Adeline Baldacchino
Adeline Baldacchino. Photo DR

Adeline Baldacchino a construit une œuvre riche et diversifiée, qui reflète ses multiples facettes d’écrivaine, poétesse, essayiste et penseuse engagée. Adeline Baldacchino est avant tout une poétesse dont les œuvres célèbrent l’éveil émotionnel et philosophique, « 33 poèmes composés dans le noir (pour jouer avec la lumière) » (2015), ce recueil publié aux Éditions Rhubarbe, joue avec les paradoxes du noir et de la lumière, explorant la manière dont la poésie peut illuminer les instants sombres.

« 13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver) » chez Rhubarbe, ce recueil dédié à sa mère révèle une approche tendre de la poésie, avec des thèmes universels comme la résilience et l’amour.

Ses recueils expriment un dialogue constant entre les forces opposées, ombre et lumière, douleur et espoir. Sa poésie

interroge le sens de l’existence à travers des images évocatrices.

Dans ses essais, Adeline Baldacchino mêle critique sociale et exploration philosophique. « La Ferme des énarques » (2015, Michalon), inspiré de l’œuvre satirique de George Orwell, 

« Notre insatiable désir de magie » (Le Passeur Éditeur), Adeline Baldacchino propose une critique des institutions et de la société contemporaine, tout en appelant à une révolution de la pensée et de l’action, elle remet en question les structures de pouvoir et plaide pour davantage de créativité et d’imaginaire dans la sphère publique, une quête de sens face à un monde souvent dominé par le pragmatisme, en appelant à une réintroduction de la magie et de l’authenticité dans nos vies.

Adeline Baldacchino explore également des vies qui ont marqué l’histoire et la culture, « Le Feu la Flamme » (2013, Michalon), une biographie poétique de Max-Pol Fouchet qui met en lumière son engagement humaniste et sa passion pour l’art et la culture.

"Celui qui disait non" (2018, Fayard), un roman poignant, elle explore le courage individuel à travers l'histoire d'August Landmesser, l’homme qui refusa de faire le salut nazi en 1936. Ce roman, largement salué, a remporté le prix Mottart de l’Académie française, ainsi que le prix Louis-Marin de l’Académie des sciences morales et politiques, met en avant la puissance des convictions personnelles face à la pression collective, elle propose une réflexion sur la mémoire et le devoir de transmission des leçons historiques.

« Fragments inédits, de Diogène de Sinope » (2014, Autrement), est une exploration des pensées cyniques et des transmissions culturelles de Diogène, marquant son intérêt pour la philosophie antique et ses implications modernes.

Adeline Baldacchino a apporté une contribution littéraire riche et multidimensionnelle, mêlant poésie, essais, roman et biographie. Son œuvre, imprégnée de philosophie, de réflexion sociale et d’une sensibilité poétique exceptionnelle, se distingue par son exploration des thèmes universels tels que la lumière et l’obscurité, l’engagement humaniste, la mémoire collective et la quête de sens.

Le Matin d’Algérie : Votre parcours littéraire est très diversifié. Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer autant de genres différents, de la poésie aux essais en passant par le roman et la biographie ?

Adeline Baldacchino : La curiosité sans aucun doute, un élan naturel vers des formes de langage complémentaires, chacune attachée à éclairer d’une manière différente notre rapport au monde. La poésie est ma « langue maternelle », celle de l’émotion, de l’exploration sensible du temps qui passe. Les essais correspondent à une « langue construite » par les études, le travail, la réflexion philosophique, une langue qui s’efforce de penser avant de traduire un état du corps. 

Le roman est quant à lui la voix de l’empathie universelle, une manière de se mettre à la place des autres et donc aussi de chercher les fondements de la morale, de comprendre ce qui fabrique des valeurs partagées. La biographie enfin est une quête de soi dans le miroir des autres : de ce que l’on n’a pas su ou pas voulu être, de ce que l’on veut ou ne veut pas devenir, de ceux qui, nous ayant précédé, nous promettent que d’autres nous succéderont. Une façon de jouer avec l’immortalité des autres pour supporter notre destin de mortels, tout en réfléchissant à ce que l’on peut faire d’une vie. 

