a été courtoise. Lors de notre conversation, je lui ai dit que j’allais écrire un roman sur la guerre d’Algérie. Il m’a proposé de m’aider à corriger la grammaire et la ponctuation. Peu à peu, il s’est pris au jeu de la guerre d’Algérie, et moi, dans l’euphorie des souvenirs qui m’ont permis d’écrire. Je lui soumettais mes textes, et il s’est donné beaucoup de mal pour les déchiffrer. Une bonne entente s’est établie entre nous, et ainsi est né le roman.
Le Matin d’Algérie : Votre roman adopte le point de vue d’un enfant et de plusieurs personnages pris dans le conflit. Pourquoi ce choix narratif ?
Serge Vollin : J’étais un enfant à l’époque, et mon regard fonctionnait comme celui d’un enfant. J’ai donc nourri mon imagination pour assembler des personnages, et le roman frôle parfois la narration.
Le Matin d’Algérie : Pensez-vous que la guerre d’Algérie est encore mal comprise ou insuffisamment racontée, notamment du point de vue des civils ?
Serge Vollin : On a énormément écrit sur la guerre d’Algérie dans des romans et des articles. Il aurait peut-être fallu ouvrir les archives plus tôt et enseigner cette guerre dans les écoles en France. Lors de mon dernier voyage en Algérie, j’ai remarqué une chose : la guerre d’Algérie est toujours présente dans les esprits, y compris dans le mien.
Le Matin d’Algérie : Vous avez vécu cette guerre enfant. Quels souvenirs précis ont nourri votre écriture ?
Serge Vollin : Parmi mes souvenirs les plus marquants en 1958 : À Khenchela, chaque nuit, je guettais la sortie des poubelles de la caserne pour chasser les rats et récupérer du pain rassis.
Voir ma mère en manque de tabac à priser, entrer en crise et me battre pour calmer ses nerfs.
Le Matin d’Algérie : Zimba et Aljia, les « filles des Aurès », sont-elles inspirées de personnes réelles ? Représentent-elles une figure particulière dans l’histoire de la guerre ?
Serge Vollin : Zimba est un personnage inventé. Aljia a existé : c’était ma demi-sœur du côté de ma mère, et elle souffrait d’autisme. Dans le roman, je lui ai donné ce qu’elle n’a pas eu dans la vie : un mari, un enfant. Son rôle est crucial, car l’histoire prend une autre tournure lorsqu’elle sort de sa cachette. Sans les personnages féminins, le roman aurait été fade. J’y ai inclus des membres de ma famille : Nana Fatma, ma mère, ma belle-mère, mon père, Ftima, ma demi-sœur… J’ai aussi intégré Zahouania de Tizi Ouzou, qui a joué un rôle déterminant face à un officier de l’OAS.
Le Matin d’Algérie : Le jeune appelé français qui trahit son pays et l’officier tenté par l’OAS sont des figures complexes. Comment avez-vous construit ces dilemmes moraux ?
Serge Vollin : Les personnages d’officiers et de soldats sont des inventions, tout comme Tayeb et Baroud, qui sèment le chaos dans l’armée française.
Le Matin d’Algérie : Diriez-vous que votre livre cherche à dépasser l’opposition entre Français et Algériens, pour parler avant tout d’individus pris dans une tragédie ?
Serge Vollin : Oui, au-delà de la guerre, ce sont les individus et leurs destins tragiques qui m’intéressent.
Le Matin d’Algérie : Vous êtes aujourd’hui peintre, et votre art semble prolonger cette mémoire. Que vous apporte la peinture que l’écriture ne permet pas, et vice versa ?
Serge Vollin : Autodidacte depuis l’âge de huit ans, j’ai fait de ma peinture, ces vingt dernières années, une forme de thérapie. Elle me permet de raconter avec les couleurs comme avec les mots, d’exprimer la joie, la douleur, le rêve, le cauchemar, sans nuire à autrui. Les illustrations du roman font écho au texte. J’ai écrit Filles des Aurès en deux versions : une destinée à la traduction en arabe, et les versions anglaise et allemande sont déjà achevées.
Le Matin d’Algérie : La mémoire de la guerre d’Algérie reste sensible en France comme en Algérie. Comment votre livre a-t-il été accueilli des deux côtés de la Méditerranée ?
Serge Vollin : Le roman a trouvé son public des deux côtés, car il touche à des souvenirs encore vivants.
Le Matin d’Algérie : Pensez-vous que la littérature et l’art peuvent aider à réconcilier les mémoires ?
Serge Vollin : Oui, l’art et la littérature créent des ponts entre les mémoires et les peuples.
Le Matin d’Algérie : Avez-vous hésité avant de publier ce livre ? Craigniez-vous certaines réactions ?
Serge Vollin : Sincèrement, en écrivant ce roman, je n’ai pas cherché à aborder les relations sensibles entre la France et l’Algérie. J’ai adopté le regard innocent d’un enfant de sept ans, ce qui a touché les lecteurs. Je n’ai eu aucune réaction négative. L’art et la littérature sont essentiels : sans eux, nous serions des orphelins du néant. Moi, je ne suis pas cultivé, mais ma tête est remplie de culture.
Le Matin d’Algérie : Quelle est la scène ou le passage du roman qui vous a le plus bouleversé en l’écrivant ?
Serge Vollin : Le récit de Chérif (page 230) et la scène avec ma mère (page 238), où je nous ai peints avec des couleurs sombres pour illustrer la misère. Chaque fois que je relis ce passage, les larmes me montent aux yeux.
Le Matin d’Algérie : Si vous deviez résumer le message de Filles des Aurès en une phrase, quelle serait-elle ?
Serge Vollin : Les Filles des Aurès d’autrefois ne sont pas celles d’aujourd’hui. Beaucoup ont fait des études, mais elles n’ont pas perdu leurs traditions, ce que j’ai ressenti lors de mon dernier voyage dans les Aurès en 2023.
Entretien réalisé par Djamal Guettala
On connaît très peu de choses de ce qu’était la vie durant la guerre de 54 et de l’époque coloniale en général. Hormis les rapports avec la colonisation et la réaction que narre l’histoire du militantisme, pas grand chose sinon les quelques romans comme ceux de M. Feraoun.
L’organisation traditionnelle des sociétés indigènes, devenue undergound depuis l’institution de l’Algérie française, est pourtant celle qui cadre le quotidiens de millions de personnes. Elle détermine même assez souvent l’attitude des uns et des autres envers le FLN et l’armée coloniale. Elle permet souvent de comprendre ce qu’on a tendance à rendre par le seul prisme de l’héroïsme et de la trahison à l’état pur ou, pire, par la foi où l’absence de foi musulmane.
Voila quelque chose de si simple et si vrai. La realite’ n’a pas besoin de tournures de textes, de jubjonctif et autres parades pour dire la verite’. Le parallelisme est singlant !
Je cite donc: « …Elle permet souvent de comprendre ce qu’on a tendance à rendre par le seul prisme de l’héroïsme et de la trahison à l’état pur ou, pire, par la foi où l’absence de foi musulmane. … »