Mais j’aime aussi écrire des articles, de longs portraits, répondre par des textes de commande à des questions, bref, utiliser tous les registres pour tourner autour du même « infracassable noyau de nuit » (André Breton) qui nous habite et nous hante, mais nous met en mouvement, aussi, puisque c’est de la lutte contre l’absurde que peut naître le sentiment océanique de la joie.

Le Matin d’Algérie : Dans votre essai « Notre insatiable désir de magie », vous plaidez pour réenchanter le monde politique. Quels sont, selon vous, les premiers pas concrets à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif ?

Adeline Baldacchino : Je n’oppose pas la magie comme utopie au pragmatisme comme visée concrète. Je considère au contraire que l’horizon du pragmatisme le plus concret réside dans l’utopie, c’est-à-dire dans l’imaginaire le plus net possible de ce qui serait désirable pour une société. Il s’agit donc de recréer sans cesse des espaces propices à l’accueil d’une rêverie de l’horizon, puis de construire les ponts, les chemins, les cartes mentales et finalement les programmes qui permettent un jour de rallier cet horizon. 

Concrètement : multiplier les espaces de dialogue réel entre chercheurs, artistes, intellectuels et monde politique et administratif, fondés sur une estime et une confiance mutuelle. Il y a des conditions pour que cela ne soit pas un vœu pieux : d’abord modifier de fond en comble les parcours de formation des hauts fonctionnaires et responsables politiques pour y renforcer la place de l’imagination, de la création, de l’humilité, sans lesquelles il n’y a ni innovation, ni solidarité, ni audace. Redonner ses lettres de noblesse au goût de changer le monde, qui n’est pas seulement un mantra, laisser croire et prouver qu’il y a toujours des alternatives : d’autres manières de voir et de faire, ce que j’appelle la bonne magie, qui doit être exotérique, c’est-à-dire transparente et partageable (révélons nos « trucs ») par opposition à une magie noire fondée sur l’ésotérisme (le culte du secret, l’élitisme et la manipulation). 

Je veux de la magie pour tous comme je crois à la poésie pour tous. Autre condition des plus concrètes : rouvrir le débat constitutionnel – en révisant complètement notre conception du pouvoir, aujourd’hui beaucoup trop centralisé entre les mains d’un monarque-président alors qu’il devrait être dispersé, neutralisé, réparti par des mécanismes de collégialité et de contre-pouvoirs ; en explorant les vertus du fédéralisme politique, profondément lié à l’histoire de la pensée anarchiste qui me passionne ; et en démultipliant, cela va de pair, les processus d’implication citoyenne dans tous les sujets qui relèvent de notre vie en commun : renforcer les tirages au sort, rendre les mandats électifs non renouvelables, fonder l’essentiel de nos choix sur un principe de subsidiarité (la responsabilité d’une action doit revenir aux personnes concernées par cette action). Il s’agit donc de rendre tout son sens à la démocratie en allant chercher du côté de l’autonomie – c’est tout l’intérêt de la pensée d’un Cornelius Castoriadis qui, aux côtés de Raoul Vaneigem et de David Graeber, constitue ma « sainte trinité » de philosophes politiques trop souvent passés sous le radar…

Le Matin d’Algérie : Vos poèmes comme « 33 poèmes composés dans le noir » mettent souvent en avant les contrastes entre la lumière et l’obscurité. Que représentent ces oppositions dans votre écriture et dans votre vision du monde ?

Adeline Baldacchino : Je n’y avais pas pensé de cette manière mais c’est absolument vrai, et je me demande s’il ne faut pas aller chercher une réponse, plus ou moins inconsciente, du côté de mes origines iraniennes : j’ai beaucoup travaillé en particulier sur le zoroastrisme, qui a précédé les trois grandes religions monothéistes mais qui a surtout inventé d’une certaine manière le dieu unique, Ahura Mazda, tout en l’opposant sans cesse à Ahriman, esprit du mal. Il y a là quelque chose d’un dualisme primitif qui irrigue aussi tout l’imaginaire littéraire, jusque dans la fantasy dont je me nourris (je pense en particulier à Tolkien) et qui reflète au fond cette éternel étonnement devant la possibilité du pire. 

La même question revient toujours : comment, dans un monde si beau, sommes-nous collectivement amenés à susciter tant de malheur par nos actions – ou notre inaction ? Pourquoi la guerre, la cruauté, la torture, où pourraient régner la paix, la douceur, la caresse ? Evidemment, il y a une réponse ethno et éthologique – nous sommes des animaux à l’instinct carnassier, dominateur, avide de conquêtes et de territoires nouveaux à piller. Mais on a pourtant appris il y a un moment qu’ « un homme, ça s’empêche » (Camus). Et pourtant, l’on ne sait pas s’empêcher. Et le mystère qui m’obsède encore plus, car il me terrifie, c’est que la culture elle-même n’empêche rien : c’est du cœur des civilisations les plus avancées intellectuellement aussi bien qu’économiquement que resurgit toujours la barbarie. Je ne m’en remets pas. 

C’est donc à l’intérieur de la nuit qu’il faut fouiller pour en ressortir avec l’espoir d’une étincelle, et quand brûle une flamme de joie, a contrario, n’oublier jamais qu’elle se consumera. Lumières et obscurité, ferveur et stupeur, espérance et désespoir n’en finissent pas de nous balloter à la manière de ces balanciers à bascule montés sur ressorts. La vie est une aire de jeux, on s’y fait forcément mal un jour ou l’autre ; et pourtant, on en redemande. C’est ce paradoxe qui m’intéresse.

Le Matin d’Algérie : Avec des œuvres comme « Celui qui disait non », vous revisitez l’Histoire à travers des récits individuels. Que vous inspire la mémoire collective dans l’écriture de tels récits ?

Adeline Baldacchino : J’aime redécouvrir l’Histoire à travers des destins individuels qu’on dit à tort « marginaux ». Une de mes plus grandes admirations littéraires concerne le roman de Michel Ragon consacré aux grandes figures de l’anarchisme, La mémoire des vaincus, ou encore, de Gore Vidal, Création, qui raconte l’Antiquité comme nul autre. Les romans historiques me semblent fondamentaux pour la construction d’une mémoire collective, c’est-à-dire aussi d’un avenir commun : ils sont source d’inspiration, manière d’exorciser ou de conjurer le passé en le relisant, le réinterprétant, le rejouant. 

Raconter, c’est à la fois recommencer et, par d’infimes variations, réinventer sans cesse. J’aime cette injonction du Montaigne croate, Petar Hektorovic, qui avait fait graver sur les murs de sa maison de Hvar cette devise en fait tirée de l’Ecclésiaste, un livre de la Bible – Memorare novissima. Se souvenir de ce qui viendra. C’est-à-dire se souvenir, pour qu’autre chose (novissima, de l’infiniment nouveau) advienne, et voici la boucle de la magie refermée sur elle-même. Raison pour laquelle, aussi, la naissance en tant qu’évènement me fascine, comme d’ailleurs elle fascinait Hannah Arendt – c’est l’avènement de quelque chose, ou de quelqu’un, qui s’en vient changer totalement la donne, tout en en héritant forcément. 

Comment resurgir de nos cendres, se faire phénix, fabriquer du désirable avec, sur nos épaules, tout le fardeau mortel de l’indésirable ? Il me semble que, dans cette histoire comme dans celle d’August Landmesser d’ailleurs, mon homme-qui-disait-non, la réponse est presque toujours la même : l’amour. C’est en son nom qu’on résiste, qu’on survit, qu’on vieillit, qu’on transmet, qu’on demeure. D’un être ou d’une idée, d’un enfant et de la liberté, peu importe au fond. En son nom seulement, on s’aperçoit un jour qu’on n’avait rien compris à la vie tant qu’on la croyait mue par quoi que ce soit d’autre. 

Même la vengeance est trop souvent une histoire d’amour – qui a mal tourné, certes. Tant qu’on n’a pas compris cela, même pour le contester ou le récuser, on s’interdit de comprendre comment fonctionne le moteur même de notre existence, cette mécanique du désir et du manque par laquelle nous sommes presque magnétiquement, inéluctablement, mus. Les meilleurs romans mettent à nu les ressorts répétitifs et toujours surprenants de ces trajectoires par lesquelles la vie de l’individu entre en collision, j’allais dire collusion, avec la grande Histoire de de l’humanité.

Le Matin d’Algérie : Votre biographie poétique de Max-Pol Fouchet, « Le Feu la Flamme », est une œuvre empreinte d’admiration et de réflexion. Quels éléments de la vie de Max-Pol Fouchet résonnent particulièrement avec votre propre parcours ?

Adeline Baldacchino : Je ne sais pas si l’on peut dire que nos parcours résonnent, mais ce livre fait clairement partie de ceux que j’ai écrits pour exorciser – plusieurs choses, à vrai dire : la peine d’un amour disparu, la peur de passer à côté d’une œuvre, la crainte d’être dans l’incapacité de concilier le goût de l’action, des êtres et des idées. Max-Pol m’a permis de regarder en face l’abîme, et de danser sur sa margelle. Je l’ai aimé sans le connaître ou en le connaissant mieux que si je l’avais connu véritablement ; j’ai dit à son fantôme qu’il avait eu la vie qu’il rêvait d’avoir alors même qu’il était persuadé de vouloir celle de Camus ; je me suis ainsi expliqué à moi-même qu’il faut construire son destin en embrassant les cahots de l’Histoire plutôt qu’en regrettant toutes les routes que l’on n’a pas su emprunter. C’est le touche-à-tout que rien ne comblait qui m’a touchée et c’est finalement le poète épuré de Demeure le secret qui m’aura sauvée, comme plus tard, à un autre moment de deuil, ce fut la lecture de Christian Bobin qui me rendit goût à la vie. 

J’ai confiance dans le pouvoir salvateur des œuvres, et celle de Max-Pol, par sa diversité, son élan d’ogre affamé de poésie, de philosophie, de musique, de peinture, d’archéologie, est exemplaire à cet égard : elle donne envie de (re)vivre pour apprendre. Et puis, ce fut à la fois un créateur et un passeur, témoin, critique, maître ès admiration, et cela m’importe aussi, de vivre littérairement selon ces deux registres, celui de la création d’une œuvre propre et celui du partage passionné des œuvres que l’on aime.

Le Matin d’Algérie : Vous parlez souvent d’imaginaire, de poésie et de lumière comme moteurs essentiels pour mieux comprendre et changer le monde. Comment voyez-vous l’avenir de la littérature dans ce rôle de transformation ?

Adeline Baldacchino : Il est probable que je surestime ce rôle, par un biais que je ne saurais ignorer : la littérature ayant sauvé mon monde, j’ai tendance à penser qu’elle peut sauver le monde, « si rien ne le sauve » comme dit le poète Jean-Pierre Siméon. Toutefois, dans mes moments de lucidité forcée, je suis moins optimiste et je vois venir l’effacement de l’objet livre, futur délire de collectionneur bibliophile ; voire du contenu des livres qui sera profondément transformé par l’apparition de l’IA, capable d’en générer, peut-être de très bons, des centaines par minute. Or, que sera une littérature sans rareté, sans singularité, sans surgissement stellaire, improbable et par là-même miraculeux ? Comment définir le génie s’il sort d’une machine ? Et où placer la ligne de démarcation entre ce qui vaut et ne vaut pas d’être lu, relu, médité ? Je suis d’autant plus curieuse de savoir ce que deviendra la littérature que je suis plutôt technophile, et enthousiaste devant les possibilités nouvelles, apparemment infinies, que nous offre l’IA ; mais j’avance totalement à l’aveugle sur ce terrain pour l’instant, sans aucune certitude préconçue sur le sujet. 

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Adeline Baldacchino : J’en ai toujours tant que le vrai problème est celui de la priorité à accorder à l’un ou l’autre. Disons qu’en ce moment, je travaille vraiment sur deux grands projets romanesques (une trilogie de fantasy et un roman sur le croisement des trajectoires individuelles, de la mythologie iranienne et de la grande Histoire), deux recueils de poésie, un essai plus politique. Il faut ajouter à cela une liste sans cesse croissante d’idées, de destins à raconter, de formes à explorer. Et la somme que j’aimerais un jour finaliser, un livre autour des rapports entre poésie et politique. Si, de cet inventaire, je tire quelques vrais beaux livres, je serai déjà heureuse d’avoir accompli ce chemin. Mon angoisse est d’avoir bien plus de désirs d’écriture que de temps pour les réaliser, comme d’autres ont l’angoisse des piles à lire. Moi, c’est la hauteur de l’invisible pile à écrire qui me taraude la nuit !

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Adeline Baldacchino : Je préfère penser que les derniers mots d’un soir sont les premiers d’un autre matin.

Entretien réalisé par Brahim Saci

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